« Allons chez moi « , disait familièrement François Ier à ses invités à propos de Chambord. Alors n’hésitez pas, acceptez, vous aussi, l’invitation des derniers propriétaires privés, descendants d’aristocrates ou fils de bourgeois ou encore homme d’affaires. Ils s’échinent à entretenir toitures, murailles et allées dont ils abandonnent la jouissance partielle aux touristes.  » Malgré ces inconvénients, c’est le seul moyen d’entretenir le château « , explique le baron Pierre Bizard. Depuis qu’il a hérité du château de Champchevrier, dans la forêt de Cléré-les-Pins, il est sur tous les fronts : il répare les escaliers, les charpentes, les galeries, les fenêtres, il assure la sécurité, et… oublie ses soucis avec ses 70 chiens de meute, laquelle ouvre la chasse à courre à la Saint-Hubert. Guide au château, Nadine montre les sept tapisseries de la suite  » Les Amours des Dieux « . La collection serait la mieux conservée en Europe, après celle de Buckingham Palace. Le baron est méfiant et recommande :  » Pas de photos des tapisseries.  » On craint les pilleurs de trésors !

Les touristes, en revanche, n’effraient pas Jean-Luc et Florence Goupil de Bouillé, propriétaires du château des Réaux. Au hasard des siècles, on rencontre dans l’arbre généalogique de Madame de Bouillé, Guillaume le Conquérant, Charlotte Corday, dont le coup de couteau occit Marat dans sa baignoire, et un certain Julien Baroi, son arrière grand-père, ingénieur à Constantinople.  » C’est lui qui a développé les chemins de fer en Egypte à la fin du XIXe siècle « , nous confie-t-elle. Un pedigree suffisant pour meubler les causeries au coin du feu dans l’ancien bureau de Monsieur Barois où subsiste un bric-à-brac orientaliste. Sur l’histoire des lieux, Florence de Bouillé est intarissable. La demeure aux tours à damiers de pierre et de briques fut la propriété de Jean de Bueil, chroniqueur de Jeanne d’Arc.  » La bergère de Donrémy a-t-elle fait paître son cheval au bout de l’allée ? Cette idée ne nous déplaît pas « , plaisante Florence. La propriété passa aussi entre les mains d’un certain Tallemant des Réaux, mémorialiste contemporain de Saint-Simon, qui s’y retira pour écrire quelques Historiettes irrévérencieuses sur les règnes de Henri IV et de Louis XIII. Cela fait un beau livre d’or pour une demeure vouée par nécessité à l’hôtellerie. Restait à  » polir  » ce bijou de Touraine pour accueillir des hôtes pour une ou quelques nuits. Jean-Luc, ingénieur agronome, s’est attelé à la réfection du château.  » Je suis tour à tour plombier, électricien, carreleur, menuisier… Je viens de terminer ma dixième salle de bains « . Aujourd’hui, le couple loue douze chambres, Rose, Julie, Angélique… et une suite Bonne- Maman. Les étrangers raffolent du petit déjeuner autour de la table d’hôtes animé par Florence et son mari.

Leur fille, Angélique, a épousé Henri Carvallo. Le gendre idéal : poli, réservé, dynamique et ambitieux. De surcroît, il est propriétaire de Villandry, célèbre dans le monde entier pour ses jardins.  » Mon arrière-grand-père, Joachim, s’en porta acquéreur en 1906. Il dépensa la fortune de sa femme à restaurer le château. Quand mon père prit la responsabilité du domaine en 1972, la situation financière était désastreuse, note Henri. Aujourd’hui Villandry est une entreprise prospère et rentable : pendant les deux mois de fermeture annuelle, nous faisons les travaux de réfection, tous autofinancés. 450 000 visiteurs viennent chaque année admirer le jardin d’ornement, le jardin d’eau en forme de miroir Louis XV, le jardin des simples consacré aux herbes aromatiques ; ou circuler dans les allées du potager de la Renaissance. Quarante espèces de légumes sont semées chaque année, à l’exception de la pomme de terre, anachronique dans un jardin du XVIe siècle. Les carrés sont plantés de légumes dont on alterne les couleurs : choux rouge Véronèse ou tête de nègre, céleris vert Empire, poireaux argentés et autres citrouilles en automne ! Beaucoup de visiteurs repartent avec des sachets de graines, des plants de rosiers, de buis, des outils et même des tenues de jardinier achetés à la boutique. A Villandry, neuf jardiniers et quelques stagiaires travaillent à temps plein pour tailler les ifs et les buis qui enserrent des tapis de fleurs de saison, élaguer les branches de 1 260 tilleuls, et repiquer chaque année 250 000 plants de fleurs et de légumes.  » Il faut vraiment être riche pour reprendre une telle demeure « , souligne Angélique Carvallo.

La famille Carvallo se veut aussi £nologue. Ainsi a-t-elle produit sur 3,5 hectares en 2002 pas moins de 12 000 bouteilles de château Montlouis.  » Pas d’assemblage de cépage, uniquement du chenin blanc. Suivant les années, nous faisons du sec ou du moelleux « , précise le prince, verre en main.

Jardins, vignes et chasse

Ne rêvez plus bergères : la vie de château n’est pas de tout repos. Le financier Louis-Albert de Broglie a quitté un poste confortable à la banque Paribas pour gérer les jardins de La Bourdaisière.  » Je voulais faire des affaires en m’amusant « , avoue-t-il. Le prince a créé un potager conservatoire consacré à cinq cents variétés de tomates, laitues et herbes aromatiques.  » Il existe plus de 10 000 variétés de tomates recensées et existantes : Rose de Berne, Téton de Vénus, Amour en cage, autant de noms poétiques pour désigner ce fruit qui servait au théâtre à vilipender les mauvais acteurs « , rappelle le  » prince jardinier  » qui s’emploie donc à conserver des espèces rares et anciennes de ce légume arrivé d’Amérique centrale grâce aux conquistadors, au XVIe siècle. Le deuxième week-end de septembre, le cercle des  » adorateurs  » de la tomate se donne rendez-vous à la Bourdaisière pour des dégustations de pommes d’amour, billes minuscules, gros c£urs dorés, chapelets de petites poires, rouges, noires, jaunes… Avec son frère, Philippe-Maurice, Louis-Albert propose de séjourner dans l’une des vingt chambres du château créé selon le désir de François Ier pour Marie Gaudin, sa belle maîtresse et transformé en maison d’hôtes.

Autre plaisir des princes : la chasse à courre. Suivez la foule, elle se précipite à Cheverny, château qui naquit en 1604 de l’amour du comte Henri Hurault, officier du roi Louis XIII pour Marguerite, son épouse. Le dîner de la meute à 17 heures peut rebuter les estomacs fragiles : 107 chiens franco-anglais  » blancs et oranges « , ripaillent avec entrain. On jettera un coup d’£il à l’Orangerie au plafond et aux murs tapissés de trophées.  » Les chasses à courre ont lieu entre octobre et mars. La vénerie, tradition depuis 1850, contribue à la notoriété de Cheverny « , assure le marquis Charles-Antoine de Vibraye. L’arbre généalogique, qui trône dans l’une des pièces du château, fait remonter la descendance en ligne directe au bâtisseur, Henri Hurault. On découvre, au cours de la visite, le salon d’apparat, la salle d’armes et la chambre du roi avec un lit qui appartint à Henri IV. Tout Belge se doit de savoir que Moulinsart, propriété du capitaine Haddock, est bien la copie de Cheverny, Hergé, le père de Tintin, l’ayant immortalisé dans ses albums. Laurent de Froberville, cousin du marquis, s’occupe de la gestion et de l’exposition permanente,  » les secrets de Moulinsart « . Il n’est pas avare d’anecdotes :  » Le boucher voisin s’appelle Château et il n’est pas rare qu’on lui téléphone pour lui demander les horaires d’ouverture de Cheverny.  » Le château, ouvert au public toute l’année, est habité par le marquis, sa femme et ses trois enfants. A la question  » combien le vendrait-il ? » le marquis de Vibraye rétorque :  » J’aurais l’impression de trahir les générations passées, cela relève du sacrilège, alors je vous ferai cette réponse : mille milliards d’euros.  »

Une réponse que ne renierait pas la famille Pasquier, propriétaire du château de Rochecotte, dernière demeure du prince de Talleyrand avec sa belle façade XVIIIe siècle, ombragée par un cèdre du Liban deux fois centenaire. Le prince diplomate reçut dans son fauteuil Balzac. Quand il n’y avait pas de visite, il admirait le panorama sur la Loire, se promenait en fauteuil roulant dans le parc ou restait dans la bibliothèque qui conserve ses éditions préférées. Gérard Pasquier, entrepreneur à la retraite, s’occupe des jardins. Son épouse, Nicole, est responsable de la gestion. Leur fille Isabelle, 39 ans, dynamique, se soucie peu de révérences :  » Oui, c’est moi qui cuisine : je vous ai préparé de la caille en terrine. Mes parents ont acheté le château en 1984 : de beaux murs, un beau toit, un parc et… la chambre de Talleyrand, transformée après sa mort en chapelle « . Elle donne sur une terrasse à l’italienne colorée de glycine, où les abeilles butinent. On y prend le petit déjeuner, simple, exquis, digne de ce prince habile et de ce château vraiment impertinent.

Patrimoine, nature et senteurs

La démesure est fille de la folie des grandeurs. Commencé en 1912, le château d’Artigny, copie de Champlâtreux, un authentique château du XVIIIe siècle du Val-d’Oise, ressemble à celui qui le fit construire : François Coty. Ce parfumeur milliardaire de l’entre-deux-guerres, père de la parfumerie moderne, mécène des aviateurs Coste et Bellonte, patron de journaux dont  » Le Figaro  » et pré-inventeur des congés payés, rêva de laisser sa trace pour la postérité. Ironie du sort : ce Corse puissant et riche, qui se prit un peu pour Napoléon, s’est évaporé des mémoires, volatil comme ses parfums. Mais son château témoigne toujours de sa formidable créativité. La cuisine, de marbre blanc et la pâtisserie de marbre rose et vert ont été transformées en chambres (30 et 31) tout comme l’ancienne chapelle copiée sur celle de Louis XIV à Versailles. Dans un salon coiffé d’une coupole, Coty est peint sur une fresque en trompe-l’£il en compagnie des danseurs Serge Lifar et Diaghilev, du peintre Foujita, des actrices Marie Marquet et Edwige Feuillère. A voir aussi, une étonnante salle à manger en rotonde, aujourd’hui domaine de Francis Maignaut, spécialiste des menus parfumés. Langoustines à la citronnelle, homard breton au velouté d’asperge froid… le chef ensoleille tous ses mets. C’est malin, gai, plein de senteurs. L’âme de Coty plane au  » club cigares  » qui rassemble des casiers de cigares dans la crypte où Coty avait prévu de reposer.

Patrimoine et nature, telles sont les deux idées, bien dans l’air du temps, de Xavier et Anne Olivereau au domaine de la Tortinière à Montbazon. Leur château Second Empire, construit par Pauline Dalloz, veuve de l’auteur du précis du Code civil français, avec les matériaux de la région, briques tirées des limons argileux de la Loire, tuffeau tendre couleur or pâle, ardoises aux reflets changeants, n’est pas le plus couru mais on s’y sent chez soi. La Tortinière se prélasse dans un parc de 15 hectares qui descend en pente douce jusqu’aux rives de l’Indre. Sa clientèle, surtout américaine, raffole du cyclo-tourisme.  » Nous proposons des idées de balades  » nature  » autour de trois châteaux : la Bourdaisière, la Tortinière et Rochecotte « , explique Anne. Les cyclistes longent la Loire, les champs de colza, découvrent des papillons pareils aux miniatures de la Renaissance et des oiseaux tout droit sortis des tapisseries du Grand Siècle. Ils peuvent aussi traverser Chinon, visiter le château dont les ruines chapeautent la ville, traverser la Vienne, cousine langoureuse de la Loire. Certains vont jusqu’à Amboise là où la Loire s’ouvre et devient plus majestueuse. Léonard de Vinci vécut au Clos-Lucé, manoir de briques et de pierres, à 200 mètres du château. On peut y voir les dessins de ses inventions prodigieuses et des maquettes de ses fabuleuses machines. Ici, le temps n’a en rien écaillé le paysage et la lumière est restée la même : sublime.

Texte : Michèle Lasseur

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