En deux décennies, Stefano Gabbana et Domenico Dolce ont fondé un honorable empire textile en jouant sur le glamour, la tradition sicilienne, le sexe et la complicité des stars. Confidences du couple le plus détonnant de la planète mode.

Domenico Dolce et Stefano Gabbana aiment parler d’une seule voix. Sans doute pour mieux insister sur cette belle complicité qui a tissé progressivement leur succès en vingt ans de vie et de travail communs. Aujourd’hui, le duo Dolce & Gabbana fait partie des plus grands noms de la mode et la simple évocation de leurs noms associés suscite toujours l’hystérie à l’heure des défilés.

De Nicole Kidman à Monica Belucci en passant par Angelina Jolie ou encore Madonna (leur meilleure ambassadrice!), les stars ont craqué un jour ou l’autre pour leur style irrésistiblement sensuel qui mêle audacieusement le sexe et le glamour. Mais au-delà de l’image, la marque Dolce & Gabbana se veut performante. Elle n’appartient à aucun conglomérat du luxe et savoure, avec un certain plaisir, cette indépendance rare dans le monde de la mode. L’entreprise pèse désormais quelque 500 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel et dispose d’une quinzaine de boutiques en nom propre, sans compter les dizaines de points de vente sur la planète qui distillent vêtements (pour hommes, femmes et enfants), lunettes, montres, chaussures, parfums et autres objets de maison éponymes.

Forts de cette réussite et de leur notoriété, Domenico Dolce et Stefano Gabbana insistent donc pour que leur nom respectif soient intimement mêlés lors de chaque interview. Une question de respect de la symbiose ambiante, en quelque sorte. Beaux joueurs, ils acceptent toutefois une dérogation lorsque l’un des deux partenaires décrit ou titille gentiment l’autre. Alors là, oui, c’est Domenico (le chauve Sicilien aux yeux bleus) ou Stefano (le brun Milanais aux yeux verts) qui parle. Autrement, c’est le couple qui prime dans toute sa connivence…

Weekend Le Vif/L’Express : Vous fêtez cette année un anniversaire-symbole : 20 ans de travail commun! Quel bilan tirez-vous de votre parcours singulier dans le monde de la mode?

D&G : Nous avons toujours cherché à nous exprimer nous-mêmes, dès le début, sans compromis et surtout en essayant de créer un style qui soit en même temps original, ironique, sensuel et reconnaissable. Aujourd’hui, après 20 ans de travail commun, nous pouvons dire que notre message a été reçu et que l’amour que nous mettons dans notre métier fait vraiment la différence avec des dizaines d’autres marques.

La marque Dolce & Gabbana a-t-elle déjà acquis aujourd’hui, selon vous, le statut de marque mythique?

D&G : Le mythe est quelque chose qui, en soi, n’est plus en vie. Le mythe, par définition, fait partie du passé. Or nous sommes, au contraire, pleins de vie. Nous avons beaucoup d’idées et surtout l’envie de continuer! Plus que mythiques, nous pensons être divins!

Au fil de ces 20 années passées ensemble, n’avez-vous pas le sentiment d’être devenus plus des businessmen que des créateurs de mode?

D&G : Le fait d’avoir gardé notre indépendance dans un monde de plus en plus dominé par les grands conglomérats du luxe nous oblige à suivre avec attention chaque aspect de notre entreprise, de la publicité aux fournisseurs, du style à l’organisation logistique. Mais nous ne nous considérons pas comme des hommes d’affaires. Nous sommes et nous restons des créatifs, et notre attention est toujours concentrée sur le style et le design.

Concrètement, comment organisez-vous votre travail? Un de vous deux est-il davantage porté sur la création pure et l’autre sur le marketing, ou faites-vous systématiquement tout ensemble?

D&G : Nous savons tout de suite ce que l’autre est en train de penser et quelles sont ses idées. Bien sûr, on peut avoir quelques fois des rêves différents et des inspirations qui peuvent, au premier abord, paraître divergentes. Mais à travers le travail fait ensemble, à travers la syntonie qui nous lie, chaque différence est finalement dépassée pour atteindre une solution unique, peut-être pas attendue au départ, mais qui, précisément pour cette raison, est celle qui est juste. Bien sûr, l’un peut être davantage porté sur le travail du tailleur et l’autre va s’occuper plus attentivement des relations publiques, mais les décisions les plus importantes sont toujours prises ensemble. Il faut dire aussi qu’une robe créée par deux stylistes est une robe qui a une âme plus complexe car elle vient du concours de plusieurs idées. Quelques fois, nous pouvons avoir une vision différente du même look et il nous arrive de discuter sur les longueurs, les couleurs, les coupes, etc. Mais, à la fin, nous nous accordons toujours sur une solution qui est de toute façon la meilleure pour les deux. Car le résultat est que chaque robe assume, en définitive, une identité particulière, jamais prévue.

On utilise volontiers à votre sujet l’expression  » le mariage de l’eau et du feu  » pour définir vos personnalités. Cette présentation correspond-elle vraiment à la réalité?

D&G : Astrologiquement, nous représentons l’eau et le feu, c’est-à-dire la plus grande opposition que l’on peut imaginer. Pourtant, les identités et les différences forment entre nous un équilibre dynamique, productif et toujours fertile.

Stefano : Domenico est plus méticuleux, plus précis et plus silencieux, mais, en même temps, il aime avoir une vie beaucoup plus aventureuse.

Domenico : Moi, je dirais que Stefano est plus expansif. Il préfère observer l’effet global plutôt que l’ensemble des détails. Et il aime surtout organiser les vacances avec la précision d’un tour-opérateur!

D&G : Mais en ce qui concerne les ressemblances, nous aimons les chiens, la bonne cuisine et la musique. Nous avons une vision commune de ce qui doit être notre style, bien qu’on y arrive par différents chemins, et nous aimons aussi transformer nos maisons en style Dolce & Gabbana.

Quel est aujourd’hui le  » moteur  » de votre création?

D&G : La rue est, pour nous, une source d’inspiration qui ne peut pas être remplacée. A travers une observation attentive des tendances et des attitudes qui viennent du  » bas « , nous entrons en effet en contact avec beaucoup d’idées qui sont nouvelles et originales. Les boîtes de nuit sont aussi pour nous un point d’observation privilégié. Mais à côté de ces sources informelles et de nos points de référence traditionnels comme, par exemple, Visconti et la Sicile, on peut aussi ajouter certains éléments de la religion et de la dévotion populaire, les chefs-d’oeuvre de l’art et du néoréalisme italien tournés par Rossellini, ou encore les grandes icônes de tous les temps, de Anna Magnani à Madonna.

Vous tenez à garder votre indépendance dans le monde de la mode en refusant les offres de rachat éventuel de votre marque par les grands groupes du luxe mondial. Qu’est-ce qui pourrait, un jour, vous faire changer d’avis?

D&G : Nous aimons beaucoup notre travail et ce n’est pas l’argent qui pourrait nous faire changer d’avis. En revanche, une très forte déception ou une perte d’intérêt envers ce monde pourrait éventuellement nous faire changer d’opinion. Le système de la mode est en effet caractérisé par des rythmes de plus en plus frénétiques et il force la créativité à se canaliser sur des trajectoires prédéfinies qui sont souvent plus proches du marketing que de la vraie inspiration. Mais de toute façon, pour le moment, nous n’avons pas l’idée de vendre. Et puis, nous ne sommes pas à vendre!

Pensez-vous que les concentrations actuelles dans l’univers du luxe et, donc, la mondialisation de la mode puissent avoir un effet néfaste, à long terme, sur la créativité?

D&G : Le rôle du vrai créatif, du  » génie  » à la Saint Laurent, n’a pas fondamentalement changé : il faut que toutes les idées et les inspirations viennent de lui, et ensuite que tous les résultats convergent. Bien sûr, le développement du système-mode a beaucoup changé dans la façon d’exercer cette créativité : les licences, les procédures anti-contrefaçon, les plans de marketing et la publicité influencent désormais la façon de travailler des stylistes. D’ailleurs, ils sont devenus de plus en plus des  » art directors  » et de moins en moins des  » tailleurs « . En ce qui nous concerne, nous ne nous considérons pas, de toute façon, comme des  » art directors « . Par rapport à nos débuts, nous sommes évidemment bien plus structurés, mais nous restons tout d’abord des créateurs de mode. Nous avons besoin du contact direct et immédiat avec ce que nous faisons, et nous voulons que le style Dolce & Gabbana soit présent dans chacune de nos créations ou de nos décisions. Nous prévoyons d’ailleurs que, dans le futur, ce caractère de personnalité et de passion ne cessera jamais, du moins pour nous. C’est bien pour ça que nous voulons rester indépendants et libres de toute structure extérieure. Mais en ce qui concerne les stylistes liés aux grands groupes, il est probable que leur rôle au XXIe siècle sera davantage partagé entre une activité de direction artistique générale et une production matérielle de plus en plus étendue, confiée à une foule d’assistants et de collaborateurs.

Pourriez-vous relever le défi suivant : définissez le style Dolce & Gabbana en trois adjectifs!

D&G : Méditerranéen, ironique, sensuel!

Quelle devrait être aujourd’hui, selon vous, la réelle mission de la mode?

D&G : La mode devrait contribuer à rendre les gens heureux, à les aider à se sentir à l’aise, et à les rendre plus sexy et plus dynamiques.

Pensez-vous que l’on peut encore, aujourd’hui, révolutionner la mode?

D&G : Aujourd’hui, la mode est structurée en un  » système  » et elle a sans doute perdu un peu l’aura élitaire qu’elle avait dans le passé. En ce qui concerne le XXIe siècle, il est difficile de prévoir un boom similaire à celui qui a marqué les dernières décennies. Il y aura probablement une croissance qui sera de toute façon sélective. Seulement les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui ont les idées les plus valides et qui ont un système plus organisé, réussiront à s’imposer dans les années prochaines. Car la mode, comme la poésie, est la mémoire du futur. Elle fait trésor de toutes les expériences du présent et du passé pour les projeter vers une façon d’être différente qui consent à faire des expériences nouvelles. La mode influence la societé, mais elle est à son tour influencée par le terrorisme, la mondialisation, les questions éthiques… Chaque fait de société est filtré par la mode et contribue à créer une image nouvelle qui influence ensuite, à son tour, la société. C’est un processus d’échange continu. Donc, nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui disent que tout a été déjà pensé. Du moins pas dans ce sens.

Que répondez-vous aux gens qui déclarent que la mode est futile et superficielle? La considérez-vous comme un art?

D&G : Parmi toutes les formes d’art, la mode est sans doute l’une des plus démocratiques, car elle indique des styles de vie et de comportement qui peuvent être copiés par des millions de personnes. Bien sûr, la haute couture est depuis toujours un phénomène réservé à l’élite et il nous arrive aussi de créer des robes qui sont presque uniques. Comme disait Mademoiselle Chanel, en effet,  » la création n’est pas démocratique  » ! C’est un fait aussi que la mode se nourrit de l’art en général et que c’est une forme d’art elle-même, mais qui a une double finalité : l’expression d’un génie créatif et l’assouvissement d’un besoin naturel, celui de plaire et de se plaire. Dans la mode, il y a beaucoup de facettes différentes et donc aussi ces deux facettes de l’art : l’élitisme et la vulgarisation.

Certains affirment que Madonna est la clé du succès de Dolce & Gabbana. Qu’en pensez-vous?

D&G : Madonna est l’icône par excellence. Nous sommes toujours fascinés par sa capacité de se faire l’interprète des tendances les plus actuelles et de se réinventer tout en restant toujours elle-même. Elle a été l’une des premières artistes à croire en nous et elle est certainement l’une des plus grandes stars : elle est positive, elle est moderne, elle est toujours capable d’étonner et de susciter de fortes émotions. Madonna est une star extraordinaire, l’une des rares vedettes qui sait créer autour d’elle un monde à son image et à sa ressemblance. Chaque aspect de sa vie, que ce soit la mode, la famille ou la musique, est unique, personnel, et est pris comme exemple par des millions de personnes. Et surtout par nous! Nous ne savons pas si Madonna est vraiment la clé de notre succès, mais ce qui est sûr, c’est que nous l’aimons beaucoup!

Vous utilisez certains accessoires religieux dans vos silhouettes et vous ne cachez d’ailleurs pas le fait d’être catholiques pratiquants. Dieu vous inspire-t-il vraiment dans l’acte de créer des vêtements?

D&G : Avec Dieu, nous avons un rapport très personnel et très direct. Pour nos collections, nous sommes inspirés surtout par la religion et la dévotion, avec tout cet univers de sensualité et de mystère, de tradition et de beauté.

La marque Dolce & Gabbana pourrait-elle survivre après votre mort? Et, si oui, ne craignez-vous pas une succession qui pourrait être, à l’avenir, en décalage avec votre esprit actuel?

D&G : Nous n’aimons pas penser à une éventuelle succession. D’une part parce que, depuis le début, nous travaillons avec beaucoup d’amour et de passion, et d’autre part, parce que Dolce & Gabbana comme entreprise ne peut être dissociée des personnes Domenico Dolce et Stefano Gabbana. Mais, bien sûr, chacun voudrait que ce qui a été créé avec énergie et courage survive dans le temps. Donc, à celui qui viendra peut-être après nous, nous lui souhaitons de rester fidèle à nos principes et à nos racines, sans renoncer à sa propre créativité. Nous lui recommandons aussi de faire toujours attention à ce qui se passe dans la rue, à la tradition et aux images qui, à l’avenir, seront de plus en plus importantes car elles sont immédiates.

Etes-vous finalement heureux dans ce monde que certains qualifient volontiers de  » fait uniquement de strass et de paillettes « ?

D&G : C’est notre monde, un monde dans lequel nous passons la plupart de notre temps et dans lequel nous avons investi beaucoup d’années et qui a exigé de nombreux sacrifices. Bien sûr, nous sommes heureux, même si les soucis ne manquent pas. Mais il est faux de dire que la mode est un monde fait uniquement de strass et de paillettes. La mode emploie des milliers de personnes, elle crée de la beauté et, dans un certain sens, elle crée aussi de l’art. La mode exige beaucoup de travail, d’abnégation et un engagement constant, inébranlable.

Avez-vous une devise? Si non, quel est le mot qui définit le mieux, à vos yeux, le tandem Dolce & Gabbana?

D&G : Méditerranéen!

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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