Au nord de Luang Prabang et le long du Mékong, exploration d’une Asie sauvage et spirituelle où le temps semble s’être arrêté. Une expérience inoubliable.

L’éléphant s’enfonce dans la jungle, ballottant ses passagers qui s’agrippent à leur siège avec une inquiétude grandissante. Saison des pluies oblige, les grands tecks ruissellent, et le sol spongieux paraît impraticable. Le cornac se tourne en souriant :  » OK ? » Pas vraiment, surtout que le chemin grimpe à présent, avant de plonger vers le ravin. Dans l’esprit du voyageur passent en accéléré toutes les raisons de paniquer : Luang Prabang (seule ville de cette région du centre du Laos) se trouve à 10 kilomètres et une longue heure de route, les forêts à la biodiversité incroyablement intacte sont certes magnifiques, mais leurs frangipaniers et leurs bambous géants abritent aussi des ours, des tigres et des sangsues. Peu d’êtres humains sont susceptibles de venir à la rescousse – ce pays, le moins peuplé d’Asie, compte, pour une superficie équivalente à la Grande-Bretagne, moins de 7 millions d’habitants. Et environ 1 500 éléphants, rescapés d’une époque où ils étaient si nombreux qu’ils donnèrent son premier nom au pays – Lane Xang, littéralement  » le royaume au million d’éléphants « . Menacés d’extinction, ils sont aujourd’hui protégés par des associations comme Elefant Asia ou All Lao Elephant Camp, qui financent leur sauvegarde en organisant des randonnées et même des stages de cornacage. On y apprend à soigner et à conduire les pachydermes, option qu’un retour rapide vers Luang Prabang nous permet d’éviter.

Le Laos est un des derniers pays d’Asie où il reste possible d’expérimenter des découvertes dignes des explorateurs de jadis et de voyager des journées entières sans apercevoir un touriste étranger. Nous faisons à présent route vers l’ouest du pays, en direction de Muang La. Après trois heures de route, enfin un village. Devant sa maison, une femme s’affaire sur son métier à tisser, et l’unique café attend les camionneurs chinois – la frontière avec la province du Yunnan n’est qu’à une centaine de kilomètres au nord. Des écureuils grillent sur le barbecue et des tronçons d’iguane en sauce attendent le chaland : par chance, nous n’avons pas le temps de déjeuner.  » Il y a vers Muang La des peuples tibéto-birmans qui vivent du troc, sans utiliser d’argent. Comme au Moyen Age « , assure François Greck, un architecte français installé depuis vingt-cinq ans au Laos, rencontré la veille. Pas de doute, le vent de l’aventure souffle sur nous.

 » PAS DE PROBLÈME !  »

Muang La est un village posé au bord d’une rivière qui irrigue champs et rizières. Dans ce paysage d’estampe, on se promène en compagnie de buffles, tout en recevant du guide une passionnante leçon de choses. En moins d’une heure, nous apprenons comment les paysans éloignent les rats des greniers à riz, et le b.a.-ba de la confection d’une maison en bambou tressé. Ici, tout se fabrique sur place.  » Quand il faut refaire la maison, tout le village s’y met. On s’installe où on veut, il n’y a pas de propriété privée « , résume le guide. Difficile de croire que ce pays paisible, ce fantasme d’autarcie digne des utopies anarchistes est en réalité une des dernières dictatures du prolétariat du monde. Ici, en apparence, le communisme qui dirige le pays depuis 1975 s’est dissous dans la douceur de vivre et la  » baw pen nyang attitude « , expression locale qui signifie  » pas de problème « . Le système de pensée unique a pourtant eu du fil à retordre avec les ethnies – plus de 70 groupes différents ! – qui émaillent les montagnes, dont certaines n’ont aucun contact avec le monde extérieur.

Nous grimpons en soufflant pour atteindre le village akha le plus accessible. Un chasseur, tenant une longue carabine en bois sculpté, s’efface pour nous laisser passer. Avec une émotion digne de Lévi-Strauss, nous pénétrons pour la première fois de notre vie dans un village de chasseurs-cueilleurs. Les poules et les cochons courent en liberté entre les pilotis des maisons. Sur le seuil, des visages méfiants incitent à baisser le viseur du Reflex. Une vieille dame portant un bébé sur le dos vient vers nous. Son âge ? Entre 50 et 70 ans, dit-elle. Une jeune femme s’enhardit : elle a 20 ans, des dents rougies au bétel, et déjà trois enfants. Son mari pose devant nous une cuvette où s’agite un rat des bambous, qu’il engraisse en vue d’un futur baci, la cérémonie qui célèbre tout événement social au Laos. Dans la plus grande maison, une dizaine de gosses s’agglutinent autour d’un poste de télévision : l’électricité n’est arrivée ici qu’il y a deux mois.

MAGNIFIQUE MÉKONG

D’autres villages plus primitifs encore existent, à trois ou quatre heures de marche, mais le devoir nous appelle maintenant à Pakbeng, pour une navigation sur le Mékong. Retour à la modernité : des serviettes de toilette glacées rafraîchissent les arrivants. A bord, il y a l’ambassadrice des Etats-Unis au Laos, qui regarde défiler les rives luxuriantes du fleuve d’un air blasé. Un couple d’Australiens enthousiastes, qui skient à Aspen l’hiver. En route, nous visitons deux villages  » témoins  » – l’ombre du communisme plane soudain près des temples ombragés de palmiers où vaquent les moines. Autrefois cultivateurs d’opium, les villageois sont maintenant encouragés, nous indique un panneau, à fabriquer de l’huile de sésame ou du papier de feuille de bananier. La torpeur de l’après-midi nous dépose à Luang Prabang, dernière étape d’un voyage en boucle. Nous avons gardé le meilleur pour la fin. Que dire de Luang Prabang, quand il faudrait se taire pour que ce lieu ne change surtout pas ? Ancienne capitale royale, la ville compte autant de temples que d’habitations. En haut du mont Phousi, qui domine la ville d’une centaine de mètres, on mesure le privilège d’être arrivé jusqu’ici. Le Mékong et la rivière Nam Khan embrassent un damier de tuiles rouges et de pagodes dorées qui s’évanouissent au loin dans la brume des montagnes. Aucun immeuble moderne ni bruit de moteur ne vient gâcher le tableau. Pour quelques kips, la monnaie locale, on achète un oiseau emprisonné dans une minuscule cage en roseau : il s’envolera en emportant nos soucis. Ce soir, la Fête des lumières anime la ville. Au temple Vat Xieng Thong, les pèlerins se recueillent en serrant dans leurs mains jointes une fleur de lotus et une bougie, avant de suivre la procession des moines au son des gongs. Les murs incrustés de lapis-lazuli et de verroterie étincellent dans la nuit – on reviendra demain pour admirer la splendeur de ce temple, le plus ancien de Luang Prabang, certainement l’un des plus beaux d’Asie. Et maintenant, motus…

PAR NATHALIE CHAHINE

L’ombre du communisme plane soudain près des temples ombragés de palmiers où vaquent les moines.

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