Tournée vers le détroit de Gibraltar, entre Atlantique et Méditerranée, la plus inclassable des villes marocaines – qui a vu passer romanciers et aventuriers – a gardé un parfum de mystère.

Peu de villes offrent une telle impression de décontraction et de liberté. Comme si chaque jour qui commençait à Tanger était un jour que chacun était libre d’inventer à sa convenance. Ce que j’ai aimé tout de suite, il y a presque vingt ans, pendant mon premier séjour : les murailles de la casbah d’où regarder les derniers contre-feux du jour planter des banderilles fauves sur la côte de l’Espagne, me baigner le matin dans l’Atlantique et l’après-midi dans la Méditerranée, le parfum nocturne d’un jasmin sur le boulevard Pasteur en rentrant du Morocco Palace, le lever du jour sur la rade, les pêcheurs debout dans leurs barques qui jettent leurs filets ou ramassent de vieux bidons d’huile où ils ont piégé des poulpes, les mandibules noires des grues sur le port, les silhouettes des cargos, flancs et proues encore tout noirs d’ombre, les coups de trompe des ferries, les heures claires du matin dans la ville arabe, les odeurs de pain, de citronnelle, les flaques de soleil sur le suaire blanc des villas.

Ce n’est pas un hasard si les petites rues blanches qui descendent vers le port portent toutes des noms de grands découvreurs : Magellan, La Pérouse, Ibn Batuta, Marco Polo. Ils rappellent à celui qui voudrait l’oublier que Tanger, plus qu’un port, est une ville entre deux mondes. Marins et voyageurs aperçoivent l’épure de la ville sur un horizon d’écume – ébauche crayonnée sous le fusain d’une forte brume de chaleur. Pendant des années, il y avait toujours un paquebot qui chauffait à New York en partance pour Tanger. Ils l’avaient tous pris : Paul et Jane Bowles, Truman Capote, Gore Vidal, Jack Kerouac, Bill Burroughs, Tennessee Williams.

Le premier à faire la ligne New York – Tanger fut Paul Bowles. Il se tient encore sur la passerelle du bateau qui vient d’entrer dans la baie que, déjà, la ville l’ensorcelle. Descendu à terre, il parcourt les rues à pas de colombe. Un certain climat de mystère, la foultitude des tableaux vivants, les paquets de kif dans les débits de tabac, des collines qui s’ouvrent sur des plages de sable blond, tout l’enchante. Avec ses passions, ses étrangetés, ses intrigues, ses brillances et ses ombres, la ville se donne à Bowles.

Quand j’arrive chez lui pour la première fois, il n’est pas encore le misanthrope reclus, méditatif et ironique qu’il deviendra à la fin de sa vie, recevant dans son lit amis et visiteurs venus lui apporter un écho affaibli du monde. Il travaillait au saut du lit, dans le silence, après le déjeuner, descendait à la poste principale, dans sa vieille Ford Mustang, relever le courrier dans sa boîte postale. Pour rentrer chez lui, toujours par le même chemin, il s’arrêtait au marché de Fez, celui qui sent la viande fraîche et les roses. Dans son appartement, au quatrième étage d’un immeuble situé derrière le consulat américain, il fumait entre vêpres et complies, mélangeant avec science le tabac et le kif. Tanger a beaucoup donné à Bowles. Je parle de ce qu’une ville peut offrir de romanesque à un écrivain. C’est justice de dire que Bowles lui a beaucoup rendu, en légendaire, c’est-à-dire (du latin legenda) qui demande à être lu.

Jusqu’en 1956, la ville, protégée par l’ange du bizarre, bénéficie d’un statut inouï : neuf puissances garantes, une ribambelle de consulats et de légations, trois postes, quatre devises. C’est un refuge parfait pour ceux qui fuient un monde miné par l’argent ou la pauvreté, par les convenances, les habitudes, ou par leurs propres erreurs passées. Ils trouvent à Tanger une douceur de vivre qu’ils n’attendaient plus, un  » special blend  » d’Europe et d’Orient, avec un zeste d’Ancien Régime, quelques fonds de gotha et tous les accessoires de l’extase ou de la tragédie, plus une sorte de simplicité antique, d’aimable modestie qui ne comptent pas pour rien dans le charme de la ville.

C’est ainsi que Morand passa quelques hivers tangérois, dans une maison avec un jardin en à-pic sur la mer, d’où il regardait l’Espagne. L’auteur d' » Hécate et ses chiens  » vécut ici comme il vivait ailleurs. Beaucoup de travail, par délassement, du grand air, par principe, et des bonnes manières, par pessimisme. Sa maison était immense, mais manquait de confort, pas un robinet qui marchait. Il s’en moquait. Son grand plaisir était de partir le matin avec des pêcheurs dans les eaux du Détroit. Une jeune fille lui fournit le modèle vivant de son héroïne d’Hécate. Elle se nommait Pauline Abiber et appartenait à une famille très lancée à Tanger. Elle sortait chaque soir avec ses deux soeurs, toutes les trois paraissaient incroyablement libres. Toute la famille disparut. De ces vies, il ne reste que ce fantôme de femme, Clothilde, qui chasse les jeunes Arabes dans un roman de Morand.

La maison de Morand n’a pas résisté aux outrages d’un projet immobilier imaginé par un commissaire de police et finalement avorté. Le commissaire n’a pas eu le temps de bâtir, mais il a eu celui de détruire. L’endroit pourtant vaut toujours le détour. C’est une façon de prendre ses marques. Il faut partir du palais Forbes, au Marshan, prendre un chemin qui serpente entre des bambous et des murs blancs, et le suivre jusqu’à la rue Bakeli. Sous les murs rénovés du consulat portugais, on aperçoit l’échancrure déchiquetée de la côte, les ruines d’une maison, et le sable d’une petite plage où les musiciens viennent jouer la nuit, en été. Les fêtes durent jusqu’à l’aube, rythmées par les tambours et les lumières méthodiques des phares espagnols.

Musique, palabres du marché aux poissons, brouillards du bain maure, paseo à l’espagnole sur le boulevard Pasteur, mondanités dans les maisons de la Vieille Montagne, la ville a toujours quelque chose de théâtral. A chaque heure son lieu, ses représentations live. A la nuit tombante, le branle tangérois se déplace jusqu’à la scène populeuse du Petit Socca. Un carré de brasseries ouvertes sur la rue, les balcons du café Fuentes, le bruitage des télévisions. Toute la médina vient s’y montrer. Dans un tourbillon, on s’interpelle, on s’embrasse, on se salue, puis on retourne en coulisses, vers des maisons basses, des tanières pour dormir ou des ruelles industrieuses.

Toute l’agitation d’un petit peuple magistralement décrit par Mohamed Choukri, l’ancien enfant gueux, dans son  » Pain nu « . Parfois des cris jaillissent. Bousculades, poings levés, horions, estafilades. Déjà les querelleurs tombent dans les bras l’un de l’autre. Les acteurs de ces petits drames ont le goût des happy ends. La nuit, les Soccos ne dorment que d’un oeil. Les fritures de poisson et les pâtisseries gluantes trouvent encore des amateurs. Des ombres glissent le long des maisons. Les gardiens de parking, roulés en boule dans les encoignures de portes, lèvent une paupière pour les regarder passer. C’est aussi cela, Tanger, ce parfum continuel de mystère, devant les eaux du Détroit, où deux mers se mélangent.

Tanger, une ville tournée vers l’Espagne d’où par temps clair on peut voir au loin les côtes dentelées.

Daniel Rondeau

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content