La ruée vers l’art

Mario. © nintendo

A la fois ludiques et artistiques, les jeux vidéo sont enfin reconnus comme des oeuvres à part entière. Grâce au MoMA de New York, mais aussi à Instagram et, bien sûr, aux véritables artisans qui les façonnent parfois durant des années entières.

Il y a quelques mois, le géant Nintendo sortait une cartouche qui, aujourd’hui, est considérée par beaucoup de spécialistes et de gamers comme l’une des pépites de l’histoire du jeu vidéo : The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Une immersion dans un univers verdoyant, montagneux et féerique, qui fait l’unanimité aussi bien auprès des fans  » de la première heure  » – la saga Zelda est née en 1986 – que des nouvelles générations de joueurs. Nombreux sont ceux qui, en ce moment même, sont encore en train d’en chercher la sortie, tant ce monde virtuel est vaste, les énigmes à résoudre parfois tordues, et les décors tellement peaufinés qu’ils se contemplent comme des tableaux peints avec une fantastique fantaisie. La preuve que, désormais, nous sommes à mille lieues des pionniers comme Pac-Man ou Donkey Kong qui, il y a une quarantaine d’années, déboulaient dans les salles d’arcade avec leurs gros pixels et leur décor ultraminimaliste. Aujourd’hui, les héros nommés Link, Mario ou Altaïr sont élaborés par d’authentiques artistes numériques qui donnent corps, âme, éclat et intensité à des jeux mettant un point d’honneur à se surpasser les uns les autres.

L'un des décors époustouflants  d'Assassin's Creed Origins,  qui s'immerge dans l'Egypte ancienne.
L’un des décors époustouflants d’Assassin’s Creed Origins, qui s’immerge dans l’Egypte ancienne.© ubisoft

La question est donc plus que pertinente : le jeu vidéo est-il devenu un art ? La réponse… est débattue de toutes parts, alors qu’il suffit de jeter un oeil sur quelques productions récentes pour être époustouflé. On ne parle pas forcément de Fortnite, ce champ de bataille géant qui réunit des millions d’as de la gâchette et qui, sur les téléphones du globe, est en train de dépasser (largement) les sommets atteints par Candy Crush ou Pokémon Go. Non, on pense plutôt à la splendeur graphique de titres comme No Man’s Sky, Horizon ou The Last Guardian, qui embarquent le joueur dans des mondes dessinés qui n’ont rien à envier aux meilleurs films d’animation des grands studios. Mais qui, curieusement, n’obtiennent jamais la reconnaissance populaire et médiatique d’un long métrage signé Pixar ou Dreamworks. En matière de succès, il n’y a pourtant pas de débat : le jeu vidéo s’impose comme la première industrie du divertissement de la planète. En 2016, elle générait plus de 100 milliards d’euros, alors que le cinéma en récoltait  » à peine  » 37 milliards.

Un chef-d'oeuvre de jeu d'auteur : No Man's Sky.
Un chef-d’oeuvre de jeu d’auteur : No Man’s Sky.© hello games

Trop jeune, trop anonyme

 » Cette notoriété peut justement être un handicap, explique Gilles Banneux, journaliste à la RTBF et professeur d’infographie à l’Académie des beaux-arts de Liège. Quand c’est trop populaire, ça dérange. Et puis, faire admettre comme un art quelque chose de vidéo-ludique, ça fait grincer des dents. A cela s’ajoute la mauvaise réputation du jeu vidéo, qui a longtemps été perçu comme un incitateur à la violence ou une drogue. Je n’ai pas compté le nombre de fois où l’on m’a interrogé sur ses soi-disant côtés néfastes !  » Autre obstacle qui empêche ces jeux d’être considérés comme des créations artistiques : leur histoire trop récente. Peinture, littérature, sculpture, danse ou cinéma ont dû attendre de nombreuses décennies avant de décrocher le Graal. Le premier jeu vidéo ayant rencontré du succès, lui, s’appelle Space Invaders et il est apparu en 1978. Un peu court pour prétendre à la reconnaissance, même si, petit à petit, les vieux de la vieille sont justement en train de devenir vintage, comme en témoigne le boum du rétro-gaming qui fait renaître les anciennes consoles de salon et leurs héros…

Dishonored 2, l'un des jeux  favoris de notre interlocuteur  Gilles Banneux.
Dishonored 2, l’un des jeux favoris de notre interlocuteur Gilles Banneux.© arkane studios

Enfin, ultime barrière : là où la plupart des disciplines ont gagné en popularité grâce aux noms des artistes qui leur ont donné naissance, les jeux vidéo ne sont pas signés par des  » stars « . Ainsi, personne ne connaît celui qui a supervisé les somptueux Dishonored 1 et 2, la remarquable saga Assassin’s Creed ou les multiples déclinaisons de Call of Duty. Certes, de nombreux éditeurs sont devenus des marques de fabrique mondialement célèbres, comme Ubisoft ou Electronic Arts. Mais aucun jeu ne possède une signature humaine suffisamment prestigieuse pour rivaliser avec un chanteur, un cinéaste ou même un architecte réputés.  » Attention : il y a des concepteurs dont le nom est fameux dans le monde du jeu vidéo, mais le grand public, lui, ne peut en citer aucun. C’est notamment dû au fait que sur les grosses productions, ce sont des centaines de personnes qui travaillent, parfois pendant cinq années, dans des studios de développement éparpillés sur plusieurs continents. Il suffit de regarder le générique qui défile quand vous arrivez au bout : c’est hallucinant ! Et je ne vous parle même pas du budget : un jeu comme GTA 5, c’est 260 millions de dollars… même si c’est le plus gros portefeuille jamais alloué à un titre.  »

La ruée vers l'art

De l’esthétisme au réalisme

Bien sûr, avec de tels moyens de production, la ruée vers l’art semble plus aisée. Mais il va sans dire que cela ne suffit pas.  » Ces sommes astronomiques sont uniquement attribuées à des suites qui vont forcément trouver leur public. Un peu comme les Avengers au cinéma. Il y a donc très peu de prise de risque de la part de l’éditeur. Mais cela n’enlève rien à la technique ou à la beauté du jeu. Aujourd’hui, l’esthétisme est d’ailleurs devenu primordial, au même titre que le réalisme. Il fut un temps où l’emballage et la bande-annonce étaient plus jolis que le contenu. Maintenant, la frontière entre les deux est beaucoup plus ténue. Rien d’étonnant : il faut voir tout le travail que cela exige, principalement lors de la phase préparatoire du processus créatif. Dans le langage professionnel, on appelle cela le concept art. C’est une sorte de story board géant, où l’on dessine tout l’univers du jeu, bien avant que l’on mette les images en 3D. Sébastien Mitton, qui bosse comme directeur artistique chez Arkane Studios, me confiait récemment que, pour cela, il faisait d’abord une recherche méticuleuse d’illustrateurs capables de proposer un vrai design graphique, tant au niveau des décors que des véhicules, des armes ou des costumes…  »

Street Fighter II a rejoint  le MoMa new-yorkais.
Street Fighter II a rejoint le MoMa new-yorkais.© capcom

Ainsi, au fil des années, les jeux vidéo se sont mis à gagner leurs titres de noblesse. On ne les accuse plus de tous les maux, mais on les admire pour leurs qualités techniques. On ne dit plus qu’ils prônent l’anarchie ou qu’ils rendent les enfants idiots, mais on admet qu’ils développent les capacités d’analyse, les réflexes ou la concentration. On ne regarde plus seulement leurs défauts et leurs limites, mais on applaudit leur arrivée parmi les arts qui se respectent, longtemps après que des jeux comme Resident Evil, Tomb Raider ou Final Fantasy – tous trois adaptés au cinéma, il n’y a pas de hasard – aient ouvert la voie à des dimensions insoupçonnées. Cerise sur le pixel : les stars hollywoodiennes ont fini par avouer leurs péchés mignons. Samuel L. Jackson est fou de GTA et d’ Assassin’s Creed, Jessica Alba est accro à sa console Nintendo, et Mila Kunis ne décroche pas de la série Call of Duty.

L'infatigable Lara Croft  de la saga Tomb Raider.
L’infatigable Lara Croft de la saga Tomb Raider.© crystal dynamics

Une place au musée

Parallèlement à cela, en 2013, le très exigeant MoMa de New York, temple de l’art contemporain, faisait couler de l’encre – dans les années 60, c’est quand le pop art s’y était invité que les mauvaises langues s’étaient indignées – en décidant d’ouvrir une section dédiée aux jeux vidéo iconiques comme Tetris, Minecraft, Super Mario Bros, Street Fighter II, Asteroids ou The Sims. Une manière de faire taire ceux qui refusaient de considérer la discipline comme un mouvement artistique. Mais aussi un travail de conservation important, puisque le musée en a profité pour acquérir des versions originales de chaque jeu, ainsi que leur code source et la console qui les supporte, histoire d’assurer leur inscription dans la postérité. Un signe qui ne trompe pas. Exactement comme les pages Instagram qui, aujourd’hui, se mettent à envahir l’application la plus tendance du moment et qui dévoilent des images sublimant les paysages dessinés par les créateurs de jeux. Le compte Digital Worlds Explorer est de loin le plus éloquent, se délectant à poster des captures d’écran qui se révèlent toutes des invitations au voyage. Ses cousins nommés Another World ou Art in Videogames prolongent le plaisir avec des clichés glanés par les joueurs lors de leurs escapades virtuelles.

Child of Light, qui enchante par son univers poétique.
Child of Light, qui enchante par son univers poétique.© ubisoft

En mars dernier, le journaliste français Jean Zeid – qui avait déjà supervisé l’exposition parisienne Game quelques mois plus tôt, retraçant l’histoire des Atari, Game Boy et compagnie – sortait un livre intitulé Art et jeux vidéo (*). Une réflexion passionnante sur cette culture populaire et planétaire qui, s’adaptant aux époques, puise ses ingrédients aussi bien dans les métiers architecturaux que littéraires ou musicaux. Et qui, selon l’auteur, posséderait désormais tous les atouts pour s’imposer comme  » l’art du xxie siècle « . S’adressant à tous les publics et joliment illustré, le bouquin explique aussi comment le jeu s’est carrément mis en tête de transmettre des émotions et de poser des questions parfois complexes sur l’évolution de l’humanité. Un peu comme toutes les disciplines artistiques qui se respectent. Et même si les créateurs de jeux, quelque part, se moquent un peu de cette reconnaissance et n’ont rien contre une réputation un brin underground, ils vont devoir s’habituer au fait que l’histoire, désormais, les observe de très près…

The Legend of Zelda : Breath of the Wild.
The Legend of Zelda : Breath of the Wild.© nintendo

(*) Art et jeux vidéo, par Jean Zeid, Palette.

La ruée vers l'art
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La révolution indépendante

A côté des éditeurs élaborant des blockbusters qui ne connaissent pas l’échec, les jeux vidéo gagnent leurs galons d’artiste grâce à des productions qui misent tout sur l’audace. Et, parfois, décrochent les étoiles. On les appelle les  » indie games « , soit des jeux indépendants qui sont imaginés par des équipes minuscules bénéficiant d’une liberté créative totale, même quand des entreprises célèbres se cachent derrière. Exemples adulés : Minecraft, World of Goo ou Rayman Origins. Et parmi les surprises qui ont marqué les esprits par leur esthétique unique, il faut citer Child of Light, avec ses décors poétiques conçus comme une succession d’aquarelles et sa bande-son pianotée par l’artiste Coeur de Pirate. Il y a aussi l’incroyable No Man’s Sky, une odyssée spatiale signée par une douzaine de personnes et qui emporte le gamer dans des paysages colorés de toute beauté.  » Pour moi, ce dernier est une vraie référence, notamment pour l’élégance de sa palette graphique. Je le cite souvent dans mes cours « , s’incline Gilles Banneux. Pour aller plus loin, le livre Indie Games (*), écrit par Bounthavy Suvilay et richement illustré, décortique la mission et la conception de ces pépites d’imagination qui, elles aussi, révolutionnent l’univers du video game…

(*) Indie Games, par Bounthavy Suvilay, Bragelonne.

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