L’élégance, c’est aussi savoir porter le costume de mec quand on appartient au beau sexe. Tissus masculins, coupes dignes d’un gentleman, détails virtuoses et virils : quand les collections féminines se jettent à l’homme, c’est un plongeon qui a de l’étoffe.

(2)  » Le Petit Lord Fauntleroy  » est un roman écrit en 1889 par l’écrivain britannique F. E. Hodgson Burnett.

(3) Edition d’avril 2004.

(4) Edition du 22 mars 2004.

Ce n’est pas un simple déguisement ou un travestissement facile. Ce n’est pas la revendication d’un garçon manqué ou celle d’une quelconque lesbienne chic… Vues par les créateurs, les femmes au masculin acquièrent un genre particulier, une allure séduisante et limite ambiguë, où l’opulence cède le pas à une pureté de style particulièrement attrayante, à une classe folle parce que débarrassée de tout effet de manches, à une vulnérabilité tout en nuances parce que dissimulée par des textures et des coupes robustes.

 » Active et glamour à la fois, fraîche et sérieuse, divine ou androgyne, la femme de l’hiver 04-05 n’est plus prétexte à expérimentation ou à concept trop pointu : les créateurs utilisent un langage direct pour la toucher, des références multiples mais évidentes pour en parler  » (1). Le mélange du masculin et du féminin fait partie de ces inspirations : à intervalles très réguliers, la mixité vestimentaire s’introduit dans les lignes des maestros du prêt-à-porter, en particulier lorsque, comme cette saison, la tendance est aux classiques revisités, à la simplicité sublimée et aux grands principes d’élégance.

L’exemple le plus percutant est celui de Chanel, où Karl Lagerfeld envoie sur le podium des jeunes filles et des damoiseaux lookés pareils, comme des jumeaux nés sous le signe des Gémeaux,  » mais sans ambiguïté ni référence androgyne ou asexuée « , souligne le créateur qui baptise sa collection  » Sens unique « . En hommage à ces  » couples « , à ces duos de frères et s£urs vêtus  » copié-collé  » et qui puisent à l’envi dans la garde-robe de l’autre.  » C’est un clin d’£il à l’évolution des corps et aux nouveaux modes de vie. Les vêtements passent des filles aux garçons grâce à une coupe plus droite, qui rappelle que Mademoiselle Chanel fut la première à s’inspirer du vestiaire masculin « , note encore Lagerfeld. D’ailleurs, la célèbre veste en tweed Chanel est proposée aux garçons en 48, la plus grande taille disponible en boutique femmes.

Tweed, donc, à toutes les sauces û une matière masculine par excellence ici  » désexualisée  » à l’égal d’un jean ou d’un tee-shirt blanc û, velours rasé, maille robuste mais raffinée, denim, cuir matelassé, néoprène, bleus de travail et pantalons de motard, casquettes de gavroche et costumes de petit Lord Fauntleroy (2) habillent indifféremment les deux sexes qui semblent d’ailleurs si proches (moue boudeuse, allure gracile et cheveux longs similaires) qu’ils brouillent les genres habituels et en inventent un nouveau, ni chair ni poisson.

Fringant hommage à la liberté d’expression, cette collection a trouvé son point de départ auprès d’une photo de Coco Chanel et d’une amie portant toutes deux des vêtements d’homme en tweed, vêtements un peu trop larges pour elles. Une façon de s’habiller qui confère à la femme une force mêlée d’élégante fragilité. Dans les années 1920 déjà, Gabrielle Chanel créait l’événement en introduisant des tailleurs en jersey û les lignes et la matière appartenant toutes deux au vestiaire des hommes û, dans la garde-robe féminine. Cette révolution vestimentaire découle de l’émancipation féminine engendrée par la Première Guerre mondiale (auparavant, la femme vêtue en homme appartenait au registre de l’anecdote, avec des exemples isolés comme les écrivains George Sand et Colette) et annonce le fameux look  » garçonne  » qui prône une ambiguïté sexuelle très smart. Cette tendance sera notamment célébrée au cinéma par Louise Brooks puis par Marlene Dietrich, Greta Garbo et Carole Lombard qui porteront avec panache le veston cintré et le large pantalon à revers, tandis qu’en Grande-Bretagne l’écrivain bisexuel Victoria Sackville West inspire à son amie Virginia Woolf le personnage androgyne d’Orlando. Entre masculinisation allurée et installation d’une nouvelle féminité, les fashionistas des Roaring Twenties se coupent les cheveux, balancent leur corset, se compriment la poitrine sous un bandeau, adoptent la robe droite et la taille basse, fument et font du sport.

Mais revenons au xxie siècle et à cet automne-hiver qui voit le charme étrange des messieurs-dames et des  » Eve en veston  » côtoyer les répliques exactes des belles des années 1950 ou 1940 avec profusion de froufrous et fourrures. Chez Lagerfeld Gallery, Karl Lagerfeld, toujours lui, épingle une femme active, à la fois pressée et enchantée d’enfiler des vêtements d’homme : parkas et anoraks ouverts sur des chemises cravatées de noir, trench-coats, pantalons retroussés sur une cuissarde en daim. Chez l’Américain Rick Owens, juchés sur des  » boots  » à talons de 15 centimètres, les garçons s’intercalent parmi les filles dont ils sont, quelque part, les alter ego qui revendiquent leur part de féminité. Pour son vestiaire féminin, Owens multiplie d’ailleurs les jerseys, les caleçons de mec en lainage, des manteaux et des parkas pour hommes. Pour le Belge Tim Van Steenbergen, le costume d’homme se porte avec une nonchalance joyeuse, déboutonné et le pantalon dégoulinant sur la chaussure. Sa cons£ur Veronique Branquinho, elle, emprunte aux hommes leur panoplie de gentlemen : vestes de fumoir et robes de chambre en soie sont ainsi transformés en manteaux.

Du côté de la très parisienne Sonia Rykiel, qui déclare qu' » un homme qui n’est que masculin et une femme qui n’est que féminine, c’est une horreur « , les tailleurs-pantalons sont le must du moment. Pendant que Rei Kawakubo, la créatrice de Comme des Garçons part, via sa collection où les filles enfilent à l’envers le pantalon de leurs chéris, à la recherche d’un nouvel équilibre entre féminin et masculin, la griffe Torrente fait se superposer les deux genres et avoue, en final, un léger triomphe de la féminité concrétisé, entre autres, par une abondance de matières soyeuses et délicates. Toujours un brin provoc’, John Galliano use, pour Dior, de la caricature chic : ses filles sont muées en teddy boys, ces  » mauvais garçons  » des fifties qui ne passent pas inaperçus en vestes brillantes surdimensionnées, pantalons carotte, chaussures à épaisses semelles de crêpe et banane laquée.

Inspiré par les mouvements féministes des années 1920 et 1930 où le beau sexe commençait à revendiquer les mêmes droits et la même dégaine que leurs homologues masculins, Dries Van Noten présente des modèles où triomphent, en tweed ou laine épaisse, les vestes masculines, les costumes rétro à pantalon de golf s’arrêtant au mollet et les motifs, très mec, des chevrons, prince-de-galles et pied-de-poule. Sans oublier, pour imiter les dandys décontractés en tenue d’intérieur, de longs pardessus soyeux à impressions Art déco. Une période plébiscitée également par Trend Les Copains qui adresse un clin d’£il à l’Amérique de Dick Tracy et aux gangsters de la Prohibition : pantalons larges ou longs knickerbockers s’arrêtant à mi-mollet, carreaux et pied-de-poule en abondance, blousons courts genre  » fous du volant  » et béret assorti. Le méli-mélo masculin-féminin passe aussi par un certain sportswear et chez Ralph Lauren, par exemple, les demoiselles se la jouent très gentleman-farmer, avec des vestes en velours et des pantalons tweedés rentrés dans les bottes.

Remontant plus loin dans le temps, le duo français Marithé + François Girbaud passe par le personnage du chevalier d’Eon, dont on n’a jamais su le sexe véritable, et par l’allure de la chanteuse Mylène Farmer période  » Pourvu qu’elles soient douces « , pour proposer des créations qui, sur le dos des dames, ont tout du petit marquis du xviiie siècle. Dans un autre registre nettement plus récent, Marithé + François Girbaud font coïncider  » il  » et  » elle  » via de vrombissantes tenues de motardes.

Droit sorties d’un film en costumes de James Ivory, les cavalières émérites de Jean Paul Gaultier pour Hermès réinterprètent les codes de la fameuse maison et sa tradition sellier. Capes, corselets, gilets cintrés, jodhpurs, bottes cavalières… la panoplie complète de l’écuyer(e)  » in  » sert à boucler la boucle d’une élégance parfaite, quel que soit son genre. Même topo chez Ann Demeulemeester qui fait défiler au pas des amazones ( NDLR : lorsque, dans les temps passés, la femme monte à cheval en amazone, ce sont là les prémices d’une appropriation du vestiaire masculin) à la virilité subliminale. Même teint diaphane, même cheveux longs, même silhouette frêle et forte à la fois, les filles et les gars d’Ann Demeulemeester ont, à travers leurs pièces de vêtement et leur attitude, décidément beaucoup de choses en commun.

 » Rien n’est aussi sexy que les courbes d’une femme dans un costume d’homme « , déclare le couturier romain Valentino. Maints créateurs l’on écouté, à l’instar de ses compatriotes Dolce & Gabbana qui envoient leurs pépées parader en smokings taillés au plus près du corps et dont l’impeccable sobriété le dispute à l’ultrasexy. Avec leur petit air seventies, ces costumes portés par des filles aux cheveux plaqués adressent un clin d’oeil à peine voilé à feu Helmut Newton, cet artiste berlinois percutant dont le zoom savait saisir avec brio les fantasmes les plus salés. Or, justement, l’une de ses plus célèbres photos de mode, prise en 1975, est un hommage gracieux, voire gracile à l’androgynie : une fille en smoking Saint Laurent, les cheveux tirés en arrière façon Rudolph Valentino, et qui adopte  » les gestes à Jules « , à savoir une main dans une poche du pantalon et l’autre tenant une cigarette entre le pouce et l’index. Pas étonnant que la tenue soit signée Yves Saint Laurent : à l’aube des années 1970, et après le travail entrepris par Chanel en faveur de l’émancipation vestimentaire des femmes, le génial couturier bouleverse les codes de notre garde-robe, en réinventant pour nous le smoking, le tailleur-pantalon et le trench-coat dans leurs expressions les plus pures.  » Ce tailleur-pantalon unique, mince, à la puissance impeccable, symbolisait le début de l’affirmation de l’égalité féminine dans l’univers du travail qui allait changer le monde « , souligne  » Vogue  » dans un dossier spécial sur Helmut Newton (3).

Le maître à penser du chic français fut, en cela, imité par nombre de disciples : de Giorgio Armani à Tom Ford en passant par Hedi Slimane, Viktor & Rolf et Xavier Delcour qui signe une ligne femmes complète depuis le début de cette année, ils ont tous livré leur interprétation version mode du troisième sexe ou de l’ambivalence entre les deux premiers. Et ce n’est pas une tendance qu’il faut conjuguer au passé.  » Particulièrement fonctionnelle, la mode de l’automne-hiver se destine à une femme active, sûre d’elle, faussement classique, bien dans son époque. Sa modernité la conduit à piocher dans le vestiaire des hommes. Multiple, elle est alors tour à tour cavalière, motarde, écuyère ou guerrière « , lit-on dans le  » Journal du Textile  » (4). En d’autres termes, la mode a beau passer par de nombreux caprices, le costume d’homme sur les épaules d’une femme est et reste un classique indétrônable et une tenue intemporelle parce que… éminemment contemporaine.

Marianne Hublet

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