Laurence Vielle

© Isao Sanaw

Laurence Vielle (51 ans) est poétesse, comédienne, metteuse en scène, fut couronnée  » poète national belge  » en 2016 et 2017 et vient de clore confinée sa résidence d’artiste à L’UCLouvain. Elle a fait de la poésie son mode d’emploi du monde. Avec élan, dans un souffle continu et jouissif, elle la partage en radio, sur scène, à l’université, en vrai.

On a une vision souvent poussiéreuse de la poésie. Peut-être parfois à cause du souvenir d’un poème que l’on a dû apprendre par coeur à l’insu de son plein gré… Dans L’écriture ou la vie, Jorge Semprun raconte que la poésie l’a sauvé. Il récitait dans les latrines du camp de concentration les poèmes dont il se rappelait. C’est le mystère de la poésie – pourquoi ce que l’on a retenu en nous et qui s’inscrit dans notre chair peut nous sauver ? Une phrase nous illumine, nous bouleverse, elle vient d’on ne sait où et elle nous prend tout entier.

A 6 ans, j’ai eu un éblouissement. J’avais appris le son  » u  » à l’école, c’était les vacances, dans une maison de famille au bord de la Lesse. Toute une après-midi, j’ai nagé dans la rivière, en répétant  » Jules qui fait des bulles se prend pour Hercule qui porte un gros pull « , je l’ai repris en boucle et en l’imaginant, c’était la plus belle chose que j’avais jamais faite. Depuis, la poésie ne m’a plus quittée. Et si j’ai mis du temps à me dire poétesse, c’est parce que cela faisait déjà partie de moi toute petite.

Les rencontres vous font entrer dans la poésie. Elles sont déterminantes et porteuses. J’ai d’abord eu un professeur extraordinaire en cinquième primaire, madame Fonseca, qui m’a poussée à écrire. Un jour, après un spectacle, sa fille est venue me trouver, elle m’a remis mes poèmes que sa maman désormais très vieille avait gardés et dactylographiés… Ils me sont revenus quarante ans après, ils n’ont rien de spécial, ce sont juste des poèmes d’enfance mais ils sont là. Et puis j’ai rencontré Monique Dorsel, Pietro Pizzuti, Claude Guerre… et les musiciens avec qui je travaille, qui sont au coeur de ma pratique.

Les écrits bruts forment un autre pan de l’écriture poétique. Je pense à ceux des gens placés en hôpital psychiatrique et recueillis par Jean Dubuffet notamment. Leur expression fracassée permet de transgresser la grammaire apprise. La poésie en cela qu’elle bouleverse le langage est un outil, disait le poète Lawrence Ferlinghetti, qui a aujourd’hui 100 ans. La poésie pour moi, c’est l’art de l’insurrection dans la façon dont elle vient métamorphoser la langue.

Je marche à grandes jambes, j’ai alors l’impression d’être une girafe des villes. La marche me met en lien avec le visage d’autrui. Regarder un visage, c’est être soi-même dévisagé, réenvisagé. Et la poésie, c’est envisager et réenvisager avec le visage, la bouche et le corps, le visage, la bouche et le corps d’autrui. Et je parle parce que tu parles et que tu m’écoutes et si tu parles, je peux prendre ce que tu dis… Nous sommes des êtres de parole, laquelle est une réinterprétation permanente du monde.

Les réseaux sociaux ouvrent à la lecture. Les étudiants que j’ai rencontrés lors de ma résidence d’artiste à l’UCLouvain m’ont fait connaître cette poétesse géniale, Rupi Kaur, et toute une poésie des réseaux sociaux. J’aime aussi les formes plus slamées auxquelles ils sont sensibles. L’urgence poétique déclarée lors de cette résidence contenait deux désirs. Faire un recueil de textes avec les étudiants, publié aux Presses Universitaires de Louvain, et une Nuit de la Poésie, avec une centaine d’intervenants de tous azimuts et de facultés différentes, ce devait être un aboutissement magnifique et jouissif, elle aurait dû avoir lieu le 19 mars…

La poésie est notre parole la plus intime, notre interstice. C’est la langue qui n’est pas de bois, c’est l’endroit le plus confiné de nous-même que l’on donne à voir. Etrangement, c’est ce plus confiné de nous qui nous relie, on se touche à travers les mots, c’est tactile, un poème, il y a là-dedans quelque chose à fleur de peau, à fleur de bouche. Donc oui, voilà l’urgence poétique est décrétée. Les gens ont besoin de poésie et c’est vrai plus que jamais pour donner la parole au vertige que nous traversons. Aux balcons le soir, ils applaudissent, certains jouent de la musique, d’autres chantent, d’autres encore disent un poème. La beauté est là, par et pour le premier venu, à portée de la main. Et ce mouvement-là est plus fort que tout.

‘Les gens ont besoin de poésie et c’est vrai plus que jamais pour donner la parole au vertige que nous traversons.’

Cette interview a été réalisée avant la présentation du plan de déconfinement et  » le vertige de tout ce qui s’annule pour les artistes « .

Urgence poétique, orchestré par Laurence Vielle & Corentin Lahouste, carnet d’atelier, aux Presses Universitaires de Louvain.

Laurence Vielle lit la poésie, chaque jour, à 17 heures, sur Musiq3, RTBF.

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