Barbara Witkowska Journaliste

Entre Ajaccio et Corte, entre Calvi et Bastia, entre la mer et la montagne, l’île de beauté est traversée, en toute saison, par les mille et un bonheurs de vivre.

La gare de Calvi est là, mignonne à croquer. A l’aube, la fidèle Micheline, modèle 1975, s’ébranle tout doucement. Direction : Bastia. Le mistral a soufflé très fort, toute la nuit. Quelques centaines de mètres plus loin, arrêt obligatoire. Jean-François, le receveur, descend du train pour désabler, à la pelle, le rail unique. Plus loin, en s’éloignant de la côte et en s’enfonçant dans les terres, une grande vigilance est de mise, car d’autres imprévus guettent.  » Vous voulez une côtelette pour midi ?  » plaisante Alain, le conducteur, en freinant brusquement. Une vache paisible descend, à contre-coeur, de la voie. Parfois, les réflexes sont moins rapides, parfois, les vaches n’obtempèrent pas assez vite et elles sont plusieurs dizaines, chaque année, à payer de leur vie le prix de la liberté et de l’insouciance. Parfois, ce sont des sangliers ou des ânes…

Dans un tronçon sans danger apparent, Alain pousse sur l’accélérateur. Le paysage change comme dans un kaléidoscope. On redécouvre les émotions d’autrefois à travers les villages suspendus dans la montagne, les bergeries abandonnées, les chapelles isolées. On devine l’histoire à chaque pas, on est ébloui par la nature à chaque détour. A l’horizon, des cols altiers s’imposent. En débouchant d’un tunnel (le réseau en compte environ cinquante), des vallées moelleuses déroulent les tapis du fameux maquis, l’essence et le parfum de la Corse. Napoléon disait qu’il  » reconnaissait sa terre natale à son odeur « . Recouvrant plus de la moitié de la surface de l’île, genêts, chênes-lièges, bruyères, arbousiers, chênes verts, myrtes, notamment, se croisent, se mêlent et se confondent dans une masse compacte et inextricable. La vie rurale n’y existe plus, il n’y a plus de sentiers ni de bandits. Mais ce mélange de passé brut et rude, d’histoire tumultueuse et de mystères, continue à faire le charme insigne de la Corse.

A la fin du parcours, la Micheline s’enhardit dans les villages, ose, enfin, filer tout droit, à 80 km à l’heure, vers Bastia. Malgré la vitesse, on a du retard. Peu importe. Sur l’île de beauté (et d’amour), on bannit les mots stress et pression, pour mieux profiter de la vie. Le pli est vite pris et s’est donc armé de cette nonchalance méditerranéenne qu’on hume et effleure Bastia, ville baroque et italianisante. Il y a le vieux port, veillé par les deux tours de l’église Saint-Jean-Baptiste, les voiliers qui donnent des envies de départ, l’île d’Elbe qui déchire l’horizon lointain. Mais Bastia est ailleurs, dans ces places recomposées, ces façades sobres, ces portes riches en symboles, ces secrets protégés par les volets bleus, cette richesse enfouie dans les oratoires de l’Immaculée Conception et de la confrérie Saint-Roch, cette puissance émanant de l’imposante citadelle d’où les gouverneurs génois géraient toute l’île.

Les Génois ! Ils y ont régné en maîtres pendant cinq siècles (1284-1768). Chaque parcelle de la terre rappelle leurs marques indélébiles. Omniprésentes, aussi, les âmes des héros qui, leur vie durant, ont farouchement combattu l’occupant. Sampiero Corso, le premier. Au XVIe siècle, il soulève les foules, cherche l’appui des Français et manifeste tant de hargne au combat que le roi Henri II aurait dit :  » Le jour de bataille, il vaut 10 000 hommes!  » Tous ces efforts seront vains… Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour qu’un vent nouveau souffle sur la Corse. La politique de Gènes, de plus en plus humiliante, génère enfin une solidarité verticale entre le peuple, le clergé et les seigneurs. Un homme exceptionnel synthétise toutes les ambitions. Grand, beau, allure magnifique, Pascal Paoli est élu  » général de la nation corse « . En 1755, il déclare l’île indépendante, la dote de constitution, bat monnaie, fonde un journal, crée une marine et une université et… octroie le droit de vote aux femmes ! Homme  » des Lumières  » avant la lettre, Paoli aurait influencé les idées de la Révolution française et de la déclaration d’Indépendance aux Etats-Unis (aujourd’hui, deux villes s’appellent toujours Paoli City). L’indépendance sera de courte durée. En 1768, le traité de Versailles rattache la Corse à la France. En 1799, Napoléon Bonaparte, alors premier consul, dira  » il faut que la Corse soit une fois pour toutes française « . Elle le sera, donc, avec des hauts et des bas…

Le  » petit Corse  » ? Son souvenir flotte bien sûr partout, mais surtout à Ajaccio, sa ville natale. Ajaccio la sereine, Ajaccio la nonchalante dévoile ses harmonies pastel au creux du plus grand golfe de l’île. On prend le temps de flâner au bord de la mer, de faire un brin de causette avec les pêcheurs, de se faire raconter la pêche aux oursins. Le marché est à deux pas. Les produits locaux sont irrésistibles. La charcuterie sèche, d’abord, dont les célébrissimes figatelli, à base de foie de porc, les fromages, ensuite, et le brocciu, surtout, fait avec du petit lait de chèvre ou de brebis. On hésite devant les différentes variétés du miel : miel de la châtaigneraie, miel de printemps ou miel de maquis d’automne. Précisons que le miel corse est doté de label A.O.C  » Mele di Corsa « , distinction unique en la matière. On prend un café (toujours très corsé !) à la place Général-de-Gaulle que les Ajacciens appellent toujours place du Diamant. D’ici, la vue sur la baie est sublime.

Au centre de la place, Napoléon en empereur romain, nous domine et nous nargue. Allons donc rejoindre, au coeur de la vieille ville, sa maison natale. Fils de l’avocat Charles-Marie Bonaparte et de Letizia Ramolino, Napoléon naîtra ici le 15 août 1769, et y vivra jusqu’à ses 9 ans. Un effort d’imagination s’impose car il ne reste plus rien de la décoration originelle, totalement pillée à la Révolution. Ce qu’on y voit aujourd’hui, on le doit à Napoléon III. Déçu de trouver la maison de l’oncle vide, il décide de la réaménager un peu. Les magnifiques plafonds peints datent de cette époque. L’aménagement de la chambre est, paraît-il, authentique. Napoléon l’aurait occupée entre le 1er et le 6 octobre 1799, au retour de la campagne d’Egypte, date de son dernier séjour en Corse. L’autre atout  » muséal  » de la ville d’Ajaccio réside dans le musée Fesch. Demi-frère de la mère de Napoléon, grand amateur d’art, le cardinal Fesch a réuni la plus importante collection (après celle du Louvre) de primitifs italiens. Le musée vaut vraiment le détour, ne serait-ce que pour croiser le regard envoûtant de  » L’Homme au gant  » de Titien et admirer les traits admirables de  » La Vierge à la guirlande  » de Sandro Botticelli.

A bord du train, on reprend rendez-vous avec la nature. On laisse filer le temps en regardant le grand spectacle du soleil hivernal flirtant avec le maquis. On fait une halte à Corte, coeur géographique de l’île, proclamée capitale éphémère par Pascal Paoli. La masse compacte de ses demeures, juchées sur un piton rocheux et veillées par le nid d’aigle de sa citadelle, impressionne vraiment. L’ensemble, à la fois grandiose, mystérieux et convivial, est à l’image de la Corse qui a su garder sa fierté, son âme et ses secrets.

Guide pratique en page 97.

Barbara Witkowska

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