Elle a créé de toutes pièces La Cambre Mode(s) à Bruxelles, pensé le corps et le vêtement en termes pédagogiques, s’est installée à Paris pour y  » dessiner  » un master en création de mode et d’accessoires à l’Institut français de la mode. Franc’ Pairon ou le défi permanent.

Elle a quitté la Belgique il y a neuf ans déjà. Depuis, on la pistait. A Paris, à l’Institut français de la mode (IFM) ; à Londres, au Central Saint Martins College of Art and Design ; au détour d’un jury au Vietnam ou d’un projet de mode en Afrique. Aujourd’hui, elle porte un bandeau noir, un chignon qui dégringole, des lunettes sombres, des bracelets, un badge vierge de toute image sur pantalon et veste noirs. Demain, ce sera autre chose. Mais toujours cette bague d’argent comme un coup de poing américain lissé, et ce bracelet en Plexiglas orange fluo, acheté à Florence, alors qu’elle était de noir vêtue et trouvait que c’était une insulte à la beauté solaire de cette ville. Ou alors en guise de collier, ce cadeau de la femme du fourreur Walter Lecompte, une loupe  » pour voir le bonheur de près « . Souvent en guise de robe, un tablier de satin, ancien, trouvé chez Modes, rue Haute, à Bruxelles, un succédané de ses années d’école où déjà, elle portait le tablier, le même, version enfant. Sinon, dans son vestiaire, du Yohji Yamamoto, du Martin Margiela, ses deux créateurs favoris.  » J’aime avoir des associations de choses qui pour moi ont un sens et d’autres qui sont  » du grand n’importe quoi  » parce que cela correspond à un coup de c£ur dans une ville ou ailleurs. Chacun a sa manière de faire sa garde-robeà « 

Puisqu’il s’agit ici de tracer les contours de l’univers de Franc’ Pairon, et un peu de son architecture intime, il fallait d’évidence la rencontrer dans son monde. Elle avait dit ok, mais à l’Institut français de la mode, à Paris, c’est là toute sa vie du moment. Et tant qu’à faire, au milieu de ses étudiants. Le rendez-vous fut pris, au lendemain du déménagement de l’institut au deuxième étage des Docks en Seine, un jour de décembre dernier. L’endroit, qui se muera peu à peu en Cité de la Mode et du Design, est encore à moitié vide, date de 1907, fut le premier bâtiment en béton de la ville, servit d’entrepôt, on y stockait ce que crachait le ventre des péniches, direction la gare d’Austerlitz et retour. Les architectes Jakob + MacFarlane ont fait du beau boulot – une couverture translucide, toute de tuyaux verts fluo, posée sur la structure antique, un heureux phénomène de plug over. Et la Seine, qui coule à ses pieds. Les étudiants du programme de création de mode passent leur premier jury de l’année, cela fait trois mois qu’ils travaillent à imaginer une collection de chaussures, en collaboration avec des grandes maisons, Louis Vuitton, J.M. Weston, Méphisto, Rucolin, Camper, Robert Clergerie, Sergio Rossi, qui pour l’occasion ont fait le déplacement.

Une pédagogie

Dans la salle de classe, un mur de vitres, les flots en contrebas, de grandes tables noires, un projecteur high-tech et un écran immaculé. Les 10 étudiants qui, ce matin, se confrontent à une certaine réalité, présentent leur tout premier travail devant une belle brochette de professionnels.  » Ils ont deux semaines pour s’initier à la chaussure et un mois pour accoucher de l’idée et développer le projet « , rappelle la directrice. Une étudiante se lance. Sa collection Homme, elle l’a baptisée  » Perfect nonchalance « . Elle n’a pas encore vu son prototype que l’équipe de J.M. Weston lui apporte aujourd’hui, elle ouvre la boîte à chaussures, délicatement,  » woaw « , fait Franc’ Pairon. Le visage de l’étudiante s’éclaire :  » Je ne m’étais jamais imaginé créer des chaussures, ce n’était pas ma tasse de thé, je voudrais vous dire merci. « 

De l’enthousiasme, des partis pris, de la franchise, Franc’ Pairon dit c’est magnifique, mais pas à chaque fois –  » quand c’est mauvais, on ouvre la fenêtre et on jette « . Au début, elle s’interrogeait : comment oser dire les choses en sortant d’un rapport  » j’aime ou j’aime pas « . Elle se souvient que c’est venu petit à petit et que cela s’est officialisé le jour où elle a décidé de raccourcir son prénom, de Francine à Franc’ avec apostrophe, ce devait être en 1988.  » J’ai commencé à signer ainsi. J’ai toujours été très directe, honnête, mais après, il faut dealer avec ça, ce franc-parler peut être embarrassant si vous ne savez pas récupérer derrière…  » Et puis Franc’, cela sonne aussi comme la monnaie avant l’euro, ce n’est pas pour rien s’il est question du rapport à l’argent dans la création :  » Oser être payée pour ce que vous faites presque naturellement. C’était une manière de dire une fois pour toute, c’est incontournable, oui, je me suis débarrassée de tas de chosesà « 

De l’oxygène

Le jury est terminé, la journée aussi, Franc’ Pairon en profite pour faire le tour du propriétaire.  » C’est encore un peu brut, on a quitté notre vieille peau, abandonné tous nos vieux meubles.  » Dans le couloir, des tables Vitra, des chaises Maarten Van Severen, merci les partenaires. Elle monte les escaliers quatre à quatre, ce n’est pas une image. Une classe à traverser, on passe entre les bancs, dans moins d’un quart d’heure, un cours y commence,  » Les archétypes culturels du féminin « . On est sur le toit, le vent souffle, on dirait un bateau de bois renversé sous le ciel tourmenté, Paris bruit, la Seine aussi. Là, le pont que Franc’ Pairon traverse tous les matins pour venir travailler ici,  » cela rafraîchit l’esprit « . Elle rayonne : avec ce déménagement de l’IFM, elle est arrivée dans un autre espace temps.  » Nous étions dans un Paris historique, il y avait une sorte d’ancrage dans un classicisme, rue Jean Goujon, qui me pesait. Ici, c’est ouvert sur une forme de modernité et d’internationalisation qui m’apporte un oxygène dont j’ai besoin.  » La prolongation spatiale de ce qui lui ressemble intimement. Franc’ Pairon respire.

Des fondations

Donc, il y a Paris et l’IFM comme ancrage, il y a Bruxelles, comme port d’attache.  » Partir, revenir « , en train, goûter ces moments  » inouïs  » pour travailler –  » être dans une bulle, concentrée tandis que les paysages se déplacent, je trouve cela merveilleux « . Il y a encore un autre endroit, comme un jardin secret, une maison, ou plutôt une cabane, en bois assemblé en queue d’aronde, dans un bocage où serpente un ruisseau.  » Cette eau qui coule, comme quelque chose en mouvement.  » Sera-t-on étonné d’apprendre que tout petite, Franc’ Pairon courait avant de savoir marcher ?

Ses différences

Elle a étudié l’architecture d’intérieur, pas la mode, elle y est venue par le vêtement –  » le point de départ, c’est l’être humain dans l’espace, son environnement « . Elle s’intéresse alors à la relation entre l’intérieur et l’extérieur.  » Comment arriver à formuler cela davantage « , murmure-t-elle, pensive. Elle repense à cette phrase d’Ada, l’une de ses anciennes étudiantes de La Cambre Mode(s) :  » Personne ne me voit d’où je me regarde « . Voilà, c’est cela, le vêtement,  » comme expression de soi, comme une première carte de visite silencieuse, une manière de prolonger par l’extérieur ce qui est à l’intérieur, trouver une harmonie « . A l’époque, elle découvre une  » liberté extraordinaire  » dans la mode et la création de vêtement, une immédiateté qui lui convient bien,  » je prends, je m’approprie, je coupe, je drapeà « . De là à inventer de toutes pièces un atelier de création de mode à La Cambre, il y a une marge, qu’elle franchit allègrement en 1986, avec l’énergie qui la caractérise et qu’elle revend depuis. Quand Franc’ Pairon crée un projet comme celui-là ou comme le master à l’IFM douze ans plus tard, elle dit  » dessiner « . Elle a l’art d’utiliser des mots, des verbes, des phrases qui confèrent une autre allure à la vie. Il faut lire ses carnets de voyage ramenés du Japon, du Brésil, de Chine ou d’Estonie – des fragments vibrants, à fleur de peau, d’intensité partagée. Et si elle était un peu poète et un peu guerrière en même temps ? Touchée au c£ur. Elle sait qu’  » il s’agit d’un combat quotidien, aller de l’avant, se bagarrer contre une forme de timidité, une envie de repli, et cette poésie est là dans tout, un corps, un intérieur fragile, un amalgame complet de contrastes et de différences, c’est ça « .

Son essence

Franc’ Pairon aura un jour 60 ans. Dans quelque temps. Alors elle réfléchit.  » Comment nourrir ma vie les vingt années qui viennent ? Comment lier ce qui m’a toujours tenu en éveil et une dimension sociale ? Mes années à La Cambre ont consisté à mettre les créatifs en écho avec eux-mêmes, à l’IFM, à dynamiser l’industrie et créer des synergies avec les créateursà Je voudrais voir comment lier les générations entre elles.  » Elle cherche à garder l’essence de ce qui l’anime, dans la mesure du possible ne rate aucun ballet d’Alain Platel, de Wim Vandekeybus ou de Anne Teresa De Keersmaeker, se perd avec délice dans des livres  » impossibles à lire, où vous lisez deux pages et vous en avez pour six heures de réflexion « . Tout récemment, elle a découvert les romans historiques, leur langue si vivace, leurs vies à rebondissements comme celle de madame de Maintenon, dans L’Allée du roi, de Françoise Chandernagor. Et sans se lasser, elle relit La Folle allure de Christian Bobin, le cadeau  » d’adieu  » de Tony Delcampe, son successeur à La Cambre Mode(s).  » Pour son écriture et cette joie – croire que les choses vont se trouver sur votre chemin si vous êtes prête à les écouterà Moi, ce sont des comètes entières que j’ai trouvées sous mes pas.  » Franc’ Pairon marche toujours vers la lumière.

Anne-Françoise Moyson

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