Aux confins des influences européennes et orientales, à la fois nocturne et solaire, exubérante et secrète, Venise marqua de son sceau doré les créations de Gabrielle Chanel. Et son destin, aussi. Visite dans ses pas.

Août 1920. Gabrielle Chanel, inconsolable depuis l’accident qui a coûté la vie à son grand amour Boy Capel, se laisse convaincre par son amie Misia et son époux, le peintre José Maria Sert, de les accompagner à Venise. Plus tard, elle conviendra que le couple l’a sauvée.  » Elle ne disait pas de quoi, écrit Edmonde Charles-Roux dans L’Irrégulière (Le Livre de Poche), mais cette soudaine confidence, pour brève qu’elle fût, donnait la mesure de sa reconnaissance.  » C’est la première fois que Mademoiselle quitte la France et le voyage sera à bien des égards initiatique. Cette superstitieuse ne peut d’ailleurs s’empêcher de faire le lien entre le lion, symbole de la cité des Doges – on l’y retrouve partout, de la place Saint-Marc à l’Arsenal -, et son signe astrologique.

Mais surtout, après l’avoir introduite dans son salon où se pressait le Tout-Paris, Misia, muse de Bonnard, Picasso et Stravinsky, complice de Cocteau et Radiguet, intronise véritablement Gabrielle auprès de l’intelligentsia cosmopolite qui fréquente la Sérénissime. Enfin, elle est membre à part entière de cette élite à laquelle elle rêve depuis toujours d’appartenir. Dans ce petit monde où fraient les personnalités les plus puissantes, les plus excentriques et les plus raffinées d’Europe, Serge de Diaghilev, qui deviendra son ami. Ce jour-là, le fondateur des Ballets russes déjeune avec la grande-duchesse Maria Pavlovna lorsque les Sert et Chanel les croisent au détour d’une promenade. Misia connaît l’un comme l’autre, et très vite la table compte trois convives de plus. Au cours de la conversation, Diaghilev évoque LeSacre du Printemps, qu’il essaie de monter, et ses sempiternelles difficultés financières, qui l’en empêchent. De retour à Paris, Gabrielle lui signera le gros chèque qui lui permettra de surmonter cet obstacle, à la condition qu’il n’en parle à personne. Le secret sera gardé pendant un demi-siècle, jusqu’à ce que Boris Kochno, secrétaire particulier et dernier amant du génial ami des arts, le révèle dans un ouvrage retraçant son £uvre (1). Neuf ans plus tard, elle prendra aussi à sa charge ses funérailles dans l’église orthodoxe de Venise et son inhumation sur la petite île de San Michele, après que le diabète l’ait emporté… le 19 août, jour de l’anniversaire de Coco, encore un signe.

Mais pour l’heure, l’esprit est à la fête, à la légèreté, à l’oubli entêté de ce spleen qui la ronge depuis la mort de Capel. Les matinées s’écoulent sur la plage du Lido – c’est pour se prémunir de son sable brûlant que Chanel aurait imaginé les semelles en liège. Les soirées enchaînent, sur un air de RoaringTwenties, retrouvailles mondaines dans l’historique café Florian ou au flambant neuf Harry’s Bar et dîners dans les palazzi. Entre-temps, on se promène le long des canaux, on déambule d’une piazzetta à une autre. Gabrielle découvre aussi Véronèse et Le Tintoret, Carpaccio et Titien, dont les rouges viendront orner l’intérieur de son sac iconique, le 2.55. D’églises en palais, José Maria Sert l’initie à l’art byzantin, dont les réminiscences bousculeront avec audace le noir et le blanc, la rigueur et le sens de l’épure qui définissaient jusqu’alors les collections dessinées par Mademoiselle. Ainsi de la Pala d’Oro, ce retable du Xe siècle en or enchâssé de milliers d’émaux et de pierres précieuses, qui fait la fierté de la basilique Saint-Marc et qu’elle traduit en bijoux manchettes, broches et colliers plastrons. Ainsi de l’or, qu’on retrouvera désormais sur ses robes du soir et jusqu’aux murs de son appartement parisien de la rue Cambon, où consoles baroques, miroirs biseautés et lustres en cristal concourent à créer une ambiance toute vénitienne.  » Pourquoi tout ce que je fais devient byzantin ?  » s’interroge Gabrielle Chanel, longtemps après ce premier séjour dans la cité lacustre. Peut-être est-ce tout simplement parce que c’est sous les ors et les fastes de cette Venise-là qu’elle devait renaître…

(1) Diaghilev et les Ballets russes, par Boris Kochno, Fayard, Paris, 1973.

PAR DELPHINE KINDERMANS

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