Difficile de distinguer, au premier coup d’£il, ces  » Viktor & Rolf du design « , comme on les labellise parfois. Pourtant, Dieu sait que Ronan et Erwan Bouroullec détestent les réponses toutes faites, les structures figées, les étiquettes. En moins de dix ans, les deux Bretons ont enchaîné les collaborations avec des éditeurs aussi prestigieux que Cappellini, Vitra, Magis, Kartell, Ligne Roset. Et cette année encore, leurs dernières trouvailles créaient l’événement, au Salon international du meuble de Milan. Le matin de notre entretien, dans le studio installé à deux pas du canal Saint-Martin, à Paris, Erwan, le plus jeune des deux frères, est seul au rendez-vous. Mais dans son discours les  » Ronan et moi  » se bousculent.  » Nous ne donnons plus d’interviews, ni de conférences en duo, nous rationalisons notre temps « , s’excuse-t-il en souriant. Chacun donne ainsi toute latitude à l’autre pour parler en son nom. Ou plutôt au nom de cette  » marque Bouroullec  » qui, ils insistent tous les deux,  » n’existe pas « . Tout au plus acceptent-ils de parler d’ADN. Un mot qui leur va vraiment bien, finalement.  » Quand nous créons des meubles, nous aimons placer les gens face à une question plutôt qu’à une fonction, explique Erwan Bouroullec. Si vous proposez à quelqu’un une armoire qui « montre » qu’elle est une bibliothèque, son propriétaire va se sentir obligé d’y aligner des livres. S’il lui prend l’envie d’y ranger des vêtements, il se sentira mal à l’aise. Nous voulons des non-définitions. Pour garder cette idée que les objets sont là pour servir. Pas pour se faire obéir.  »

Qu’ils dessinent une table, une chaise ou des murs d’  » algues  » en plastique permettant de découper l’espace, Ronan et Erwan Bouroullec, nés respectivement en 1971 et 1976 à Quimper, tentent de rendre leurs créations les plus  » silencieuses  » possible.  » Il ne faut surtout pas qu’elles entrent dans la maison en criant : bonjour, je suis tout mou, je suis donc fabriqué dans un matériau innovant, regardez-moi, je suis un objet design du xxie siècle ! ajoute encore Erwan Bouroullec. Nous sommes très attentifs au confort des utilisateurs. Et cela ne repose pas seulement sur le matériel, c’est aussi une question de typologie. Même nouveaux, il faut que les objets restent familiers.  »

De la même manière, n’espérez pas les voir revendiquer individuellement et de manière tonitruante la paternité d’un concept.  » On travaille l’un en face de l’autre et nous suivons les projets ensemble du début jusqu’à la fin. Ce n’est pas comme si Ronan faisait les chaises et moi les tabourets !  » poursuit Erwan Bouroullec. Cette complicité tenace encore accentuée par une ressemblance quasi gémellaire malgré les cinq années qui les séparent les unit depuis l’enfance.

Et depuis lors, ils n’ont plus cessé de jouer…

La source

 » Nous avons appris à dessiner dès l’âge de 4-5 ans. Nos parents nous envoyaient, le mercredi, à des cours de dessin. Un peu par hasard car personne dans notre famille ne faisait ce métier-là. Nous devons beaucoup à l’enseignante qui nous a appris à tenir un crayon et qui l’a très, très bien fait, en plus. Car c’était davantage que du simple dessin, plutôt une ouverture sur l’art. Depuis que nous sommes enfants, nous avons toujours dessiné, bricolé et c’est là que résident les sources profondes de notre travail. Nous avons appris le rapport aux proportions, les couleurs, de manière totalement intuitive. L’envie vient en pratiquant. Avec des hauts et des bas. Qui font qu’au bout du compte, on se décide à s’engager dans des études, puis dans une carrière professionnelle.  »

La fratrie

 » Ronan et moi, nous avons cinq ans de différence. On n’a donc jamais été à l’école ensemble, on n’a pas eu les mêmes amis, on ne sortait pas aux mêmes moments. Mais, il y a toujours eu une grande complicité, une coexistence teintée de respect de part et d’autre. Quand on m’attaquait, il me défendait et réciproquement. Ronan a ouvert les chemins dans lesquels je me suis engouffré. Entre nous, on dialogue à la fois avec des mots, mais aussi avec des dessins. On n’a pas du tout des tâches séparées, même s’il nous arrive parfois de nous mettre un peu plus en retrait quand l’autre a plus d’affinités avec un projet. Il y a des moments où c’est incroyablement simple, d’autres où au contraire, c’est terriblement difficile. Parfois cela peut donner lieu à des discussions violentes. C’est d’ailleurs plus le fait d’être deux que d’être simplement frères, même si ce n’est pas anodin non plus…  »

La marque Bouroullec

 » Il n’y a pas de « marque » Bouroullec, cela ne m’intéresse pas du tout. Je sais qu’on s’est créé un terrain de recherche qui nous est propre. Et qui n’est pas du tout lié à une image de marque. Nous avons toujours mis en balance recherche et résultat concret. Pour mettre en place un travail lisible, qui fasse sens, qui ne se contredise pas, qui ne se répète pas. Nous avons abordé le design sous différents angles, avec différents partenaires. En travaillant pour Cappellini, on se retrouve dans des supports de luxe, et d’une certaine manière, ce sont aussi les plus ouverts, ceux chez qui l’on peut apporter une approche conceptuelle très très claire. Vous trouvez aussi chez nous des produits très grand public, peu cher, comme ce que nous avons proposé chez Maggis. Et puis, il y a Kréo ( NDLR : une galerie parisienne spécialisée dans le design édité en série limitée) avec qui nous faisons de l’expérimental, des pièces de collections. C’est le lieu pour faire advenir des recherches qu’on ne pourrait pas faire dans l’industrie.  »

Le cahier de brouillon

 » La galerie est un espace de création où l’on peut imaginer les propositions les plus complexes et les plus ambitieuses à lancer. D’une certaine manière, ce que nous avons conçu dans la galerie peut, par la suite, nous inspirer. Et nous pouvons en parler avec les industriels avec lesquels nous travaillons. C’est un cahier de brouillon grandeur nature. Les pièces qu’on y trouve sont tellement étranges qu’elles ne pourraient pas se vendre en magasin classique.  »

Les nouveaux animaux

 » Le monde est une sorte de jungle, où sans cesse de nouveaux produits apparaissent sur le marché. On est ainsi entouré d’objets de différentes provenances : des jouets fabriqués en Chine, des céramiques anciennes ou des téléphones portables, tout est mélangé, et je trouve cela pas mal. J’apprécie le fait que le monde ne soit pas trop réglé. Cela ne me gêne pas d’ajouter des choses. Avec les quantités que nous produisons, au maximum dix objets par an, de toute façon, à l’échelle de la consommation planétaire, on ne représente rien ! Certains designers sont parfaitement capables de se copier eux-mêmes pour éditer quatre fois la même chaise pour des fabricants différents. Et ça, ça me fatigue. Puisque c’est la jungle, autant ajouter de nouveaux animaux qui aient une réelle identité, qui soient particulièrement remarquables. Cela ne sert à rien de dessiner quinze zèbres, à la fin on risque juste un déséquilibre écologique.  »

Le rêve fou

 » Nous aimerions dessiner une voiture et pourquoi pas… un tracteur. Par ailleurs, on ne s’est jamais frotté à des produits de haute technicité comme un portable ou une chaîne hifi. Et cela nous tente. Quand nous sommes confrontés à un nouveau secteur, nous sommes suffisamment curieux pour l’observer pendant un petit temps, et finalement fournir une réponse  » un peu à l’envers  » mais qui n’est pas fausse pour autant. Juste un peu décalée par rapport aux critères de départ. Et qui aboutira sur un produit ou restera un projet de recherche.  »

Le luxe nécessaire

 » Comme designer, il faut rester ouvert, attentif à défendre des méthodes de production et de travail, tout en maintenant des équilibres sociaux. Chez Cappellini, si le prix est tel qu’il est, c’est-à-dire élevé, c’est parce que la qualité du travail et des matériaux choisis, est exceptionnelle. En design, il faut aussi du temps avant que certaines idées ne soient appréhendées, comprises et puissent enfin se concrétiser. Gulio Cappellini répète volontiers :  » Nous ne faisons pas des best-sellers mais des longsellers.  » Voyez le temps que les gens ont mis à comprendre ce qu’était un airbag ! Il a fallu un passage obligé par l’exclusif, le luxe. La majorité des gens a compris l’apport sécuritaire quand ils ont vu Mercedes proposer ce système dans ses modèles haut de gamme. Je ne suis pas sûr que tout le monde aurait des airbags aujourd’hui dans sa voiture si cette technologie avait été très bon marché et accessible à tous dès le départ. C’est naturel que certaines idées mettent un certain temps à se concrétiser. Privilégier le produit grand public, pas cher, n’est pas toujours la bonne marche à suivre et certainement pas la seule voie possible. Les meubles à bas prix ne nous conduisent peut-être pas dans la bonne direction. Ce sera finalement comme pour la nourriture. Si on achète un morceau de viande aujourd’hui à 5 euros alors qu’il en coûtait le double il y a cinq ans, on peut se poser des questions quant aux conditions d’élevage de la vache. Il faut arrêter de fermer les yeux sur la vraie valeur des choses. Si l’on n’est pas à même de payer les produits à leur juste prix, cela va engendrer d’inévitables catastrophes sociales.  »

Isabelle Willot

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