Un quart d’heure pour convaincre. Et séduire. Le défilé, c’est l’apothéose d’une collection. Et bien plus encore. Explications par Florence Müller, historienne de la mode et professeur à l’Institut Français de la Mode, à Paris.

Le premier défilé

 » La tradition historique veut que Charles Frederick Worth ait été le premier, vers 1870, à présenter ses collections sur des mannequins vivants, qu’on appelait alors des sosies. Mais déjà avant lui, les tailleurs pour homme faisaient leur publicité en engageant des jeunes gens agréables à regarder, en les habillant et en leur demandant de se montrer sur les promenades à la mode. Très vite, les couturiers ont compris l’intérêt de cette forme de défilé. Paul Poiret et Worth envoyaient leurs mannequins à la promenade aux Tuileries ou au Bois de Boulogne. « 

Le but affiché

 » Le défilé, à l’origine, avait un lien direct avec l’objectif à atteindre : habiller les clientes et leur vendre des garde-robes complètes. Au début du xxe siècle, les femmes s’habillaient entièrement chez leur couturier, le défilé leur permettait de voir les nouveautés de la saison et de les acheter. Sur les photos anciennes, on voit d’ailleurs la vendeuse installée debout, derrière elle, pour apporter des précisions à chaque passage. La cliente doit pouvoir voir de près le vêtement, toucher le tissu. Les défilés sont donc présentés dans les salons des maisons de couture. Régulièrement, tout au long de la saison, deux fois par jour, à la demande, aussi. Les mannequins étaient appointées par le couturier, elles passaient leur vie dans la cabine. Cet usage a cessé à partir des années 1970, Yves Saint Laurent a été le premier à ne plus en avoir et à présenter ses collections sur vidéo. « 

La tyrannie de l’image

 » De cette idée de convaincre une cliente – une proposition assez simple en fait -, le défilé glisse progressivement vers un tout autre propos : créer de l’image. D’où l’éloignement du spectateur pour théâtraliser les modèles qui défilent. L’image impose désormais une contrainte sur le spectacle lui-même. Dans les années 1970 et 1980, il pouvait alors prendre des formes très artistiques, très libres, parce qu’on ne connaissait pas encore la dictature de la télévision. A partir des années 1990, avec les chaînes comme Paris Première, on montre le défilé dans son intégralité à la télévision. Et il fait l’objet d’un matraquage photo repris sur Internet. Les producteurs télé et les photographes réclament donc très concrètement des éclairages qui leur permettent de réussir leurs images, qu’elles soient très lisibles. Certains créateurs continuent pourtant à faire des défilés artistiques, avec lumières tamisées : Martin Margiela se permet un défilé éclairé aux bougies et Viktor & Rolf, un show noyé dans un brouillard de fuméeà « 

Les mannequins  » no sourire  »  » Quand les Japonais Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo de Comme de garçons arrivent à Paris en 1981 pour présenter leurs collections, c’est une révolution. Même si leur premier défilé ne fait pas salle comble. La nouveauté, des filles sans maquillage, un peu blafardes, qui portent des godillots ultraplats. Avec ses partis pris, Rei refuse la séduction à l’européenne qui mise, notamment, sur l’artifice du maquillage. C’est un vrai bouleversement de tous les codes occidentaux de la mode et du vêtement.  » Le happening

 » Les Belges ont été à l’école des Japonais. Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto sont les parents spirituels de la génération des Six d’Anvers, qui ont rebondi et apporté leur propre sensibilité, une deuxième révolution. Ils ont un avantage en commun avec les Japonais : il n’y a quasiment pas de mode belge avant eux, ils partent d’un territoire vierge, ils ont donc plus de facilité à inventer un futur, ils ne sont pas embarrassés par les usages et les coutumes comme le sont les jeunes créateurs parisiens. La nouveauté c’est le happening. Le défilé n’est plus un défilé, avec un aller-retour sur un podium, mais la création d’un moment unique, dont les contours sont aussi libres que la performance d’un artiste dans une Biennale, une galerie d’art ou dans la rue. La seule contrainte, finalement, est celle du calendrier fixé par la saisonnalité. Après, tout est totalement libre et explosé. Je me souviens de ce défilé de Margiela au tout début 1990, dans une décharge publique, dans le xxe arrondissement. Le podium était installé sur les détritus, il faisait froid, on était reçu par l’équipe en blouse blanche, avec un verre de vin chaud sucré puisé dans un grand tonneau. Toutes ces rédactrices de mode installées sur un tas d’ordures pour voir défiler des vêtements en sac plastique non pas cousus mais scotchés, cela vous marque. « 

Le carton d’invitation

 » Dans les années 1980, on a inventé tout ce que l’on peut imaginer de plus délirant en matière de carton. Depuis un peu moins de dix ans, on privilégie aussi le  » save the date « , une pré-invitation, pour être sûr d’attirer davantage l’attention dans le contexte d’un calendrier de la mode surchargé. Chez Azzedine Alaïa, qui organise ses défilés totalement à l’ancienne, l’expérience est fabuleuse : on est invité personnellement par téléphone, pas par un service de presse lambda, qui déverse des tonnes de cartons d’invitation au hasard, non, là, on vous appelle, on vous propose une date, à votre convenance. Et puis à l’heure dite, vous arrivez chez Alaïa, on vous installe à une petite table, on vous sert du thé, des petits fours, le défilé commence, sans fioritures, les mannequins passent entre les tables et à la fin, on peut aller discuter avec le maître. « 

Le front row

 » Tout fait sens. Le cérémonial des défilés actuels, l’étiquette, s’est fixé dans les années 1990, par rapport au phénomène de pipolisation. Le premier rang, le front row, est désormais occupé à moitié par des gens qui a priori n’ont absolument rien à y faire, si ce n’est la promotion de la marque par la médiatisation de leur personnage – des actrices, des femmes de footballeur, le gagnant de la Star Ac’, et autres people que je distingue des stars. Le premier et le deuxième rang sont donc des lieux stratégiques. Avec toutes sortes de nuances et de subtilités dans les répartitions des sièges : les people qu’il faut placer devant, sinon cela ne sert à rien d’en avoir, puis les médias, en fonction de leur importance supposée – la rédactrice en chef au premier rang avec son bras droit, puis la suite, au deuxième ou troisième rang, en blocs par nationalité, par continents. Une certaine géographie du monde se répercute dans la salle des défilés. Et, exactement comme dans les cours royales d’autrefois, on évite les problèmes diplomatiques : on ne met pas Vogue USA à côté de Vogue France. Tout cela, pour le commun des mortels, peut paraître comme une foule de petits ridicules additionnés, mais c’est bien plus complexe. Parce qu’une image est en jeu, celle du créateur, et aussi celle de tous les participants à cet événement.  »

La bande-son

 » Avant, au temps des défilés dans les salons, il y avait une aboyeuse, qui annonçait le nom du modèle ou son numéro. Puis il y eut les bandes-son tonitruantes qui vous crèvent les oreilles. Aujourd’hui, elles sont beaucoup plus harmonieuses, plus douces, plus poétiques « . Michel Gaubert, metteur en sons d’une grande partie des défilés parisiens, grand spécialiste du clin d’£il, a notamment signé celles de Christian Lacroix, de Chanel ou d’Alexandre Matthieu, pour la haute couture en juillet dernier. Il y a mélangé dans l’ordre, des extraits de films à un accordéoniste, marié Diana Ross à Dvorak ou Abigail Fischer à Felix Mendelssohn. Sa seule devise ?  » Etre juste par rapport à la collection, être raccord. Ne pas faire de la musique parce qu’il le faut, ni mettre mes disques préférés, ou alors avec raison, lié à ce qui se passe sur la scène. « 

Le salut de créateur

 » Il est mis en scène à partir des années 1990. En réalité, Thierry Mugler est le premier à avoir théâtralisé sa présence dans les coulisses : une petite chapelle, un costume particulier et autour de lui, les journalistes qu’il reçoit. Chez John Galliano, le salut du créateur et sa présence dans les backstage font l’objet d’une production à part entière qui occupe trois ou quatre personnes – maquillage, coiffure, vêtementsà Les Viktor & Rolf portent eux des costumes en rapport avec leur collection : elle est noire, ils sont vêtus de noir, la tête peinte en noir – et cela va plus loin puisqu’ils s’astreignent même à apprendre une chorégraphie – pour la collection Brodway, ils sont venus saluer en dansant des claquettes. Par contre, les jeunes créateurs ont plutôt tendance à faire profil bas. Kris Van Assche, malgré qu’il soit très beau garçon, ne la ramène pas. J’explique aussi cette attitude par la dureté des temps. Ils ont vu leurs aînés portés aux nues par la presse et se casser la gueule ensuite, il y a une modestie de prudence, ils savent que le jeu est dangereux et que l’on peut s’y brûler les ailes. Et puis, ils font leur le message lancé par Martin Margiela, qui reste invisible et ne salue jamais : il veut donner la préséance au vêtement. « 

Le lieu

 » Les lieux underground, cela ne fait plus rire personne. On défile dorénavant au c£ur de Paris, c’est symbolique, dans les tentes plantées dans le jardin des Tuileries. Ou mieux, chez soi, dans son show-room. Kris Van Assche et Jean Paul Gaultier reçoivent dans leur maison, comme à l’origine des défilés. Ou dans des salons de thé, des hôtels particuliers, là où l’on est à deux centimètres de la robe qui passe pour avoir cette intimité avec le modèle. D’autant que, dans un contexte de crise, on revient à cette idée que le vêtement doit parler de lui-même, qu’il doit être beau, bien fichu, bien conçu et plaire à la cliente. Faire de l’image, cela ne suffit plus, tous les cirques barnum de la terre n’aideront pas plus à la convaincre. « 

Le futur

 » Le défilé, malgré tout le mal qu’on peut en penser, est un mal nécessaire. Un vêtement sur un cintre, c’est 50 % du message, donc les autres 50 % se perdentà Un vêtement ne se conçoit pas sans une gestuelle qui l’accompagne ou le justifie. Le sac pochette de ces dernières saisons implique une gestuelle particulière, qui est indiquée par le défilé. La mode n’existe jamais complètement tant qu’elle n’a pas été portée. Elle n’existe pleinement que si elle est incarnée. C’est aussi simple que cela.  » n

par Anne-Françoise Moyson

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