Tout semble séparer la confection d’une robe en soie de la construction d’un gratte-ciel de verre et d’acier. La mode, volatile par nature, et l’architecture, pensée pour durer, entretiennent pourtant des liens intimes au carrefour des arts, de la pensée et de la communication.

On se serait cru dans un décor des Mille et une nuits. Ce jour de décembre dernier, la galerie courbe du Grand Palais, à Paris, avait revêtu ses plus beaux atours. Sur les murs en simili-pierre du décor se découpaient des arcs aux lignes rappelant celles du Taj Mahal. Au centre de l’espace, une grande table couverte de fruits, gâteaux et autres gourmandises narguait les invités attendant la présentation des silhouettes de la collection métiers d’art Paris-Bombay de Chanel. Une vision fantasmée de l’Inde, signée Karl Lagerfeld, pour rendre hommage aux artisans de l’ombre qui donnent à la haute couture son caractère unique. Un show où les filles vêtues de tweeds rebrodés de fil d’or, de saris et turbans faisaient écho à une scénographie inspirée des palais d’Orient. Un bel exemple de rencontre entre mode et architecture…

C’est que, depuis quelques années déjà, cette dernière s’invite régulièrement sur les podiums de différentes manières. Ainsi, cela fait plusieurs saisons qu’OMA, le bureau de Rem Koolhaas, et Prada travaillent main dans la main pour les défilés Homme de la maison de luxe. En 2009, l’architecte néerlandais a également imaginé pour la griffe italienne le Transformer, un pavillon accueillant des événements artistiques.  » Ces collaborations offrent un stretching créatif, c’est rafraîchissant de partager des idées, observe l’architecte Tristan Boniver de Rotor, un collectif pluridisciplinaire bruxellois qui a réalisé une expo biographique sur OMA l’automne dernier à Londres. Par ailleurs, ils sont tous deux confrontés à une production à grande échelle qui fait appel à l’imagination : la diffusion de vêtements ou la construction de grands complexes. Ça les rassemble…  » Rotor a aussi, de son côté, reçu une  » carte de blanche  » de Prada, en 2011, pour créer une installation à Milan. L’équipe belge a pris le parti d’exhumer les éléments scéniques des anciens défilés pour donner naissance à une nouvelle composition.  » Lors de notre rencontre avec Miuccia Prada et son mari, il n’a jamais été question de tissu ou de béton, mais plutôt de manipulation de matières, de production d’images, que ce soit celles d’une expo, d’un bâtiment ou d’un défilé, de communication et d’art tout simplement, ce qui est l’un des piliers de l’univers Prada « , résume Tristan Boniver. Pour le label, ces échanges représentent aussi, cela va de soi, des opportunités de faire parler de lui de façon différente. Et dans d’autres sphères que celles où gravitent les modeux.

Dans un même ordre d’idée, on ne compte plus les boutiques ou même les sièges d’entreprises fashion designés par de grands noms : la Maison Hermès tokyoïte signée Renzo Piano, l’architecte du Centre Pompidou à Paris ; la Fondation Louis Vuitton de l’Américain déconstructiviste Frank Gehry, qui ouvrira fin 2013 dans la Ville lumière ; ou encore le pavillon Mobile Art de Chanel, un module nomade d’expo mis au point par la Britannico-irakienne Zaha Hadid (lire aussi son interview ci-contre).

MIMÉTISME

Mais les liens qui rapprochent la mode et l’architecture vont bien au-delà de ces immeubles, aménagements d’intérieurs et autres concepts éphémères ou non. Il suffit d’observer les collections de cette saison automne-hiver 12-13 pour s’en convaincre. Qui pourrait nier l’évidente filiation formelle entre le dressing haute couture d’Iris van Herpen et le style organique de Zaha Hadid ? Les volumes fluides faisant l’apologie du mouvement de la seconde sont en parfaite osmose avec les silhouettes futuristes de la première. Sur son site Web, l’étoile montante de la mode affirme d’ailleurs :  » Les formes complètent et transforment le corps et donc les émotions. En mettant en musique forme, structure et matériaux d’une manière innovante, j’essaie de suggérer le mouvement.  » Dans un autre registre, les lignes pures du pavillon d’été conçu par le Suisse Peter Zumthor, en 2011, pour la Serpentine Gallery à Londres, peuvent se retrouver dans le vestiaire sans concession d’Hussein Chalayan, celui-là même qui aime à répéter que  » la mode, c’est de l’architecture qui touche au corps « . Les comparaisons de ce type peuvent se décliner à l’infini, les références étant tantôt contemporaines, tantôt historiques comme pour le défilé Dolce & Gabbana de l’hiver 2012 puisant largement dans le décorum des églises baroques.

CORPS À CORPS

Mais l’interaction entre ces deux mondes n’est pas qu’une question de langage formel… Pour Alexandra Verschueren, dont le travail est imprégné de volumes construits depuis ses études à l’Académie des beaux- arts d’Anvers,  » l’architecture et la mode ont pour fonction de protéger le corps et d’exprimer une identité personnelle, politique, religieuse ou culturelle. Dès lors, elles subissent un même déchirement entre des contraintes techniques et une quête d’esthétisme et de symbolisme. Par ailleurs, les processus créatifs de l’une et l’autre partent d’une esquisse en 2D pour se traduire en 3D « . Mais celle qui remporta le Grand Prix au Festival d’Hyères en 2010 estime également que ces deux champs sont très différents, en termes d’échelle mais aussi  » parce qu’un vêtement est dessiné pour un corps unique avec lequel il se déplace, alors qu’un édifice est pensé pour que de nombreux corps s’y déplacent « . Il y aurait donc une complémentarité entre ces matières plutôt qu’une ressemblance.  » L’idée ne serait dès lors pas d’emprunter directement des formes à l’architecture mais plutôt d’établir un dialogue avec elle « , résume Alexandra Verschueren.

Dans cette optique d’alimenter ses créations d’£uvres bâties, sans en recopier pour autant la géométrie, Léa Peckre, lauréate du Weekend Fashion Award en 2010, présentera en octobre prochain, lors de la Fashion Week parisienne, huit silhouettes marquées par la théorie de la non-ornementation d’Adolf Loos (1870-1933). Détail amusant : cet avant-gardiste du modernisme publia à son époque un essai titré Why a man should be well-dressed analysant l’habillement Fin de siècle à Vienne. Quant à Iris van Herpen, bien qu’ayant des points communs formels avec Dame Hadid, elle a trouvé sa source créative pour l’automne 2012 dans les dessins hallucinants de l’architecte américain Philip Beesley. Enfin, les collections de la Grecque Mary Katrantzou ou encore du Brésilien Gustavo Lins (lire en pages 64 à 68) traduisent également ce chassé-croisé. Et pour cause : ces créateurs ont carrément étudié l’architecture, avant de changer de cap !

FILIATION À CONSTRUIRE

Si la mode se voit doucement mais sûrement contaminée par les recherches architecturales, l’inverse n’en est qu’à ses balbutiements car pour un certain nombre de professionnels de la construction, les défilés restent des événements futiles qui peuvent difficilement cadrer avec leur façon de penser cadenassée par les contraintes techniques, économiques et sociales. Quelques précurseurs mesurent néanmoins le potentiel inspirant des catwalks. C’est le cas de Zaha Hadid qui a réalisé de nombreux projets à la croisée des chemins, notamment des chaussures pour Lacoste et Melissa ou un sac pour Louis Vuitton.  » Nous voyons ces collaborations avec le milieu de la mode dans la continuité du processus de recherche mis en place dans notre atelier. Nous appliquons nos principes architecturaux au design de ces objets, mais les méthodes et les matériaux innovants de l’industrie textile nous apprennent aussi beaucoup pour nos projets construits « , explique-t-elle.

Une nouvelle génération d’architectes entrevoit aussi ce qu’elle pourrait apprendre des vestiaires du luxe. Au printemps dernier, les Arts décoratifs à Paris accueillaient un premier workshop, le F(AA)shion Research Lab, mis en place par le fondateur de [Ay]A Studio, Jorge Ayala, diplômé de l’Architectural Association, une école londonienne très réputée, partenaire du projet.  » Notre profession évolue. Depuis une dizaine d’années, les architectes commencent à s’orienter vers des matières parallèles : l’ingénierie, la biologie, le paysagisme… Je m’inscris dans cette approche pluridisciplinaire du métier. Et j’ai choisi de m’intéresser à la mode car elle rejoint la réflexion que mes confrères et moi pouvons avoir autour du corps.  » L’objectif final de cet ambitieux chercheur : créer une discipline hybride qui générerait des objets qui le sont tout autant…  » Je ne pense pas qu’il faille se concentrer sur les aspects saisonniers de la mode mais sur les structures qui apparaissent dans la création d’un vêtement, conclut-il. Je ne me vois pas comme un architecte mais comme un producteur de culture…  » Parce que’en architecture tout comme en mode, l’étiquette n’a finalement que peu à voir avec la valeur.

PAR FANNY BOUVRY

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