Tons édulcorés, formes simplifiées, matières soyeuses… La lingerie renoue avec la sensualité cet hiver. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Sous ce voile de pudeur romantique se cache un corps aliéné à la jouissance sans frontières autant qu’à la tyrannie des apparences. Autopsie d’une libération en trompe-l’oil.

Au frigo, le string ! Et avec lui les représentations un tantinet salaces, agressives et impudiques de la féminité qui lui collaient… aux fesses. Cet hiver, plus encore que cet été, les femmes porteront la culotte (lire aussi page 6). Version shorty, boxer ou slip. Et de préférence dans des tons sobres et tendres. Un post-minimalisme incarné par cet ensemble La Perla rose pâle à la candeur de communiante. Signe des temps, c’est à peine si les motifs géométriques vaguement floraux – au tempérament aussi grivois qu’un corset victorien – seront dorénavant tolérés (Antik Batik pour Dim Beautiful People). C’est dire !

Finie donc la séduction racoleuse. Place à une fantaisie plus sensuelle, plus cabotine, qui affleure également dans le jeu des matières (soie, tulle, mousseline, crêpe de Chine ou dentelle, déclinés en solo et plus souvent en duo), dans la multiplication des ornements (lacets, n£uds ou rubans), et qui imprègne l’esprit général des dessous qui prennent le dessus cette saison.  » La fin du string peut être lue comme un indicateur de l’état des rapports entre hommes et femmes « , diagnostique Farid Chenoune, historien de la mode et auteur des  » Dessous de la féminité  » (Assouline). Et de préciser sa pensée :  » Après la période d’appropriation par les femmes d’une lingerie outrageusement sexy (couleurs taboues, panoplie presque prostitutionnelle, créations provocantes à la Chantal Tomass), elles entament un mouvement contraire, désactivant les stratégies de séduction classiques.  »

L’amorce d’une nouvelle pudeur ? Voire d’un retour en grâce de la chasteté ? On pourrait le penser sur le moment. Sauf qu’une culotte ne fait pas le printemps. Et très vite d’ailleurs pleuvent les contre-exemples. Le  » sens  » de l’histoire lui-même semble contredire cette hypothèse. Nous sommes entrés, nous dit le philosophe Gilles Lipovestky, dans l’ère de  » l’hyper « , qui se caractérise par une hyperconsommation, une hypermodernité et surtout, un hypernarcissisme.

La logique émotive et hédoniste a supplanté dans tous les domaines les grandes certitudes idéologiques. Il n’y a donc plus de sanctuaire. Même le corps, jadis corseté par la morale – encore que, comme le rappelait en 1986 Jean-Claude Bologne dans son vaste panorama de la pudeur, ce n’est qu’à partir de la fin du Moyen Age que la nudité féminine commence à être identifiée au désir et que la vision du nu prend la connotation érotique qu’on lui connaît de nos jours -, même le corps donc est pris aujourd’hui dans l’engrenage de la jouissance extrême. L’enveloppe charnelle se voit ainsi reléguée au rôle d’accessoire dans la course effrénée à l’épanouissement individuel. A charge pour son propriétaire de le modeler selon son idéal esthétique.  » Deux tendances contradictoires se dessinent, observe à ce propos le penseur dans  » Les Temps hypermodernes  » (Grasset). D’un côté, plus que jamais, les individus prennent soin de leur corps, sont obsédés d’hygiène et de santé, obéissent aux prescriptions médicales et sanitaires. D’un autre côté, prolifèrent les pathologies individuelles, les consommations anomiques, l’anarchie des comportements.  » Et l’on pourrait ajouter : les déviances sexuelles en tous genres.

Comme si tout tournait autour de  » ça  » désormais. Autour du plaisir sans entrave, de la jouissance sans tabou. Le tout légitimé par le mantra de la révolution sexuelle. Les médias n’en manquent évidemment pas une miette, au risque de grossir des phénomènes marginaux. Mais qu’importe, ceux qui pratiquent se sentent confortés dans leur quête pulsionnelle, quant aux autres, ils regardent avec envie, sinon jalousie, ces Olympiens du sexe, se demandant s’ils doivent se considérer définitivement hors jeu, bref condamnés à une normalité tiède, ou s’ils peuvent encore espérer un jour faire partie de cette aristocratie de la luxure très  » hype « . Et s’ouvrir ainsi les portes des parties fines, fréquenter les clubs échangistes, pratiquer le  » social sexe  » (qui consiste à coucher pour se faire des amis ou simplement élargir son réseau, une pratique très en vogue notamment sur les sites de rencontres comme Meetic), ou encore aller faire joujou avec les bijoux de famille de messieurs bien charpentés dans les soirées  » Hunkmania « , très courues, dit-on, à New York.

Si les effets sur le physique de la recherche effrénée du plaisir s’arrêtaient là, on pourrait encore se dire qu’au fond, ça ne regarde que les intéressés. Sauf qu’à travers ces mises en scène presque caricaturales d’une sexualité débridée se dessine une grammaire qui dicte sa marche au corps social tout entier. Dans  » Le Consensus pornographique  » (éditions Mango), Xavier Deleu, réalisateur de documentaires, analyse cette étrange contamination de la sphère publique par le virus du sexe.  » De la publicité à la littérature, écrit-il, de la télé à la presse écrite, de la sexualité réelle aux simulacres virtuels, la cité moderne est celle du perpétuel  » teasing « érotique, de la sollicitation sexuelle permanente.(…) Le sexe, naguère interdit par les pouvoirs en place en vertu de son contenu subversif, est en passe de devenir un objet social comme les autres.  » De fait, Christine Angot, Catherine Millet ou Alina Reyes en littérature, Calvin Klein, Sisley ou Gaultier dans la pub, exhibent, exploitent, truandent l’intime. Au nom d’un impératif de transparence pour les premiers, pour écouler un maximum de parfums et de vêtements pour les seconds.

La perfection au féminin

Par capillarité, cette mécanique pornographique a donc fini par déteindre sur les esprits et les comportements. Ebauchant au bout du compte une nouvelle mythologie du corps dont les thèses se sont infiltrées dans les consciences avec d’autant plus de facilités que les repères traditionnels ont entre-temps déserté le terrain. Chacun, et surtout chacune (la femme est encore et toujours jugée sur ses capacités de séduction), se retrouve ainsi plus ou moins consciemment à la merci des diktats de ce nouvel évangile. Dont le caractère pernicieux le rend particulièrement redoutable. Il se fait en effet passer pour l’inverse de ce qu’il est réellement, à savoir un ersatz païen de la théorie de la libération. On montre ses fesses en pensant s’affranchir des codes moraux alors qu’on ne fait au fond que substituer un dogme, celui de l’apparence, à un autre, celui de la religion. Au mieux, on peut prétendre qu’on choisit ses chaînes, mais pas qu’on s’en est débarrassé.

De la voisine de palier à la star du showbiz, la femme occidentale est ainsi priée de tendre vers la perfection physique. Et celles qui ne se conformeront pas aux canons esthétiques seront d’autant moins pardonnées qu’elles ont à leur disposition une palette d’instruments pour  » corriger le tir  » : cosmétique, épilation, manucure, fitness, régime, spa, thalasso, botox, liposucion ou chirurgie.

Seulement voilà, pour beaucoup, cette course à la perfection se transforme bien souvent en chemin de croix. Car qui peut prétendre ressembler aux filles des magazines, même épaulé par la technologie ? Un ou deux pour cent de la population. Et encore. La frustration guette donc la plupart des candidates nymphettes. Alimentant aussi bien l’intégrisme religieux que les comportements pathologiques comme l’anorexie ou son contraire, l’obésité, qui peuvent être vues comme les deux facettes de l’assimilation excessive de la norme. Se trouver toujours trop grosse dans le premier cas, consommer toujours plus dans le second.

Ce n’est pas pour rien que 80 % des Françaises se déclarent insatisfaites de leur corps. Avec ce que cela suppose comme pression auto consentie. Qui se traduit notamment par l’obsession maladive de la prise de poids (aujourd’hui, à 24 ans, une fille a déjà fait deux fois plus de régimes que sa mère au même âge, et 75 % des 18-24 ans estiment qu’être mince relève de l’obligation sociale) ou le recours de plus en plus précoce à la chirurgie esthétique.

Le corps comme l’identité sexuelle ne sont plus déterminés à l’avance, une fois pour toutes. La géographie charnelle évolue en permanence. On cisèle son corps comme un costume. Le plus souvent pour ressembler aux idoles, mais parfois aussi pour en faire une £uvre d’art (à l’instar de la plasticienne française Orlan) ou pour lui infliger diverses mutilations (piercing, tatouage, etc.), histoire là encore d’en prendre le contrôle, d’en définir les contours. Soit pour faire comme tout le monde, soit, dans le cas des scarifications par exemple, pour marquer son refus du modèle normatif. Un estompement de la norme qui a ouvert également un boulevard à l’androgynie, très présente dans la pub et la mode notamment, et qui s’apparente en quelque sorte à la version soft, politiquement correcte, de la transgression.

Certains voient dans tous ces bouleversements l’avènement d’une nouvelle figure tutélaire : le corps neutre. Un concept inspiré lui aussi de l’univers du porno, bien que le sémiologue Roland Barthes en ait défini les principes dès 1977. Le neutre, c’est ce qui permet de sortir des classifications rigides. Appliqué au corps, cela donne une remise en question du clivage traditionnel homme-femme. Le neutre envisage plutôt la représentation du genre comme une synthèse entre les deux pôles sexuels. Libre à chacun dès lors de choisir ses attributs (et même un corps tout entier dans le cas des travestis) pour se construire sa propre identité. La pornographie, qui inonde les écrans de sexualité mécanique, désincarnée, exploite à fond cette neutralité. Les corps qu’elle exhibe ne sont que les réceptacles de l’imaginaire de celui qui regarde. Ils sont paradoxalement très peu érotisés.  » Nous sommes passés dans un monde où tout devient monstrueux et normal, tout passe sous le scalpel d’une chirurgie esthétique qui n’épargne pas le génome, s’inquiétait dernièrement le philosophe Jean Baudrillard dans les colonnes du  » Monde 2 « . Un monde où le corps est envahi de métastases technologiques et médiatiques, où l’espèce est altérée par le métissage biotechnique ou le clonage. L’humain devient introuvable.  »

Le corps bientôt accessoire

Tout cela nous éloigne des petites culottes. Du moins en apparence. Le culte du paraître s’inscrit en effet pleinement dans cette nouvelle mythologie. Il en est même un des rouages essentiels.  » L’individu hypermoderne veut être acteur de sa propre existence, résume le sociologue David Le Breton, auteur de  » L’Adieu au corps » (éditions Métailié) et de  » Anthropologie du corps et modernité  » (Presses universitaires de France). Le corps n’échappe pas à ce désir de toute puissance. Tout ce qui est possible devient réalisable. Si j’ai envie de changer de nez, rien ne m’interdit de le faire. Pourvu que l’image que je renvoie accroche le regard de l’autre. A une époque où les relations sociales se sont distendues, capter l’attention au premier coup d’£il est devenu prioritaire.  »

On nage donc en pleine ambivalence. Non seulement la jubilation – la fameuse ivresse du shopping – côtoie la souffrance. Mais plus largement, une forme d’éthique puritaine – qui impose de tout contrôler, de tout façonner – s’accommode étonnamment de prescrits extrêmement libertaires. C’est ce qui rend le monde si complexe. Et explique pourquoi dans une même classe peuvent cohabiter une fille faisant prendre l’air à son nombril et une autre couverte des pieds à la tête.

Jusqu’où ira cette surenchère ?  » Jusqu’aux limites de la technologie, répond le sociologue. On s’oriente de toute évidence vers la toute-puissance de la pensée à mesure que le cybermonde étend son territoire. Dans l’univers virtuel, le corps devient modulable à l’infini. On peut avoir 36 000 personnalités différentes, se trouver dans cinq villes à la fois, ou encore voler comme un oiseau. Le corps se dématérialisera, ouvrant la porte à tous les possibles.  » Ce jour-là, la boucle sera bouclée. Après avoir redessiné, défiguré, métamorphosé le corps, on le fera disparaître, ou plus exactement on le troquera contre un substitut virtuel. En attendant, profitons de ces derniers instants de chair et de sang. Même s’il est factice, le voile de pudeur qui habille la lingerie cet hiver entretient le culte d’une sensualité romantique. Il suffit d’y croire. Et de se laisser chavirer.

Laurent Raphaël

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