Ce 4 septembre prochain, cela fera 70 ans que les forces alliées libéraient Anvers. La commémoration annuelle, cette fois, sera donc particulièrement chargée en hommages et en festivités.

Le premier week-end de septembre, la ville entière bruissera de drapeaux claquant au vent, de défilés, de musiques militaires et d’hommages solennels. La raison : il y a sept décennies, l’occupant allemand était chassé de la métropole. Toon Livens, un soldat de carrière à la retraite devenu guide municipal, s’en souvient comme si c’était hier :  » Des véhicules alliés ont remonté le Meir depuis la Huidevettersstraat. Un certain lieutenant Simpson est descendu du premier blindé et a sommé les Allemands de se rendre. Mais ceux-ci étaient commandés par un major qui refusait de se soumettre à un officier subalterne. Simpson est remonté dans le char, a pris quelques étoiles de ses camarades et les a épinglées sur ses épaulettes. Il a ensuite raconté au major allemand qu’il venait d’être promu. L’ennemi n’a eu d’autre choix que de se rendre.  »

DE VRAIS HÉROS

 » La libération d’Anvers s’est déroulée sans heurts, grâce au lieutenant Robert Vekemans « , raconte Toon Livens. Bruxelles a été libérée le 3 septembre ; Anvers, le jour suivant. La route était pratiquement libre, à un obstacle près, et de taille : le Rupel. Les nazis tenaient tous les ponts sur la rivière et les avaient minés. Il suffisait d’y poser le pied pour qu’ils explosent. Un pont leur échappait cependant, et Vekemans le savait : l’ancien pont à péage entre Boom et Klein Willebroek. Il a attendu les Alliés et les a guidés jusque-là. Ils ont ainsi pu marcher sur Anvers.  » Mais Hugo Van Kuyck a joué un rôle bien plus important encore, et pas seulement pour Anvers : pour toute l’Europe de l’Ouest. Durant la guerre, il réussit à se faire enrôler dans l’armée américaine, avant d’être élevé au rang de lieutenant-colonel. En plus de sa formation d’ingénieur architecte (plus tard, il dessina les logements sociaux du Luchtbal et la Bell Tower du quartier sud d’Anvers), il fut l’un des artisans du débarquement de Normandie. Ce passionné de voile, spécialiste des marées et des courants, a déterminé à quel moment et à quel endroit l’invasion devait avoir lieu. Un détail beaucoup moins connu que son bateau, un voilier baptisé l’Askoy I sur lequel il faisait le tour du monde en 1939 lorsque les premières bombes tombèrent. Après la guerre, il construisit un nouveau voilier, l’Askoy II. Bien après, un certain Jacques Brel fit également une excursion autour du globe à bord de ce bateau, avant de s’établir à Hiva Oa, dans les îles Marquises, où le chanteur passa les dernières années de sa vie…

DERRIÈRE LES BARREAUX DU ZOO

Mais retour à Anvers. Après avoir traversé le Rupel, les Alliés fondirent sur la ville. Ils se heurtèrent à une certaine résistance dans le parc municipal et sur le Meir.  » La Feldkommandantur, le quartier général de la Wehrmacht, était établi là où se trouve actuellement la boutique Jack Wolfskin, à droite en venant de la Boerentoren. Les Allemands se défendirent encore un peu à cet endroit, mais après l’intervention du lieutenant Simpson, ils capitulèrent. Les Alliés extirpèrent environ 80 hommes du bâtiment et les évacuèrent par l’arrière, car sur le Meir, des résistants chauffés à blanc étaient prêts à en découdre. Dans le parc, les libérateurs durent livrer bataille contre les troupes du général-major Christoph Graf, un aristocrate qui commandait les quelque 18 000 Allemands restés à Anvers. Il s’agissait principalement de militaires plus âgés ou de blessés en convalescence, qui fréquentaient souvent l’ancien hôtel Métropole, sur le coin de la Leysstraat et du Meir.  »

Il existe de nombreuses photos de scènes de liesse de la libération : des citoyens ivres de joie, des femmes qui grimpent sur les chars pour embrasser les soldats… N’oublions pas, pourtant, qu’on a aussi tondu et brutalisé des jeunes filles parce qu’elles avaient sympathisé avec l’occupant. Tout comme les collaborateurs, elles furent enfermées dans les cages vides du zoo, où les rejoignirent les prisonniers allemands.  » L’Allemagne a même protesté, sourit Toon Livens. Leurs soldats étaient soi-disant traités de manière inhumaine parce qu’ils avaient été mis dans des cages d’animaux.  » Alors que dans la ville, la Brigade blanche, l’Armée secrète et les autres mouvements de résistance connaissaient leurs jours de gloire, les troupes alliées n’avaient pas le temps de se reposer sur leurs lauriers. Le colonel britannique Silvertop, qui a donné son nom à une avenue et à des barres d’immeubles, voulait poursuivre la marche pour dégager l’embouchure de l’Escaut. Des combats acharnés eurent lieu : 12 000 hommes périrent, dont la moitié étaient des Canadiens. Le colonel Silvertop y laissa lui aussi la vie, trois semaines après avoir libéré Anvers. Ce n’est que le 28 novembre que des navires purent à nouveau rejoindre la ville par la mer…

OCCUPANTS ET COLLABOS

Mais le 4 septembre, nous n’en étions pas encore là. Anvers chantait, dansait et faisait la fête avec frénésie. Même si personne ne savait à quoi s’attendre, car la libération ne signifiait pas la fin de la guerre. Le pire était encore à venir.  » Battus, les nazis ont cherché à détruire le port à distance, pour empêcher le ravitaillement des Alliés. Sous l’Occupation, il n’y avait eu aucune destruction, car des milliers d’Allemands étaient stationnés dans la ville. Malgré le fait que les denrées alimentaires et les marchandises étaient alors rationnées, les dégâts matériels avaient été légers. Côté humain, bien sûr, c’est une autre histoire. L’acharnement des Allemands contre les Juifs provoqua un vrai désastre. À la fin de la guerre, ils n’étaient plus que 1 500 à Anvers. Tous les autres avaient fui ou avaient été déportés. À Bruxelles, 23 % de la population juive fut envoyée dans les camps, contre 67 % à Anvers, soit plus du double. En cause, principalement, les autorités municipales, qui prêtaient volontiers leur concours aux rafles des Allemands.  » Le bourgmestre Leon Delwaide et le commissaire de police De Potter s’empressaient de fournir à l’ennemi des listes de citoyens juifs. Après la guerre, Leon Delwaide, le père du baron Leo Delwaide, qui fut échevin du port d’Anvers de 2001 à 2006, se vit reprocher sa trop grande serviabilité avec les Allemands, mais fut plus ou moins réhabilité par la suite. Des collaborateurs accédèrent à d’autres postes importants. L’activiste nationaliste Lode Craeybeckx, lui, fut emprisonné après la Première Guerre mondiale, mais cela ne l’empêcha pas de rester bourgmestre pendant vingt-neuf années, battant ainsi tous ses prédécesseurs.  »

BOMBES VOLANTES

Une autre porte vers l’enfer ne tarda pas à s’ouvrir : six semaines après la Libération, le 13 octobre 1944, une première bombe tomba sur le coin de la Schildersstraat et de la Karel Rogierstraat, près du Musée des beaux-arts.  » Personne ne savait ce qui se passait, on pensait qu’une usine avait explosé. Puis une autre détonation se fit entendre à l’abattoir de la Lange Lobroekstraat. À partir de ce moment-là, cela ne s’arrêta pas : du 13 octobre à la fin mars, pendant tout l’hiver, il y eut à peine douze jours sans bombardement. L’impact le plus meurtrier eut lieu le 16 décembre : pendant la projection du film Buffalo Bill, une bombe fila sur le cinéma Rex, faisant 567 morts d’un seul coup.  »

 » Les tirs sur le port n’étaient pas parfaits, loin s’en faut. Le V1, une bombe volante, était un petit avion sans pilote de sept mètres de long, réglé manuellement. Ballottés par les vents, les V1 n’avaient aucune précision et tombaient un peu partout. Au début, les Alliés purent détruire 36 % d’entre eux dans les airs, et six mois plus tard, ils arrivaient à en neutraliser 97 %. En revanche, il n’existait aucune parade contre le V2, une fusée de 14 mètres de long. Elle était lancée à la verticale, à 95 km d’altitude, jusqu’à la limite de l’atmosphère. Ensuite, le projectile retombait au sol à une vitesse trois fois supérieure à celle du son. On ne voyait pas les V2, on ne les entendait pas : on ne pouvait rien faire contre eux. Ils furent conçus par Wernher von Braun et ses collègues, qui n’ont jamais été inquiétés. Au contraire, après la guerre, les Américains et les Russes les ont débauchés pour s’occuper de leurs programmes de navigation spatiale, juste avant la conquête de la lune…  »

DES COIFFEURS DANS LA CAVE

 » Beaucoup de gens n’osaient plus quitter leur cave, se souvient Toon Livens. Ainsi, des coiffeurs et des médecins y pratiquaient leur métier. D’autres se comportaient comme si de rien n’était et dormaient dans leur grenier. La ville, elle, interdit les grands rassemblements, ferma les cinémas et renvoya les écoliers chez eux. Certains établissements, comme les collèges Sint-Lieven et Sint-Jan-Berchmans, furent transférés en Flandre-Occidentale, et les enfants durent loger à la ferme. Les écoles restées en ville se contentaient de confier des devoirs, sans même donner cours.  » Le 27 novembre, un jour avant la libération de l’embouchure de l’Escaut, une bombe tomba sur le bâtiment des Dames de l’instruction chrétienne, à la Lange Nieuwstraat, faisant 18 morts, dont deux religieuses venues rapporter des cahiers. Une heure plus tard, une autre bombe s’abattit sur la Teniersplaats, où passait un tram bondé : 172 morts.

Au total, entre trois et quatre mille citoyens innocents perdirent la vie après la libération d’Anvers. Malgré la menace persistante et la peur des bombes volantes, les dockers poursuivirent le travail et firent en sorte que les Alliés puissent être ravitaillés par le port. Après la guerre, on voulut leur ériger un mémorial, Le Débardeur de Constantin Meunier. Certains voulaient installer, dans le méandre de l’Escaut, un monument aussi grand que la statue de la Liberté new-yorkaise. Finalement, Lode Craeybeckx opta pour une statue à taille humaine, placée près de l’hôtel de ville, sur le Suikerrui, pour honorer non seulement les travailleurs du port, mais aussi tous les Anversois. C’est là que se dresse aujourd’hui Le Débardeur, avec les mots  » travail – liberté  » gravés sur son socle…

PAR GRIET SCHRAUWEN

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