À la tête de sa propre marque et directeur artistique de Jil Sander, le Belge Raf Simons bouscule les idées reçues. L’occasion de soumettre cet intellectuel de la mode à nos questions sur le processus créatif.

Les défis ne lui font pas peur !  » Aujourd’hui, la prise de risque est contrôlée, lâche-t-il au fil de notre entretien. Il faut revenir à une mode qui surprenne. Plus sauvage, moins lisse, moins marketée.  » Raf Simons, 43 ans, créateur-culte, n’a pas l’intention de se reposer sur ses lauriers. Ni de se soustraire à ses remue-méninges. Il  » privilégie plus que jamais la réflexion et le processus intellectuel « … tout en se passionnant pour la génération montante.

Vous avez présidé le jury de l’édition 2011 du Festival de mode et de photographie d’Hyères. Que recherchiez-vous auprès des candidats de ce concours international ?

J’attendais une vision individuelle, qui ne soit pas phagocytée par des références trop évidentes. Léa Peckre, la jeune lauréate, était la plus convaincante (NDLR : la jeune créatrice française, diplômée de La Cambre mode(s), à Bruxelles, a remporté l’édition 2010 de notre dernier Weekend Fashion Award ex-aequo avec le Britannique Matthew Harding).

À une époque où la mode semble marquée par la fin d’une sorte de folie des grandeurs et des ego, la sincérité du propos vous paraît-elle une vertu essentielle ?

Oui. Quand les gens passent leur diplôme de mode, ils pensent qu’ils ont le droit d’être connectés à leur vie intime, mais que, une fois leurs études achevées, ils vont perdre cette possibilité d’être eux-mêmes. Ce n’est pas vrai. La liberté commence à la fin des études. Quand j’ai débuté, j’étais moi-même très relié à mon histoire personnelle et je ne me retrouvais pas dans l’esthétique du moment, de grands mecs sains à l’américaine. J’ai assumé d’être à rebours, avec une collection valorisant le tailoring autant qu’une allure teenage, moins conquérante. Ma vision a tout le temps évolué, et désormais, je suis un vieux monsieur qui privilégie plus que jamais la réflexion et le processus intellectuel… ( Rires.) En mode, que votre travail soit compris et accepté immédiatement ou pas importe peu. Il faut en revanche qu’il entre dans le cerveau des gens et les marque, même s’ils n’aiment pas votre style.

Pour y parvenir, il faut sans cesse surprendre ?

Surprendre et convaincre au-delà des critères esthétiques. C’est pour cela que Miuccia Prada est exceptionnellement excentrique et puissante à la fois. Sa réflexion est si brillante que, sur scène, elle fait ce qu’elle veut et séduit à tous les coups. La femme qu’elle envisage est à la fois féminine, sexy et surprenante. Miuccia a toujours une longueur d’avance. C’est une intellectuelle qui s’amuse avec la mode, dans laquelle elle infuse sa réflexion sur l’époque. C’est une visionnaire et une communicante hors pair.

On parle de plus en plus de l’avènement de créateurs  » réalistes « , en phase avec les exigences commerciales. Est-ce un frein à la création ?

C’est le choix de la facilité. Toute la difficulté est de tenir l’équilibre entre création et business. La structure de la mode a beaucoup changé par rapport à mes débuts. Quand j’ai commencé, dans les années 90, tout était plus bric-à-brac, et personne n’exigeait d’un jeune créateur des critères  » überprofessionnels  » comme un défilé parfaitement au point, un site Web, etc. Aujourd’hui, c’est presque l’équipement nécessaire de tout débutant ! Quelle pression… Le système économique est beaucoup plus intimidant. La jeune génération doit essayer de se construire pour elle-même, sans courir derrière le public de Marc Jacobs mais en se concentrant sur son propre langage. À l’aune des événements récents (l’affaire Galliano, le burn-out de Christophe Decarnin…), il ne faut jamais oublier que nous, créateurs, sommes aussi humains. Avec des émotions, des sensations, des failles. Les grands groupes ont promu des marques, des maisons, mais on ne peut pas produire et modeler un créateur.

Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts, ce moment où l’on présente sa vision et affronte la critique ?

J’ai débuté comme designer industriel avant de lancer, en 1995, ma griffe masculine en autodidacte, à 27 ans. À cette époque, il y avait une forme de lenteur. C’était une période très florissante, riche en nouveaux talents, l’école belge bien sûr, Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Martin Margiela… Mais je restais très sceptique sur la mode, que je jugeais superficielle. C’est en voyant un défilé de Margiela – où j’ai pleuré – que j’ai réalisé à quel point la mode pouvait être à la fois sensible et intelligente. J’ai commencé à dessiner, à créer des silhouettes que j’ai montrées lors de présentations intimistes. Je projetais des vidéos dans des galeries du Marais, à Paris, et, au fil des mois, quand j’ai vu que pas moins de 600 personnes s’y pressaient, j’ai décidé de faire un défilé. De me jeter dans l’arène. J’étais terrifié. La grande journaliste américaine de mode Suzy Menkes était là. Et en même temps, ce n’était vraiment pas professionnel : six de mes mannequins étaient en retard, les gens criaient… C’était trashy !

Vous dessinez aujourd’hui pour l’Homme (sous votre griffe et celle de Jil Sander) comme pour la Femme (pour Jil Sander). Quelles différences pointez-vous entre modes masculine et féminine ?

Je suis très surpris de voir à quel point la scène masculine est classique. À quel point l’évolution du style des hommes est lente au regard de leurs mutations socio-psychologiques. Au final, à une soirée, tous les mecs sont soit en costume, soit en jeans/tee-shirt ! Quel dommage ! Certes, la tradition a du bon, mais pas lorsqu’elle tue l’audace. Quand j’arriverai à comprendre pourquoi les hommes sont si conservateurs, j’arrêterai la mode masculine. D’ici là, je m’évertue à travailler sur de nouvelles manières de représenter le corps masculin, en lien avec la psyché de l’homme moderne.

Qu’est-ce qu’être moderne en mode en 2011 ?

Aujourd’hui, le rythme est frénétique. Le temps dévolu à chaque collection diminue. Les groupes se concentrent sur ce qui rapporte le plus d’argent… La prise de risque est contrôlée. Je pense que les gens attendent un retour à une expérience de la mode plus sauvage, moins lisse, moins  » marketée « . Avec la crise, on a vendu une image stable, voire lisse ou rétrograde. Il faut revenir à une mode qui surprenne. Qui ne soit pas ennuyeuse et prévisible. Je suis assez optimiste dans la mesure où, quand les éléments extérieurs sont instables – et c’est le cas avec la crise et ses suites – les cerveaux travaillent mieux. Être trop installé nuit à la créativité.

Vous-même êtes plébiscité par la critique. Quel est encore votre moteur quand la consécration est telle ?

Je ne veux pas que les gens sachent à l’avance ce qu’ils vont voir quand ils arrivent à un défilé. Je souhaite que leur cerveau soit en ébullition. Quitte à les bousculer… Une nouvelle génération de créateurs arrive, il ne faut pas redouter de leur laisser la place. Ils vont nous pousser dehors, c’est la nature des choses… (Rires.)

En attendant, quand présenterez-vous votre propre conception de la femme, sous l’étiquette Raf Simons ?

J’y réfléchis. Ma vision de la femme n’est pas la même que celle que j’élabore pour le label Jil Sander. Mais je n’ai rien de plus à annoncer pour l’instant…

Carnet d’adresses en page 144.

PAR KATELL POULIQUEN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content