La Tour d’Argent, le plus vieux restaurant de Paris, fête son millionième canard au sang. Ce mets, aujourd’hui célèbre aux quatre coins du monde, procède d’un rituel raffiné et exige un superbe produit du terroir vendéen.

Quel est le point commun entre Maria Callas et Vladimir Poutine, Charlie Chaplin et le prince Rainier de Monaco, Eddie Barclay et Valéry Giscard d’Estaing, Theodore Roosevelt et Claudia Schiffer? Tous ont goûté au fameux canard au sang de La Tour d’Argent, légendaire recette du plus vieux restaurant de Paris (1582) qui domine les rives de la Seine et la cathédrale Notre-Dame. Le  » hall of fame  » qui marque l’entrée de l’établissement donne, photos à l’appui, une idée du cortège des célébrités qui se sont succédé depuis le début du siècle dans ce haut lieu de la jet-set. Dernière dédicace en date : celle de Pierre Arditi. Pour son anniversaire, sa compagne, la comédienne Evelyne Bouix, l’avait convié à La Tour en janvier dernier.  » Inoubliable !  » résume d’un autographe l’acteur.

Sur chacune des photos exposées aux cimaises du rez-de-chaussée apparaît aux côtés des stars un homme imposant, à l’oeil pétillant et au sourire ravageur, sanglé dans un impeccable costume croisé. C’est Claude Terrail, figure historique du Tout-Paris et directeur de La Tour depuis 1947. Il voulait être comédien. Mais son père, André, dont un buste trône à l’entrée de la salle principale, propriétaire dès 1914 de l’enseigne, en décida autrement. Depuis, Claude, bleuet à la boutonnière, à l’habitude de dire :  » Ici est mon théâtre. Je suis le metteur en scène de la vie quotidienne.  » Avec 35 tables, 165 couverts et 2 représentations par jour (relâche le lundi), La Tour n’est rien moins que l’ambassadeur de la gastronomie de tradition française à l’étranger.

Etranger à la mode du  » world food  » ou du bio, le deux-étoiles du quai de Tournelle (il en a perdu une au Michelin en 1996) privilégie la cuisine du terroir, et en particulier le canard au sang. Cette grande spécialité a fait, et fait encore, la réputation de la maison aux quatre coins du monde. On la doit à feu Frédéric Burdel, cuisinier et directeur de La Tour qui l’inscrivit pour la première fois au menu en 1890. C’est lui aussi qui a eu l’idée de numéroter chacun des volatiles sur une carte, pour en authentifier la provenance, et de remettre gracieusement au client un matricule à l’issue du repas. Une tradition qui ne s’est jamais démentie ni interrompue depuis cent onze ans et qui vaut cette année à La Tour de fêter son millionième canard !

Une fresque intitulée  » Frédéric préparant le canard  » – représentant le chef Burdel en plein travail, le nez hérissé de binocles et les joues garnies de bacchantes à la Offenbach -, figure d’ailleurs en bonne place dans la salle principale du dernier étage. Plus exactement sur le mur du  » Petit théâtre « , où, devant les tables, est dressé l’autel où se prépare le canard au sang. Un rituel public que seuls cinq  » canardiers  » de la maison sont habilités à pratiquer au terme de plusieurs années d’apprentissage. Après avoir soigneusement découpé l’oiseau, le cuisinier s’attelle à la confection de la sauce, point d’orgue de la recette. L’opération se déroule en deux temps, mis à part la découpe du canard. Le mélange du foie haché avec un subtil dosage de madère, de cognac et de citron d’abord, puis l’extraction du sang ensuite obtenu en broyant la carcasse dans le cylindre d’une presse, allongé d’un verre de bouillon. On obtient ainsi une sauce brunâtre, onctueuse mais légère qui est la base de cuisson (sur des réchauds) des filets de canard.

Mais la renommée de la recette tient évidemment autant au savoir-faire des cuisiniers, qu’à la qualité des vins qui l’accompagnent (la cave de La Tour compte pas moins de 500 000 bouteilles dont une bonne part de Bourgogne), qu’à la qualité exceptionnelle de la  » matière première « . Connu par les gastronomes sous le nom de canard challendais, le canard de La Tour tire son origine au XVIIe siècle, sous le règne du roi Philippe IV d’Espagne. Des Espagnols émigrés sur les côtes de Vendée capturent puis domestiquent des canards sauvages, alors très nombreux dans les marais dont la richesse en sels minéraux alliée à un climat tempéré favorisent depuis des siècles une exploitation hautement qualitative. Les canards servis à La Tour, qui ont tous entre 6 et 8 semaines (des canetons importés directement des élevages vendéens de Claude Terrail, lesquels s’étendent sur un territoire de 35 kilomètres sur 15), sont les héritiers directs de cette tradition gourmande.

Texte et photos Antoine Moreno

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