On a tous en nous quelque chose d’Adamo. Le chanteur-auteur-compositeur né à Comiso en Sicile il y a septante-trois ans fait partie de notre patrimoine national. Rencontre avec un rêveur de fond.

Il revient de Sicile, de Camarina exactement, pas très loin de Comiso, sa ville natale, il y a été choyé à coups de distinctions et d’honneurs, on n’est pas l’enfant du pays pour rien. Et puis il a eu droit à la lecture à haute voix de quelques extraits de son roman La notte… l’attesa, enfin traduit en italien mais paru il y a longtemps déjà, en 2001 – il aurait aimé le titrer Et paisible coule la Haine mais son éditeur avait alors préféré Le souvenir du bonheur est encore le bonheur, soit. Salvatore Adamo avait compté sur tout, là, au bord de la mer qui jadis lui a ravi son père, il avait compté sur tout,  » sauf sur cette émotion qui a pris tout le monde « . Avec lui, le sicilien est la langue de l’intime. Et parce que depuis plus de cinquante ans maintenant, il murmure ses chansons comme pour offrir en partage des bribes de poésie et des fragments de mélodie qui ne s’oublient guère, on croit tout connaître de l’homme aux 90 millions d’albums vendus. Il ne faudrait pas oublier cependant qu’il est drôle et léger et grave, aime Bécaud, les duos, les bals et les gens bien, prétend que l’amour n’a jamais tort et passe du coq à l’âne avec bonheur –  » à l’école, quand on nous entendait dire un mot en borain, on nous engueulait… Je ne dois surtout pas oublier de vous parler de Raguse, l’une des plus belles villes du monde « . Rencontre dans son salon, à Bruxelles, avec piano à queue, photos souvenirs, toiles perso et Georges, son labrador, qui de temps en temps vient vérifier s’il n’est pas enfin l’heure de la promenade.

Comment avez-vous vécu la commémoration des 70 ans de l’accord italo-belge surnommé  » Des bras contre du charbon  » ?

Je l’avais déjà commémoré en 1996, on avait alors découvert ce fameux contrat – une tonne de charbon pour un ouvrier. Si nos pères avaient su, auraient-ils eu le luxe de refuser ? Je ne le pense pas et j’en ai déjà discuté avec des Italo-Belges comme moi. Mon père me disait que le travail était très dur mais qu’il était heureux de l’avoir, il lui avait rendu sa dignité parce qu’il lui avait permis de nourrir les siens… La Sicile ne pouvait pas assumer tous ses enfants à l’époque, il fallait qu’ils aillent ailleurs. Et c’est là que, au sein de ma famille, se joue la croisée des destins : un frère et une soeur de ma mère ont émigré en Argentine, je n’arrive pas à comprendre pourquoi mon père a choisi la Belgique – et je m’en réjouis ! Que serais-je devenu si, pour faire plaisir à ma maman qui aurait aimé rester auprès des siens, mon père avait préféré l’Argentine ?

Était-ce un exil ?

Oui. Cela a duré trois jours, en train, avec le passage du détroit de Messine, qui, dans ma mémoire, était fabuleux, un peu comme dans la scène d’Amarcord de Fellini… J’avais gardé l’image d’un grand bateau avec des lumières partout mais quand j’y suis retourné quelques années plus tard, vers 12 ans, j’ai découvert que c’était un tout petit ferry-boat rikiki. Je me souviens également d’une scène où, dans la gare surpeuplée, pour quelques minutes, mais cela m’a semblé une éternité, j’avais perdu la main de mon père et de ma mère, j’avais éclaté en sanglots. Je me rappelle aussi qu’on était retournés en Sicile, j’avais 6 ans et il y avait eu un tremblement de terre, j’ai encore les cris en mémoire, la cohue, la statue d’un saint qu’on avait ressortie, cela me revient de temps en temps, comme un cauchemar. Tout est à l’extrême, comme les pleureuses que j’avais vues quand le fils de la voisine d’en face s’était noyé, on avait ramené le corps à Comiso, elles sont arrivées comme des oiseaux de proie, elles se balançaient en criant, cela m’a tellement marqué.

Et vos premiers souvenirs en Belgique, à quoi ressemblent-ils ?

Mon père avait d’abord travaillé dans un puits à Ghlin puis avait été muté au puits 28, à Jemappes, duquel la cité de la Croix verte était contiguë. C’était des baraquements, même genre que la cantine des Italiens, même formule, j’avais 3 ans et demi et j’y suis resté jusqu’à l’âge de 7 ans. Mon univers, c’était mon père et ma mère, j’étais seul avec eux, tous mes frères et soeurs sont nés plus tard, je ne sentais pas le dépaysement, où que l’on soit. C’est beaucoup plus tard que j’ai compris ce qu’avaient pu vivre mes parents, partis d’un pays de soleil pour arriver en février en Belgique dans une maison avec un toit en tôle ondulée… Nous étions pratiquement tous italiens, il y avait quelques Nord-Africains, un Algérien notamment dont ma mère faisait la lessive comme elle le faisait pour cinq ou six autres ouvriers mineurs, il s’appelait Barack et était le seul qui parlait un peu le français, il m’aidait pour mes devoirs. Il était en attente du permis de séjour et un jour, on l’a vu entre deux gendarmes comme un malfaiteur, toute la cité était là, on ne pouvait rien faire, juste le regarder partir, renvoyé chez lui. Et comme la Croix verte était attenante au charbonnage, on entendait le tocsin, qui sonnait trop souvent, on se demandait alors sur qui le malheur était tombé… Mais on ne va pas parler de choses tristes, n’est-ce pas ?

Parlons de musique alors : votre première guitare, c’est votre grand-père maternel qui vous l’offre…

Je me suis longtemps demandé d’où lui était venue l’idée. Je chantonnais dans ma chambre les chansons italiennes que mon père écoutait à partir de 8 heures à la RAI, on écoutait le festival de San Remo, j’avais une bonne mémoire musicale mais je n’avais jamais déclaré des velléités d’être chanteur. Et puis j’ai compris, ma tante me l’a expliqué juste avant de mourir : ma mère m’avait surpris devant un miroir avec une brosse en guise de guitare en train de me déhancher, elle avait écrit à son père qui, par l’entremise d’un oncle, m’avait fait parvenir cette guitare, je l’ai toujours, elle est très modeste. C’est ainsi que tout a débuté.

En février 1960, vous remportez un radio crochet, avec Si j’osais…

L’éliminatoire au théâtre de Mons a été diffusé le 14 février, le jour de la naissance de ma soeur cadette, j’ai ensuite été appelé en France pratiquement un an plus tard pour les finales, mais sans voir Paris, à part la gare du Nord, où mon père et moi avions dormi sur les bancs de la salle d’attente, après le crochet. Je me souviens d’une anecdote que j’évoque dans une chanson qui n’est pas encore sortie :  » Ce n’était pas gai Paris, c’était froid, c’était gris, il y avait des CRS partout, ma guitare dans l’étui faisait comme un fusil, on nous fouillait tous les dix pas…  » Ce n’était pas très accueillant… et puis voilà, le destin a fait le reste.

Et si vous l’aviez raté, ce concours ?

J’étais à l’Athénée de Mons, je serais retourné aux études, j’étais bon élève, j’étais premier de classe. Mais ce crochet m’a donné l’occasion d’enregistrer mon disque initial, tout simplement parce qu’un producteur m’avait entendu sur Radio Luxembourg et trouvait que ma voix avait une certaine similitude avec celle de Rocco Granata. Il voulait une chanson en italien, je n’en avais pas, je me suis forcé à en écrire deux et comme il y a une justice, cela n’a pas marché du tout.

Vous cumulez : vous êtes auteur-compositeur-interprète, c’est plutôt rare.

C’est une question de timidité par rapport à l’idée que pourraient avoir un auteur et un compositeur sur ma façon de chanter leur chanson. Cela m’impressionnait, alors qu’en faisant tout moi-même… Je suis un réservé qui a un certain amour propre.

Quel est votre processus créatif ?

Depuis des années, il n’y a pas un matin où je me réveille sans avoir une mélodie en tête, certaines me viennent même en pleine nuit, je prends mon smartphone et je les enregistre, je les chantonne. Parfois, au lever, je suis content et puis parfois je me dis :  » Mais tu t’es réveillé pour ça, nom d’une pipe ?  » Et pour le texte, c’est souvent dans l’émotion, quand quelque chose me touche ou m’amuse, je garde l’idée dans ma tête et j’associe une musique qui me vient avec les quelques mots que j’ai pensés ou avec une autre, que j’ai déjà enregistrée, emmagasinée, et qui est sans paroles. Ecrire une mélodie, c’est une promenade sur des harmonies, on est libre, alors qu’écrire un texte… Je suis assez puriste dans le français, que je respecte ; il y a des règles de versification, de métrique, c’est peut-être un peu vieux jeu, chercher la rime la plus riche, mais je suis comme ça. Je dois avouer que, même si j’ai un fil conducteur pour une chanson, je ne sais pas exactement où je vais arriver. Mais la rime ouvre des portes, souvent elle décide de la suite de l’histoire.

Vous êtes universellement écouté. Comment se fait-il que vous plaisiez autant à un Flamand de Koksijde qu’à une Japonaise de Kyoto ou un Chilien de Santiago ?

Je vais rendre hommage à quelqu’un qui a beaucoup compté pour cet aspect-là de ma carrière, Jeff De Boeck, directeur artistique des éditions EMI. Un jour, il m’a demandé si cela me disait de chanter en espagnol, c’est par là que cela a commencé. Mon plus gros succès en Espagne, c’est Mes mains sur tes hanches/Mis manos en tu cintura, elle a été élue la chanson la plus populaire des cinquante dernières années. Et au Japon, je dois beaucoup à la chanteuse Koshiji Fubuki. On parle toujours de Tombe la neige mais ce n’est pas la plus connue là-bas, ni la plus chantée, puisqu’elle n’est interprétée qu’en hiver. En revanche, Sans toi mamie est jouée toute l’année. Cela dit, Tombe la neige est la chanson parfaite pour le Japon, je ne m’étais pas rendu compte que la métrique correspondait au haïku, elle est écrite en vers de cinq et sept pieds et parle d’une saison. Mais c’est vraiment par hasard…

Etes-vous parfois fatigué de ces chansons ?

Non, parce que j’ai la chance d’en avoir suffisamment pour briser la routine si elle s’installe. Il m’est arrivé de chanter en pensant à autre chose, je me suis dit  » holà, cela ne doit pas arriver « , je l’ai enlevée de mon répertoire pendant deux mois… Quand je sens qu’une chanson devient mécanique et que l’émotion n’y est plus, je la laisse tranquille et j’en repêche d’autres.

Vous êtes l’incarnation de la vedette, ce mot délicieux un peu désuet…

Je n’aime pas le mot star. Avec son côté désuet, justement, vedette me paraît moins mégalomane. Mais je dois avouer que quand on me reconnaît dans la rue, je suis content. Je pense parfois au jour où peut-être cela n’arrivera plus et je l’appréhende avec une certaine angoisse et une certaine tristesse. J’ai pratiquement vécu toute ma vie comme ça, en recueillant le sourire des gens, et cela a été en partie le moteur qui m’a animé.

Quelle est La part de l’ange qui vit en vous ?

Cela me fait plaisir que vous mentionniez cette chanson… On essaie de la préserver, cela relève de la faculté d’émerveillement, ne pas être blasé tout simplement. Et heureusement, ma femme Nicole et moi avons su garder cela. On est gaga devant la petite Lily, 3 ans et 3 mois, la fille de notre fils Benjamin. C’est un petit soleil vraiment. Je m’étais dit que je ne ferais pas la même erreur qu’avec mes enfants, mais elle a malheureusement un papy toujours en activité, je la vois trop rarement, elle habite Londres. Avec elle, on retombe en enfance, en candeur, en surréalisme, c’est extraordinaire, je me découvre contorsionniste, vous devriez me voir plié en huit sous une chaise.

Désormais, comme dans votre chanson, vous vous la jouez cool poupoule ?

C’est un projet ! Je l’ai écrite puis chantée à l’Olympia, maintenant, il faut essayer de l’appliquer…

En 2011, vous avez été fait Chevalier du Royaume de Belgique et vous vous êtes choisi pour devise  » Humblement mais dignement « …

J’ai longtemps réfléchi, je voulais d’abord faire un peu dans le grandiloquent, et puis non, j’ai mis une lampe de mineur sur mes armoiries – il y a un peu de mon père dedans.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

 » JE N’AIME PAS LE MOT STAR. AVEC SON CÔTÉ DÉSUET, VEDETTE ME PARAÎT MOINS MÉGALOMANE.  »

 » MON UNIVERS, C’ÉTAIT MON PÈRE ET MA MÈRE, JE NE SENTAIS PAS LE DÉPAYSEMENT, OÙ QUE L’ON SOIT.  »

 » J’ESSAIE DE PRÉSERVER LA PART DE L’ANGE, CELA RELÈVE DE LA FACULTÉ D’ÉMERVEILLEMENT. « 

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