» Importable !  » Chaque saison, c’est la même ritournelle : la haute couture serait une vitrine extravagante censée vendre parfums et maquillages. Et si, contre toute attente et contre toutes les idées reçues, elle prouvait le contraire ? Car il y a bel et bien une vie, pour ces robes ultra-sophistiquées. Et elle se passe en dehors des podiums.

L’ inspiration été 2005 de la haute couture, qui a déroulé ses fastes en janvier dernier ? Elle vient du XVIIIe siècle d’abord. Chanel, Dior ou Christian Lacroix reprennent à leur compte les motifs de l’époque et les broderies qui vont avec. Les couturiers piochent dans la garde-robe de style Empire, avec des robes longues à la taille haute. Chez d’autres, comme Valentino et Armani, le style est à l’indétrônable glamour, avec fourreaux hollywoodiens et précieuses parures. Pour tous, le blanc est de rigueur. Le jour, on le coupe pour des tailleurs. Le soir, il donne des airs sages à des robes de bal et robes longues entièrement brodées ou drapées. Quant à Franck Sorbier et Jean Paul Gaultier, ils trouvent l’inspiration en Afrique avec des imprimés wax, des perles massaïs ou des robes-masques. La haute couture est prétexte à tous les métissages. A toutes les rumeurs aussi…

Rumeurs et prédictions

Depuis le départ d’Yves Saint Laurent, en janvier 2002, chaque saison de défilés est prétexte à voir la haute couture disparaître. Cette session été 2005 n’échappe pas aux prédictions. Christian Lacroix est racheté, Balmain et Torrente ont fermé boutique, Givenchy cherche toujours son directeur artistique, Versace et Ungaro ont déserté les podiums… On répète sans cesse que la haute couture est une vitrine et un laboratoire d’idées. Une vitrine ? Plutôt une immense machine marketing, pour faire parler de soi et vendre parfums et accessoires. Un défilé coûte cher, une collection haute couture aussi, mais les retombées médiatiques sont telles que ces investissements sont rentables. C’est le discours quasi récurrent des PDG de ces prestigieuses maisons. Un laboratoire d’idées ? La haute couture fait travailler artisans brodeurs et autres plumassiers, elle perpétue un savoir-faire particulier et promet d’être la plus créative. Une vocation. Un véritable sacerdoce. Pas sûr qu’ils suffisent à la justifier, même s’ils l’honorent.

Après tout, la haute couture n’est pas née pour être une vitrine et un laboratoire d’idées. Elle est faite pour être portée. C’était la seule garde-robe des princesses et autres aristocrates qu’habillait Charles Frédéric Worth, le père de la haute couture. Lorsqu’il crée sa maison, en 1858, une femme peut changer jusqu’à cinq fois de tenue dans une journée. Les plus grands couturiers û Lanvin, Chanel, Schiaparelli, Grès, Dior, Balenciaga, Givenchy, Saint Laurent… û tous vont souscrire à ce mode de vie-là. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé. La haute couture ne touche plus qu’une clientèle très restreinte. Elle n’est plus seulement un luxe, elle est un privilège.

D’autres façons de faire

 » L’examen attentif de la situation dans laquelle s’exerce l’activité de la haute couture de notre temps nous conduit à penser que celle-ci ne répond plus, comme auparavant, à l’attente des femmes d’aujourd’hui, expliquait Emanuel Ungaro dans un communiqué publié l’été dernier. (…) Nous réfléchissons à d’autres façons de faire.  » Le couturier a ainsi présenté, au mois de janvier, dans sa boutique de l’avenue Montaigne, une collection d’une trentaine de pièces. A mi-chemin entre la haute couture et le prêt-à-porter, il s’agit de modèles qui vont être réinterprétés en petit nombre. Pas de défilé, pas de saisonnalité, cette collection va s’enrichir de nouveaux vêtements au fil des mois.  » Les  » Allures  » qui sont exposées ici, poursuit le couturier, offrent une grande liberté d’interprétation pour chaque femme car chacune d’elle pourra inventer, en mélangeant les propositions qui lui sont faites, une garde-robe idéale pour son propre usage et pour l’idée qu’elle se fait d’elle-même (…). Afin que chaque femme retrouve, dans sa motivation d’achat, la justification de son investissement économique et émotionnel.  » De fait, on annonce des prix bien en deçà de ceux pratiqués chez les grands noms de la haute couture : de 1 000 à 20 000 euros pour cette semi-couture façon Ungaro.

L’exception Chanel

Faut-il pour autant croire que la haute couture telle qu’elle est née n’existe plus ? Les deux principales maisons parisiennes, Chanel et Dior, défendent bec et ongles le contraire. Ce sont sans aucun doute les deux seules qui font encore travailler une armada d’artisans et d’ouvrières. Chez Chanel, 120 petites mains se pressent toute l’année dans les ateliers, et encore plus en période de collection. Il y a deux ans, on a même été obligé d’ouvrir un second atelier flou pour répondre à la demande. Avec deux ateliers flou (consacrés aux robes) et un atelier tailleur (consacré aux vêtements de jour), la maison fait figure d’exception. On n’annonce pas de chiffres, ni même de rentabilité, Chanel s’y refuse depuis toujours. En revanche, on confie volontiers reproduire entre 200 et 250 modèles haute couture chaque saison.  » Quand Karl Lagerfeld commence à dessiner une nouvelle collection, les ateliers se dépêchent pour terminer les dernières livraisons de la précédente « , apprend-on en coulisses. Les robes sont précieusement emballées dans des boîtes ou sous housse Chanel, avec des dizaines de papiers de soie. Une technique toute particulière et codifiée, orchestrée par le service emballage et à laquelle aucun pli ne résiste. Et tout cela terminé, le petit bal reprend. Collection, défilé, répétition (c’est ainsi qu’on nomme un modèle recréé aux mesures d’une cliente), essayage…

La haute couture Chanel, c’est une petite centaine de clientes fidèles, et quelques autres un peu moins. Pour elles, la maison organise un second défilé, en plus de celui destiné à la presse. Ce sont de riches épouses ou héritières û la clientèle première de la haute couture û mais aussi des femmes d’affaires û la nouvelle clientèle de la haute couture. A celles qui n’ont pas pu venir, on envoie les photos, les cassettes vidéo ou on les invite à surfer sur le site de la maison. Le public est métissé : des Américaines, des Européennes, quelques Orientales et Sud-Américaines. Des Belges même.  » Certaines ne s’habillent qu’en haute couture, du moins chez nous, mais on ne va pas vérifier dans leurs garde-robes.  » La particularité de Chanel, c’est sans aucun doute son tailleur. L’emblème de la maison est réinterprété chaque saison par Karl Lagerfeld. Pour l’été 2005, il le taille dans un tweed scintillant et brodé. Le tweed adopte aussi la silhouette d’une petite robe-combinaison ou d’une veste aux manches suffisamment courtes pour laisser dépasser les poignées d’une blouse en satin. Chaque défilé Chanel commence par son lot de tailleurs et de petites robes. Du noir et blanc, presque invariablement. Et des modèles hypertravaillés, mais avec un luxe discret. Une réalité à mille lieues de l’image qu’a la haute couture aujourd’hui. Ce qui fait la différence d’un tailleur haute couture ? C’est d’abord ce sur-mesure au millimètre près. Chaque cliente possède un mannequin à ses mensurations. Ils sont précieusement conservés et demandent une trentaine de mesures. C’est sur eux qu’on va travailler le modèle en atelier avant les essayages. Mais ces tailleurs, ce sont aussi des boutons faits à la main et spécialement conçus pour le modèle, ce sont des broderies, ce sont des finitions parfaites. Un tailleur, comme une robe du soir, demande trois essayages. Et ce luxe-là n’est pas en dessous de 30 000 euros.  » Le vêtement le plus facile demande, au minimum, une centaine d’heures de travail en atelier. Le plus compliqué peut en nécessiter plus de huit cents, sans compter toutes les heures passées ensuite dans les ateliers de broderies.  »

L’esprit Dior

Chez Dior, même machine de l’exception et du rare. L’atelier flou et l’atelier tailleur réunissent septante personnes à l’année, et plus d’une centaine quand le rythme s’accélère. Le département haute couture, lui, affichait un chiffre d’affaires en hausse de 13,4 % en 2004. Catherine Rivière, transfuge de chez Chanel, travaille depuis huit ans comme directrice de la haute couture.  » Il faut bien se rendre compte que la haute couture, c’est un vestiaire complet.  » Pour preuve, cette collection Dior a commencé avec une armée de petits manteaux en technicolor, mais aussi des jupes et blousons en cuir. Inspiration très sixties et absolument portable.  » Les médias ont la fâcheuse habitude de ne montrer que l’exceptionnel et l’importable, continue Catherine Rivière. Nous avons accentué, chez Dior, ce côté spectaculaire mais, Dieu merci, nous avons une vraie clientèle !  » Le travail de John Galliano chez Dior est sans conteste celui qu’on qualifie le plus souvent d’importable. Pourtant, toutes les robes qui défilent sur le podium sont vouées à pouvoir être portées. Une véritable mécanique qui remet en cause le fonctionnement traditionnel du défilé. Ici, il s’agit de montrer l’essence d’une collection, quitte à la pousser à l’extrême. Reste aux ateliers à réinterpréter, a posteriori, cette collection pour la rendre portable. Tout en conservant son sens premier.  » Pour certains modèles, explique la directrice de la haute couture, c’est assez facile de voir comment ils vont évoluer des podiums à la vraie vie. Dans la dernière collection, l’exemple le plus flagrant est celui des robes avec un ventre de femme enceinte, en hommage à Joséphine de Beauharnais. Il suffit de supprimer ce volume pour que les robes en question prennent des proportions raisonnables.  » A côté de ces répétitions, une collection à part entière naît en s’inspirant du défilé. Catherine Rivière la baptise  » day wear « . Le principe ?  » Nous recréons une quinzaine de modèles, avec de nouveaux croquis que John valide. C’est une collection beaucoup plus accessible, avec un budget inférieur. Une robe de cocktail sera simplifiée, un col immense sera réduit, mais l’esprit est le même.  » Et l’esprit, c’est tout ce qui fait la différence.

En coulisses…

Chez Chanel, on explique que  » nous ne sommes pas des couturières. Ici, on vient choisir des robes dans une collection, un style, une saison. Si une cliente veut modifier un modèle, ce sera toujours en accord avec la création. Si on vient chez Chanel, c’est pour le style Chanel. Pas question d’avoir un tailleur vert pomme s’il a été présenté en noir et blanc. Même chose pour une robe noire, on ne la déclinera pas en blanc, tout au plus en bleu marine.  »

L’autre volet de la haute couture chez Dior, ce sont û à longueur d’année û des adaptations de modèles, notamment pour des robes de mariées, et sur croquis spéciaux.  » C’est Monsieur Galliano qui les signe. Tous les modèles haute couture demandent au moins trois essayages, mais certaines robes de mariées peuvent en nécessiter un peu plus. La clientèle du Moyen-Orient est friande de ces robes très brodées, notamment pour les grandes occasions. Les clientes occidentales, elles, adoptent des modèles plus simples et achètent surtout pour leur garde-robe au quotidien « , explique la directrice. Les clientes, Catherine Rivière les connaît par c£ur. Quand elle a quitté Chanel, beaucoup lui sont restées fidèles et l’ont suivie chez Dior.  » Je connais certaines de ces clientes depuis vingt ans, alors autant vous dire que nous établissons une véritable relation de confiance. Quand je vois les modèles, je sais déjà ce qui plaira à l’une ou à l’autre. Je sais aussi ce qui leur va. Certaines m’appellent et me font totalement confiance sur le choix des modèles. Et puis, il faut aussi savoir dire non, savoir dire qu’un vêtement n’est pas adapté à la silhouette.  » Le principe de la haute couture, c’est aussi de répondre à toutes les envies des clientes. On va trouver le coiffeur ou la maquilleuse qu’il vous faut, on va vous faire un chapeau, un bijou de joaillerie ou une paire de chaussures.  » Cela fait partie du service, il faut leur faciliter la vie.  » Du coup, les directrices de la haute couture, que ce soit chez Chanel ou Dior, ont  » toujours un pied dans l’avion « . Six fois par an, Catherine Rivière investit une suite d’un grand hôtel new-yorkais pour présenter la collection aux clientes américaines qui n’ont pas pu se déplacer à Paris.  » Je pars avec les premiers d’atelier et la responsable des ventes. D’abord pour présenter la collection, ensuite pour les essayages.  » Même chose si les clientes ne peuvent pas se déplacer pour les derniers essayages, un premier d’atelier et une vendeuse iront lui livrer la robe sur place et la retoucheront si nécessaire.  » Le problème de la haute couture, c’est qu’elle ne défile qu’à Paris, commente Catherine Rivière. On ne touche donc que les femmes qui voyagent ou qui sont à New York. Des clientes potentielles, il y en a pourtant des centaines à travers le monde. Mais comme l’image véhiculée par les médias est assez faussée, difficile de toucher ces femmes et de leur montrer que la haute couture est aussi à porter.  »

Chanel et Dior ne sont pas les deux seules maisons à faire florès. Scherrer annonce deux cent cinquante à trois cents répétitions par an. Valentino affiche un chiffre d’affaires en hausse de 20 % pour son activité haute couture en 2004. Giorgio Armani, lui, vient de défiler à Paris avec sa collection Privé. Un florilège de trente-cinq robes, affichées entre 18 000 et 70 000 euros, et destinées à être très exclusives : une répétition pour l’Europe et une autre pour l’Amérique, par modèle. Point final. Le principe même de la haute couture. Après Paris, la collection voyage entre Los Angeles et Milan à la rencontre des clientes.

Small is beautiful

A côté de ces grands noms, d’autres sont plus discrets mais n’en font pas moins parler de leur talent. Parmi eux : Franck Sorbier. Le couturier a défilé, pour la première fois, en janvier, en tant que membre officiel de la fédération de la haute couture. Au programme, vingt-cinq silhouettes sur le thème de l’Afrique. En coulisses, on change de dimension. Ils sont quatre salariés toute l’année, et une petite vingtaine û dont beaucoup de stagiaires û à s’agiter dans l’atelier quelques jours avant la collection. Isabelle Tartière est responsable des relations avec les clientes, c’est une ancienne de chez Dior.  » Franck met toujours un point d’honneur à être présent lors des premiers essayages, y compris pour une cliente qui achète un prototype.  » De fait, chez Franck Sorbier comme dans les autres maisons de couture, les clientes qui ont la chance d’avoir une taille standard peuvent directement acheter le modèle du défilé. Quelques retouches suffisent. Et un rien de patience également puisque ce sont ces modèles-là qui sont photographiés par la presse pendant plusieurs mois. L’avantage de ces prototypes ? Leur prix est réduit de moitié. Pour les répétitions, elles se limitent à un exemplaire par modèle. Et si une cliente demande l’exclusivité, on ne vendra même pas le prototype.  » Beaucoup de dames viennent chez nous pour des moments de vie privilégiés. Un baptême, un mariage, une bar-mitsva… Et il n’est pas rare que ces clientes-là aient été refoulées des grandes maisons. Eh oui, elles refusent généralement de vendre si les personnes ne sont pas répertoriées dans leurs fichiers ou connues. C’est un grand bonheur que ces clientes atterrissent chez nous !  »

Ici,  » les prix sont compétitifs et ne font pas fuir les gens « , entre 7 000 et 15 000 euros en moyenne, et jamais plus de 25 000 euros.  » Mais, chez nous, il n’y a pas de règles. Parfois, on va faire beaucoup de robes de mariées. D’autres fois, on va beaucoup répéter et réadapter les modèles du défilé. Et puis, il nous est même arrivé, une fois, de ne vendre aucun modèle alors que la presse avait été très enthousiaste ! Ce qui est sûr, c’est que beaucoup de clientes sont fidèles, et certaines ont un rapport très affectif avec Franck… Cette saison nous avons aussi eu la chance d’avoir deux pièces brodées par les ateliers Lesage. C’est un cadeau de leur part, un clin d’£il. Une manière de dire à Franck : regarde, tu deviens membre officiel et nous sommes encore là. Quel cadeau !  »

Louise Laude

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