De la haute couture à son (imminent) défilé en prêt-à-porter, Bruno Pieters déroule l’écheveau de son talent. Et pour ne pas emmêler ses savoir-faire, il divise sa collection en chapitres.

Avec l’allure, Bruno Pieters tisse une relation certes solide, mais guère cousue de fil blanc. Après des humanités artistiques menées tambour battant à Bruges, sa ville natale, une grande distinction (promotion 1999) à l’Académie d’Anvers et quelques prix ou expos très smart, le  » snotterke  » (26 ans) affûtera sans tarder ses ciseaux et ses aiguilles. Comme assistant en haute couture chez Christian Lacroix, Ocimar Versolato et Josephus Thimister ainsi qu’en prêt-à-porter chez Martin Margiela, New York Industry, Thimister et Antonio Pernas ( NDLR: un label madrilène).

Seul Belge à défiler actuellement en haute couture, Bruno Pieters annihile les propos de Coqueline Courrèges selon laquelle  » un vrai styliste est long à se révéler  » (1) et marque déjà pas mal de points. Le premier score remonte à l’hiver dernier, lorsque ce beau blond aux yeux bleus présente, durant la haute couture à Paris, le chapitre un de son roman vestimentaire. Intitulée  » Part I: Daywear. The suit « , cette collection zoome sur le tailleur mi-sophistiqué mi-décontracté, mélange de charme paysan et de distinction très 1950, que Bruno propose en diverses textures, couleurs et coupes.

Le deuxième score, destiné au printemps-été 2002, permet au créateur d’ajouter un chapitre,  » Part II: Cocktail. The blouse « , à son élégant récit. Cette fois encore, il offre plusieurs variations sur un autre  » pilier  » de la garde-robe féminine: la blouse et son complice d’un été chic, le pantalon fluide et volontiers corsaire. Cette fois encore, il applique à la main, sur ses modèles, des broderies fabuleuses, se fend de plissés ou de drapages virtuoses et donne aux détails un panache particulier. En attendant la troisième et dernière partie, annoncée pour l’automne 2003, le couturier-narrateur va défiler en prêt-à-porter ( NDLR: au moment où vous lisez ces lignes, la grande (ker)messe de la mode parisienne bat son plein), sur la base d’une philosophie créative très différente.

Installé dans un vaste atelier/showroom face aux docks d’Anvers, Bruno Pieters semble vraiment capturer cette lumière du Nord, à la fois intense et sourde, qu’il réinterprète dans ses vêtements. Rencontre avec un  » jeune premier  » de la mode belge qui, en matière de classe et de charisme, ne fait pas son cinéma.

Weekend Le Vif/L’Express: Pourquoi avoir choisi de présenter vos ou, plutôt, votre collection couture, en chapitres?

Bruno Pieters: Je préfère me concentrer sur un thème et un vêtement en particulier, ce qui me permet d’en explorer puis d’en présenter toutes les facettes. Ces diverses  » unités  » de style, le tailleur, la blouse, etc. sont combinables, bien sûr. Cependant, j’aime l’idée d’une présentation linéaire, où l’on peut travailler à fond sur chaque aspect de la garde-robe: j’estime que les créations y gagnent en puissance. L’idée d’une collection où tout (tenues de jour, de cocktail, du soir, etc.) se mélange ne m’intéresse pas tellement.

Vous êtes malgré tout obligé de recourir à ce mélange pour vos premiers pas en prêt-à-porter…

Oui, mais c’est très différent. Si je conserve la même atmosphère ( NDLR: un accent mis uniquement sur les vêtements, des filles qui défilent sans brusquerie façon procession, des flashs de lumière, une musique douce et simultanément saccadée, signée Ryoji Ikeda), mon prêt-à-porter n’est absolument pas un prolongement de ce que j’ai fait en haute couture. Personnellement, je trouve que cette ligne sera encore plus puissante que mes créations précédentes.

Pourquoi avoir choisi d’abord de défiler en haute couture?

J’ai toujours été fasciné par cet univers à part, fait de mystère, de luxe, de patience et d’exclusivité car on parle ici de pièces uniques. A l’Académie d’Anvers, je me suis naturellement passionné pour les techniques sophistiquées telles que le drapage, les plissés, le droit-fil, etc. Et j’ai continué dans cette voie à travers mes stages chez des couturiers comme Lacroix ou Thimister. La haute couture a beau émettre pas mal d’exigences, elle laisse beaucoup plus de liberté, de marge aux créateurs.

Peut-on qualifier vos créations couture de collection expérimentale?

En débutant dans ce métier, je voulais d’abord réaliser mon rêve de gamin – créer des tenues de haute couture -, avant de songer au business et à la rentabilité. J’ai donc commencé très modestement, épaulé seulement par Aline Walther, diplômée en même temps que moi de l’Académie d’Anvers. Nous avons tout réalisé nous-mêmes, les patronages, le montage sur buste Stockman, les prototypes… Maintenant, évidemment, j’ai d’autres objectifs en tête puisque je désire vivre de mon métier et voir mes modèles sur les épaules des femmes.

A propos, avez-vous un ou des types de femmes favori(s)?

Mmmmh… Je dirais une femme en recherche d’innovation, d’inventivité, d’exclusivité. Une femme que les noms ronflants de la mode ou les logos  » branchés  » n’impressionnent pas.

Vous avez travaillé chez des maîtres du style très différents comme Margiela et Lacroix, par exemple. Quelle a été votre collaboration la plus excitante?

Chaque stage m’a appris quelque chose de neuf. J’avoue cependant que la plus chouette expérience a eu lieu auprès de Josephus Thimister. C’est un homme enthousiaste, spontané, très accessible et grâce à lui, j’ai touché à tous les aspects du travail couturier. En outre, il est à moitié belge et je crois que cela crée des liens supplémentaires. Christian Lacroix est, lui aussi, quelqu’un de très professionnel: avec l’équipe de son studio de haute couture, j’ai participé aux essayages, à la sélection des tissus, etc. Mais c’est aussi une structure très vaste où chacun(e) a un job bien défini; du coup, on a moins de mobilité.

La maison Lacroix appartient au méga-groupe de luxe LVMH. Aimeriez-vous un jour en faire partie vous aussi?

Je dois vous avouer que je n’y ai encore jamais pensé. Notez, je ne suis pas contre: appartenir à un groupe d’une telle envergure signifie beaucoup d’avantages pour un créateur. Mais actuellement, cela me semble hautement improbable ( rires).

Beaucoup de jeunes créateurs qui démarrent en couture présentent ce qu’ils nomment du  » prêt-à-porter de luxe « . Et vous?

Non, car la haute couture et le prêt-à-porter représentent deux démarches distinctes pour moi. Les gens associent généralement la couture à des vêtements opulents, gigantesques, imettables. Quand j’ai commencé avec  » Part I : Daywear  » l’hiver passé, on a constaté que je me situais autre part et on a étiqueté ma collection comme prêt-à-porter de luxe. Pourtant, il ne s’agit pas de cela. Je n’ai pas voulu commercialiser  » Part I: Daywear  » et  » Part II: Cocktail « . Matériellement, je n’aurais pas eu les possibilités de produire en série et de livrer les vêtements. De plus, entre le chapitre de l’hiver et celui de ce printemps, je travaillais déjà sur les éléments de mon prêt-à-porter. Je n’ai pas l’impression d’avoir bâclé une étape, au contraire. Et puis, j’estime que créer du vrai prêt-à-porter représente quelque chose du plus fort qu’un modus vivendi entre la haute couture et le ready-to-wear.

En choisissant d’abord de défiler en haute couture, avez-vous pu révéler plus facilement votre talent à la presse et aux gens spécialisés?

C’est vrai que la semaine dévolue aux présentations de haute couture est moins frénétique que la saison de prêt-à-porter. Cette sérénité a toutefois son revers: seul un sixième de la presse de mode internationale se déplace. Ainsi, ma première collection avait recueilli beaucoup de réactions positives et pas mal de gens du cru s’étaient déplacés. Le 21 janvier dernier, en revanche, pour la collection d’été 2002, j’ai eu moins de chance: j’étais  » coincé  » entre le show de Dior – très en retard sur l’horaire et à l’autre bout de Paris -, et celui de Balmain. Résultat? Moins d’affluence que la saison précédente. Selon moi, il n’y a pas tellement d’avantages à montrer ce que l’on sait faire durant les défilés de la couture, sauf si l’on veut promouvoir son travail avant de se lancer réellement dans le prêt-à-porter.

Vous gérez votre petite SA  » Intermasco  » à Anvers. Comment procédez-vous côté finances?

Je n’ai pas de bonnes fées penchées sur mon  » berceau  » de jeune créateur ni de  » parrains  » ou de  » marraines  » richissimes genre Mouna Ayoub pour me sponsoriser ( rires). J’essaie d’évoluer modestement, en m’appuyant sur des proches: ma soeur aînée Frédérique s’est profondément impliquée dans l’entreprise. C’est quasi un business familial, ici. Et j’ai des amis, des anciens  » students  » de l’Académie d’Anvers notamment, qui m’aident énormément ( NDLR: notamment Emmy Mees, condisciple de Bruno et responsable de la mise en scène de son site Internet).

Vous êtes représenté par Kuki de Salvertes qui dirige Girault-Totem, l’un des plus célèbres bureaux de presse parisiens…

Oui, c’est une grande chance car beaucoup de créateurs aimeraient être  » coachés  » par Girault-Totem. En fait, je me suis présenté chez eux avec mes dossiers et Kuki a illico aimé mon travail. Il est vrai qu’il apprécie beaucoup la vision de la mode propre aux créateurs belges ( NDLR : la plupart des stylistes du plat pays sont représentés chez lui).

A part le Namurois Gerald Watelet il y a plus de dix ans, vous êtes le seul Belge à défiler en haute couture. Un commentaire?

Je pense que quand on n’a pas des racines et une culture typiquement française ou parisienne, il ne faut pas imiter leur manière d’envisager la mode. Mieux vaut installer sa propre ambiance, celle du pays d’où l’on vient. Pour la collection de l’hiver 2001-2002 par exemple, axée autour du tailleur, je me suis inspiré de la chanson de Jacques Brel,  » Les Flamandes  » où l’on parle de jeunes femmes sérieuses, un peu froides et vêtues de couleurs sombres ( sourire). Je ne me vois pas faire du Saint Laurent, par exemple, même si cet homme m’inspire énormément.

En évoquant Yves Saint Laurent, lorsque celui-ci a annoncé la cessation de ses activités en haute couture, son mentor Pierre Bergé a déclaré que cette discipline était finie. Qu’en pensez-vous?

Un peu exagérée, cette remarque! D’accord, Saint Laurent était un véritable artiste du vêtement, capable d’investir son coeur et ses tripes dans son travail sans songer, avant tout, à faire du marketing de mode. Le seul qui procède encore ainsi, à mon avis c’est Christian Lacroix. De là à dire que la haute couture a perdu toute son étoffe… Dans cette activité, comme dans d’autres domaines des beaux-arts d’ailleurs, il y aura toujours des talents neufs et sincères.

(1) in  » Numéro  » de décembre 2001.

Carnet d’adresses en page 162

Propos recueillis par Marianne Hublet

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