Passionné de vestiges industriels, l’artiste Nicolas Buissart sillonne la région de Charleroi pour découvrir des perles en état de mort clinique ou en pleine résurrection. Le temps d’une journée,  » l’explorateur  » nous a baladés de terril en terril, à la recherche de ces stigmates d’un essor passé. Allergiques au second degré, s’abstenir…

7 H 55 : BRIEFING ICONOCLASTE

Le ring de Charleroi commence à pétarader, les sandwicheries ouvrent leurs portes, un bus fonce, pour rattraper le temps perdu sans doute. Le soleil pointe son nez et illumine les portraits tout sourire de Carolos shootés par le célèbre photographe JR et placardés sur diverses façades ( Inside Out/Smile !, jusqu’au 12 août prochain dans le centre-ville, http://bps22.hainaut.be). Une cité comme les autres qui entame sa journée. À l’ombre du stade de foot, Nicolas Buissart nous ouvre la porte de  » sa maison-atelier « … Tout un poème ! Du bric-à-brac émergent des objets insolites : entre une sculpture représentant la ville  » Ron Aradisée « , des engrenages en bois  » récupérés dans un chancre « ,  » la machine à polluer  » qu’il a créée au cours de ses études de design à Saint-Luc Tournai et un ovni rouillé fabriqué lors d’un cursus en chaudronnerie, on ne sait plus trop où donner de la tête. Sur une table trône le journal Libération dans lequel le plasticien venu de Gerpinnes  » a fait 5 pages  » en mai dernier. Une fierté…

Au milieu de ce brol arty, un ordinateur… et Google Map,  » outil indispensable des explorateurs de friches « . Excité comme un petit garçon coincé dans ce corps de trentenaire, le pseudo-archéologue ne tient déjà plus en place en pointant à l’écran les usines qu’il convoite de fureter aujourd’hui.  » Il suffit de repérer les terrils dans le paysage, puis de regarder ce qu’il y a à leur pied. Souvent, on découvre des choses magnifiques.  » Casquette verte posée sur le sommet du crâne façon baraki, celui qui s’est fait connaître – et critiquer – pour ses  » safaris  » griffés Charleroi Adventure est paré pour la promenade. L’objectif : mettre en avant  » les spots  » les plus marquants en matière de vestiges industriels. Pas question cette fois de passer devant la maison de Marc Dutroux ou le bras de la Sambre où la mère de Magritte se serait suicidée, des endroits visités lors de ses safaris et qui mettent de l’eau au moulin de ses détracteurs.  » Quand j’ai lancé ce concept en 2009, en réaction à un article néerlandais qui désignait Charleroi comme « la plus laide ville d’Europe », ça en a énervé plus d’un que je montre ces lieux glauques, mais c’était surtout pour qu’on parle de moi… En réalité, nous n’y passons presque jamais.  » Astons dalès, comme on dit en wallon.

8 H 50 : MINE DE RIEN

Quelques kilomètres pour s’éloigner du c£ur de la cité… Nicolas, qui avait arrêté de parler l’espace de 10 secondes – un record -, tient à nouveau le crachoir. Le charbonnage du Gouffre, à Châtelineau (rue des Sarts), pointe sa carcasse par-dessus les arbres.  » Splendide, incroyable, vous allez voir, on dirait un palais vénitien.  » Situé sur un terrain privé, l’édifice, construit au début du siècle dernier, a cessé de fonctionner dans les années 60.  » Ce bâtiment fut un temps occupé par un zoo, un animal s’en serait même échappé, il y a encore des squelettes de bêtes sur place, et un traîneau du Père Noël…  » On ne sait jamais trop où finit l’histoire, où commence le conte, mais la voix du guide atypique berce la découverte de ce lieu abandonné et voué probablement à la disparition.  » C’est un peu comme la BD Brüsel de Schuiten. Moi, je réinvente la ville de Charleroi !  » Des pans entiers de toitures menacent de s’effondrer, toute trace de l’activité extractive a disparu, le vandalisme a fait sa sordide besogne, mais le molosse de briques et béton dégage malgré tout un certain charme. Une bonne entrée en matière.

9 H 25 : EN EAUX TROUBLES

Direction la Sambre, où les entreprises, à l’arrêt ou pas, s’agglutinent. Sur la route entre Couillet et Châtelet, l’explorateur a à nouveau les yeux qui pétillent. Sur la berge : les hangars kilométriques du laminoir de Cockerill-Train 380 Boma. Une passerelle métallique emblématique de l’architecture industrielle du siècle passé enjambe la rivière et donne à l’ensemble  » un petit air de Far West « . La Spaque, qui gère la réhabilitation des sites de ce type en Wallonie, étudie actuellement la reconversion de ces chancres. De l’autre côté de la route, des reliques de Carolo Béton, dans un style qui rappelle les lignes strictes du Bauhaus, sont mangées par la végétation.  » Si c’est pas beau ça ! La nature a repris le dessus, regardez ces fleurs jaunes entre les dalles. Il y a des roseaux, un ruisseau, c’est la campagne ici.  » En empruntant le chemin qui grimpe derrière ce volume austère on découvre un panorama presque photogénique où vert, gris, rouille et noir se mélangent dans un tableau surréaliste. On oscille entre admiration et désolation. Et lui ?  » Le problème n’est pas de savoir si ces friches sont belles, s’il faut les garder. La véritable question est de savoir pourquoi on s’intéresse seulement aujourd’hui à tous ces bâtiments. Moi, je veux montrer qu’ils existent et qu’il est possible de les mettre en valeur avec très peu de moyens.  »

10 H 10 : TE VOET, A.U.B.

Moment-clé de ce tour au Pays Noir : la promenade à pied, le long du halage bétonné, à hauteur de l’écluse de Marcinelle, là où la rivière noirâtre se faufile sous les entrailles métalliques de la tréfilerie Thy-Marcinelle et des aciéries Carsid. Ces monstres semblent vouloir engloutir les quelques piétons qui s’aventurent sur le chemin.  » C’est un véritable puzzle avec des parties qui fonctionnent encore et d’autres désaffectées… Inutile de faire le mur pour mieux voir, le spectacle est déjà impressionnant depuis la rive accessible au public.  » Le ballet assourdissant de la pelleteuse vidant une péniche chargée de mitraille est à lui seul hypnotisant. Pas étonnant que cette étape soit l’un des passages incontournables des safaris urbains.  » J’emmène toutes sortes de personnes ici. Une majorité de Flamands, des Néerlandais, des Danois, des Allemands… Il y a des explorateurs comme moi, des géographes, des historiens, des créateurs… À une époque, les artistes partaient en Italie pour s’inspirer de ses ruines. Aujourd’hui, d’autres ruines inspirent d’autres artistes.  » L’utopie de ce doux rêveur : louer des cuistax le long de ce sentier.

11 H 55 : MANGE TON BOUDIN !

La pluie battante vient mettre fin à cette promenade a-bucolique. Passage éclair devant ce qu’il reste de la fonderie Léonard Giot, rue de Châtelet à Marchienne-au-Pont, une entreprise qui fut spécialisée dans la chaudronnerie du cuivre, ensuite dans la fonte d’acier, avant de devenir un centre de distribution de la Brasserie Piedb£uf, puis une usine de construction automobile. Seul vestige de ce long passé industriel : un portique classé perdu dans un site rasé.  » Le problème de l’architecture industrielle wallonne, c’est qu’elle s’est construite progressivement, par ajouts successifs. L’ensemble manque de polyvalence et ne convient donc pas aux nouvelles technologies.  » Ici, un projet de micro-zone économique, ainsi que l’installation d’un hall relais et d’habitations est prévu, selon la Spaque qui réhabilite l’endroit. Tournant le dos à ce no man’s land chargé d’histoire, Nicolas propose une pause Chez les Belges, un café face à l’église de Marchienne, le temps d’enfourner un pain boudin-oignons acheté à la boucherie voisine…

12 H 45 : KISSES FROM BERLIN

Cet après-midi, celui qui se dit artiste bouffon –  » ce qui légitime les bêtises que je raconte  » – part en quête de sites liftés ou en cours de revitalisation. Une petite mise au point s’impose : il ne faut pas confondre friche et monument industriel. Pour Nicole Plumier de l’Institut du patrimoine wallon :  » un bâtiment ou un ensemble réhabilité ou en voie de l’être n’est pas une friche. Un immeuble à l’abandon mais qui a une valeur patrimoniale non plus. Une « friche » est un site sans aucune valeur culturelle, à rayer de la carte : abattre et réhabiliter le terrain.  » Ça a le mérite d’être clair ! Sur ce, Nicolas Buissart pousse la lourde porte métallique du Rockerill, à Marchienne-au-Pont (136, rue de La Providence), installé dans une partie des forges de la Providence. Pour peu, on se croirait au Tacheles berlinois, ce fameux squat investi par des artistes de tous bords dans la métropole branchée. L’usine carolo a été rachetée il y a quelques années par Michaël Sacchi et Thierry Camus, deux Marchiennois motivés qui ont décidé de faire de ce chancre un espace culturel. Dès l’entrée, on est frappé par une immense fontaine en matériaux de récup. D’un côté,  » la cathédrale  » accueille expos et événements ; de l’autre, un bar autour d’un feu de bois propose, chaque jeudi, des apéros  » indus « . Une salle de concerts termine cet ensemble reconnu, depuis cette année, par le ministère de la Culture.  » Au départ, nous étions relativement mal vus par les autorités, se rappelle Benito, le « concierge des lieux » – entendez un ami des propriétaires qui tient la boutique. On a agi au feeling et aujourd’hui, la machine est lancée. La route qui longe le bâtiment draine 10 000 personnes par jour, le métro 4 000, il y a du potentiel !  » On entrevoit l’avenir de cette friche, ouf…

13 H 25 : BLOC OPÉRATOIRE

À la frontière de Roux et Monceau, sur le site minier du Martinet, fermé il y a trois décennies, on assiste à une nouvelle chorégraphie de pelleteuses, celles d’un chantier de reconversion cette fois. Les terrils sont classés, certaines traces du passé ont été conservées. Le lifting est en cours. La salle des pendus pourrait devenir un centre de formation ou un cinéma, évoque-t-on à la Ville, propriétaire des lieux. Le hangar à locomotive pourrait, lui, se muer en centre d’interprétation de la nature et un éco-quartier de 100 logements devrait achever de métamorphoser le lieu. Comme quoi, tout est possible.

14 H 05 : LA CLÂÂÂSSSE

La visite touche à sa fin et l’exaltation de cet amoureux de Charleroi ne s’altère pas, son flot de paroles reste continu, ses exclamations toujours plus superlatives. La balade s’achèvera sur un lieu devenu tristement célèbre à travers toute la Belgique un certain 8 août 1956, lorsque 262 mineurs restèrent bloqués sous terre, et qui aujourd’hui a trouvé sa voie : le Bois du Cazier.  » C’est trop la classe ici, qu’est-ce que c’est beau… et qu’est-ce que ça sent les millions !  » Pas toujours en phase avec les autorités et les institutions, Nicolas Buissart, un peu anarchiste sur les bords, ne peut s’empêcher de lancer l’une ou l’autre vanne sur ce site remis en valeur par la Région wallonne, avec le soutien de l’Union européenne. Il n’empêche, le projet, qui comprend un espace de mémoire mais aussi les musées de l’industrie et du verre, est d’une qualité indéniable, juste équilibre entre conservation et apports contemporains.  » Ce lieu se veut certes un endroit du souvenir mais aussi un endroit pour prendre conscience de faits actuels tournés vers le futur : l’immigration, la sécurité au travail, etc. « , résume le directeur Jean-Louis Delaet. D’ici à quelques jours, le monument pourrait être inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité… ( lire ci-contre), preuve tangible que ces vestiges du labeur d’antan méritent qu’on s’y attarde. Ils témoignent de l’histoire d’hommes et de femmes et les balayer du regard sous prétexte qu’ils enlaidissent le paysage est un raccourci peut-être dommageable… Avec tous ses excès, ses airs de gamin impertinent, ses coups de gueule et ses rancunes, c’est probablement la plus belle chose que Nicolas Buissart parvient à faire comprendre en baladant les badauds dans sa région natale. Sans autre bagage que sa motivation et sa folie.

14 H 55 : UN PEU DE SÉRIEUX (OU PAS)

Le performer – car ses commentaires relèvent plus de l’impro artistique que du discours touristique – rallie un hôtel du centre-ville. Là, trente universitaires venus d’Utrecht l’attendent pour découvrir ce Charleroi (pas si) insolite…  » Nico, de bekende Waal  » –  » une joke  » pour tous ses clients néerlandophones – entame sa visite dans un parfait  » flamglish « . Deux trois blagues, un pot au Rockerill, un terril dévalé sous la pluie, la sauce prend. Son discours n’a que très peu de valeur scientifique mais qu’importe, le message passe. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer.

www.charleroiadventure.com et www.nicolasbuissart.com

www.rockerill.com et www.leboisducazier.be

PAR FANNY BOUVRY / PHOTOS : JULIEN POHL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content