Pendant six décennies, une acharnée du travail fit ouvre de sculptrice. Elle s’appelait Madame Grès, était couturière, obstinée et proche de l’épure. Visite guidée de l’exposition parisienne que le musée Galliera et son directeur Olivier Saillard lui consacrent hors les murs. La couture à l’ouvre.

Il se cache au fond d’une impasse, à l’ombre de la tour Montparnasse, Paris. Il faut donc se donner un peu de peine pour trouver le musée Bourdelle, et c’est très bien ainsi. La grande grille est close, on est lundi, pourtant, exceptionnellement, elle s’ouvre devant nous en catimini, le guide est déjà là, c’est Olivier Saillard, directeur du musée Galliera présentement co-commissaire de l’exposition Madame Grès, la couture à l’£uvre, c’est dire l’honneur qui nous est fait. On sait qu’avec lui, l’émotion ne sera jamais loin, car avec cet historien de la mode, la poésie toujours affleure, dans ses visions, ses explications et ses défilés-performance qu’il présente durant la semaine de la haute couture avec un bonheur non feint. Qui débute ici, dans la salle des plâtres, avec une robe de Madame Grès, vers 1945, naturellement posée là, sous la haute voûte, dans une vitrine minimale, de chêne clair et de vitres teintées afin de la protéger, filtrer les UV –  » on aime bien, fait-il, les robes sont ainsi apparaissantes et disparaissantes « .

UNE HISTOIRE IDÉALE

Une telle exposition, unique en son genre, n’existerait pas sans la conjonction multifactorielle d’heureux concours de circonstances et de vivifiantes exigences. Une expo précédente ( Histoire idéale de la mode contemporaine, aux Arts décoratifs), à la faveur de laquelle Olivier Saillard montre le travail,  » en partie « , d’une artiste, Madame Grès, couturière qui s’était rêvée sculpteur. Une dette envers elle, dont l’histoire a retenu les drapés, les plissés mais ignoré le talent tailleur. La découverte de ses années 70, sa modernité, son intemporalité, son exigence folle. L’émerveillement devant un trésor – ces 250 robes qui font partie des collections du musée Galliera, Paris, qu’il dirige depuis peu. Un musée, celui-là justement, en réfection, bien obligé d’exposer hors les murs. Une envie enfin de confronter un sculpteur de pierre à une sculptrice de jersey, c’est la première fois qu’une expo de mode prend ses aises ailleurs, en l’occurrence chez Antoine Bourdelle, dans son atelier, ses appartements, ses salles Beethoven ou Polychrome. Qu’ils ne se soient jamais rencontrés importe peu, tout fait sens –  » Je ne pensais pas, prévient Olivier Saillard, mais on le vérifie, que la fragilité des robes se satisferait aussi bien de la monumentalité des sculptures.  » Un Centaure, un Héraclès à la biche, un buste d’Anatole France, un cuirassier au glaive levé vibrent au diapason avec ces robes sublimes que Madame Grès aimait créer par-dessus tout, elle qui les  » adorait tellement  » qu’elle aurait voulu  » ne jamais les vendre mais les donner « .

Tenez, celle-ci date de 1945, on la dirait taillée dans de la pierre, elle en a la même couleur. Elle semble là depuis la nuit des temps. Comme la photo de Willy Maywald (1954) et plus loin, ceignant un Centaure, les affiches de l’expo – une robe du soir en jersey de soie blanc, printemps 1951, mise en scène, en scan, par la photographe Katerina Jebb. C’est qu’Olivier Saillard n’aime pas les musées modernes avec portes vitrées et escalator qui font penser au métro parisien, il leur préfère la poésie des vieux musées laissés dans leur jus, avec  » cet espèce de no man’s land géographique et temporel « , cette immobilité désuète qui révèle plus justement la véracité d’une £uvre, d’un travail, d’un cheminement. Sans méthodisme forcené,  » J’aime bien les choses qui ne s’imposent pas.  » Surtout ne pas  » trop vampiriser les lieux « , poser çà et là des bustes Stockman, des stèles de sculpteur en guise de support, des cartels,  » comme des écriteaux  » ou du papier kraft à même le sol pour dater la robe, détailler sa matière parfois avec point d’interrogation,  » nous affichons nos doutes « , et le nom du collectionneur, du musée, du donateur. Conserver un certain état d’esprit,  » comme si tout était à l’état de travail « . Tout le long, il s’agira donc de parler de cela, de cet acharnement, des heures passées dans l’atelier, épingles et paire de ciseaux à la main, à sculpter le tissu, il n’y a pas d’autres termes, le dompter parfois, le sublimer toujours, et besogner encore.

SIX DÉCENNIES DE ROBES

Derrière un plâtre, une toile de Madame Grès, des années 80, encore épinglée, par elle, sauvée de la déroute et de la curie par sa première d’atelier Martine Lenoir alors que la maison rachetée par Bernard Tapie puis par Jacques Esterel sera liquidée en un jour funeste de 1987. Mais Olivier Saillard jamais ne s’arrête aux prosaïsmes forcément moches de la vie, il privilégie le travail, le tissu, la coupe, les plissés, le minimalisme, l’invention, la modernité, le travail, le travail, le travail. Un génie à l’£uvre, donc, avec en filigrane, les moments clés d’une vie qui débuta en 1930, sous le nom de Germaine Krebs, surnommée Mademoiselle Alix puis en 1942, autobaptisée Grès, cette pierre couleur sable qui donne le ton à sa palette sourde et qui est aussi l’anagramme du prénom de son mari Serge.  » Elle serait entrée comme aide modéliste chez Premet, maison de couture notoire et s’intéresse immédiatement à la technique de la coupe, précise Olivier Saillard. Elle disait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas coudre. Avec beaucoup d’ironie, quand elle reçut le Dé d’or en 1976, distinction qui récompense la meilleure collection, elle agita le trophée et dit :  » Je n’en ai jamais eu d’autres. J’ai horreur de coudre, je ne couds jamais.  » Par contre, elle utilisait trois paires de ciseaux par collection, ce qui dit bien qu’elle coupait, c’était une grande modéliste. « 

D’emblée,  » c’est étonnant « , sa grammaire est établie.  » Elle présente une collection en 1933, c’est déjà du drapé, du jersey et les années 30 disent tout du vocabulaire de Madame Grès, à part peut-être sur les ensembles de jour qui, avec les années, vont devenir de plus en plus épurés et de plus en plus géométriques.  » Soit six décennies de mode, de 1933 à 1989, en totale autonomie, sans rien de superflu, avec juste un parfum, qui porte ce nom qui lui va bien, Cabochard (1959). Quand on lui demandait :  » Qu’est-ce que pour vous une femme bien habillée ? « , elle répondait :  » La plus discrète qui soit, celle qui ne se fait pas remarquer, celle qui se fond dans le décor.  » Il faut donc y regarder à deux fois quand on pénètre dans l’appartement d’Antoine Bourdelle, sa chambre de repos, pour apercevoir dans la pénombre presque en trompe-l’£il parmi les tentures noires, cette robe austère, sculpturale, inspiration sari. Un Christ en croix lui fait face, recueillement.

DES RENCONTRES PLASTIQUES

Dans la salle Polychrome, une robe le chiffonne, Olivier Saillard s’en approche et délicatement remonte une manche, puis fait bouffer le dos de la dernière £uvre de Madame Grès tout en la commentant –  » Je la trouve d’une étrange modernité, presque Junya Watanabe, qui dit beaucoup du goût de Madame Grès pour les vêtements traditionnels. Et je la trouve d’une étonnante vivacité pour être l’£uvre d’une dame très âgée. Elle fait partie des découvertes de l’expo, elle n’a jamais été montrée… « 

Voici l’atelier, cela sent le bois, un peu la poussière, rien n’a bougé depuis tant et tant d’années, c’est immensément poétique et charmant. Un vieux parquet à chevrons, une grande verrière, un poêle à bois, un samouraï, une table, un banc qui a vécu, une Vierge, un Kouros et deux robes qui sont venues se poser là avec naturel, l’une est beige, date de 1980, l’autre, de 1977, est safran, renversante, en  » jersey de soie ( ?) qualité Parthénon de Racine, à étages asymétriques, gansée de rubans de gros grains marron clair « .  » Je me suis autorisé des rencontres plastiques, confesse Olivier Saillard. Au début, on avait mis là deux robes beiges, un peu par péché d’harmonie, je me suis dit non, c’est idiot, il faut une couleur plus vive et l’orange s’est imposé, entre les bronzes, entre les plâtres, entre les beiges. « 

On se faufile, au fond, une porte basse, une robe du soir en jersey de laine, d’un vert qui fait plaisir à voir,  » une couleur sortie du tube « , Madame Grès savait déjà ce que les color blocks de ce printemps 2011 voulaient dire – ah ! sa modernité. Dans les vitrines, aux côtés du Baiser aux nattes et du Masque d’enfant endormi, ses bijoux, un collier au décor végétal et animal, qui se fixait sur une robe, un tour de taille, avec toujours  » cette dimension sculpturale « .  » Dans la scénographie, on se demandait comment on allait pouvoir exposer ses bijoux, on est passé par mille atermoiements, avant de se rendre compte qu’ils étaient très beaux dans leur boîte de stockage, cela s’est révélé le plus juste, le plus flatteur et le plus chic.  »

LA PURETÉ À L’EXTRÊME

Le lundi, c’est le jour des docteurs des robes. On dépoussière, on aspire, on soigne ces merveilles qui ne supportent dans l’absolu guère plus de 50 Lux. Celles-ci qui furent blanches ont  » reçu les charmes du temps, pas les outrages ; il y a donc des blancs plus ou moins blancs, des jaunes plus ou moins sables, c’est très doux, on a là des exemples de drapés, de plissés très différents d’un modèle à l’autre, situés entre 1940 et 1970.  » Une Pénélope presque méditative les contemple, la concordance est subtile.

Dans l’aile moderne du musée, signée Portzamparc, les tenues de jour ont trouvé leur place. Un manteau de 1951 griffé Madame Grès qui n’était pas encore complètement restauré vient d’arriver, déballage, il s’apprête à rejoindre les autres silhouettes, référencées sur un simple papier kraft,  » hiver 42, robe de jour, jersey de viscose noir  » ou  » 1971 robe de cocktail, jersey de viscose jaune doublure de taffetas de viscose  » et encore  » vers 45, tailleur … « . Au mur, un panneau et la pensée aiguisée de Madame Grès :  » La poursuite de l’essentiel, la perfection est l’un des buts que je recherche, pour qu’une robe puisse survivre d’une époque à la suivante il faut qu’elle soit empreinte d’une extrême pureté.  » Rien n’est plus juste. Dans l’ultime salle, deux tirages très seventies de Guy Bourdin répondent à une robe beige qui se détache du mur noir, avec ceinture bijou incrustée et brodée par Lesage, au dos particulièrement soigné,  » elle est belle n’est-ce pas ? « . On saute à pieds joints dans l’espace-temps, rien ne jure, surtout pas les années 30 face aux seventies, que l’on avait  » sous-estimées chez Madame Grès, or, sa création est alors nerveuse, et plaide pour sa vocation de sculpteur, d’évidence.  » Un Beethoven aux grands cheveux veille. La perfection est parfois de ce monde.

Madame Grès, la couture à l’£uvre, jusqu’au 24 juillet prochain, une exposition conçue et réalisée par le musée Galliera, présentée au musée Bourdelle, 16, rue Antoine Bourdelle, à 75015 Paris.

ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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