Leurs meubles exaltent toute la poésie urbaine de SAo Paulo. Plus sculpteurs que concepteurs, les frères Campana récupèrent, recyclent et bricolent tout ce qui leur tombe sous la main. Gros plan sur leurs créations atypiques et joyeusement colorées.

Carnet d’adresses en page 153.

Entre une interview télévisée pour une chaîne nationale italienne et un entretien pour un magazine japonais, après deux rendez-vous manqués, Weekend a pu coincer, au dernier Salon du Meuble de Milan, le très demandé duo créatif brésilien. Chouchous du public et de la presse internationale, les frères Humberto (52 ans) et Fernando (44 ans) Campana ont multiplié les succès depuis leur premier meuble édité, en 1998, chez Edra. La jeune maison d’édition italienne, l’une des plus dynamiques du moment, travaille avec des designers confirmés tels que Karim Rashid, Masanori Umeda, Alessandro Mendini, Ross Lovegrove ou encore Peter Traag (tous ont beaucoup contribué à la renommée de la marque au niveau international), mais elle n’hésite pas non plus à faire confiance à des projets plus sculpturaux où l’imaginaire des concepteurs est moins bridé. Sa prochaine collection consacrera d’ailleurs l’Israélien Ezri Tarazi et sa table  » Baghdad  » qui reprend les plans de la ville irakienne en vue aérienne sur une structure soudée en inox… A suivre.

Les frères Campana développent un style qui leur est propre : couleurs vives, cordages entrecroisés, lignes aléatoires et formes brutes sculptées… Ce sont des objets joyeux, pleins d’humour que nous livrent les deux créateurs. Le MoMa de New York et le Centre Pompidou de Paris ont déjà acheté quelques-unes de leurs pièces pour leurs collections permanentes, dont les deux fauteuils  » Vermelha  » et  » Azul « , bien représentatifs de leur travail. Le talent des Campana, véritables porte-drapeaux du design brésilien, a aussi été consacré par de nombreux prix internationaux. Mais le succès ne leur monte pas à la tête et les deux frères prêtent mille et une attentions à chacun de leurs interlocuteurs. Le sourire éternellement aux lèvres, ils chantent leur anglais au rythme de la samba.

Weekend Le Vif/L’Express : Vos créations sont atypiques et votre griffe est facilement reconnaissable. Vous insufflez également une certaine fraîcheur au design. D’où provient cette inspiration si décalée ?

Fernando Campana : Nous vivons depuis une vingtaine d’années à São Paulo et c’est là que nous puisons principalement notre inspiration. Ce sont des états d’esprit et des façons de penser que nous essayons de capter. La joie de vivre est un axe très important dans notre travail. Nous avons aussi beaucoup d’échanges avec Massimo Morozzi, le directeur artistique d’Edra. Il vient régulièrement nous rendre visite au Brésil et nous effectuons souvent, avec lui, des voyages de découverte, comme en Afrique tout récemment. On se promène, on discute beaucoup et il comprend très bien notre manière de voir les choses.

Humberto Campana : Partout où nous nous baladons, nous avons toujours nos yeux grands ouverts. Dans les supermarchés, sur les trottoirs… mon frère et moi sommes très attentifs à tout ce qui nous entoure. Finalement, lorsque nous travaillons en atelier, tout se mélange et il en ressort, les bons jours, une pièce de mobilier. Nous procédons d’ailleurs beaucoup par essais et erreurs.

Vos meubles ont un aspect très manufacturé. Comment Edra s’y est-elle prise pour parvenir à une fabrication en série ?

Fernando : C’est tout un travail de traduction que nous avons dû effectuer depuis nos sept ans de collaboration. Nous avons toujours eu des difficultés à établir un plan industriel de nos réalisations. Nous avons donc décidé de nous filmer dans notre atelier pendant la réalisation de nos projets. Pour la chaise  » Vermelha « , par exemple, il a fallu un cordage de 450 mètres de longueur que nous avons entrelacé de toutes les manières possibles durant plus d’une semaine. Pour la production, Edra disposait d’un spécialiste du tressage de paille. Après avoir vu notre vidéo, il a développé un procédé, toujours à la main, qui a permis de fabriquer la chaise en moins d’un jour.

Vous marquez, en fait, un pas entre design industriel et artisanal ?

Humberto : Ce fut une bataille tout au long de notre carrière, et dès le début des années 1990, une obsession : comment traduire notre langage pour l’industrie ? Mais, petit à petit nous avons plutôt adapté notre travail aux exigences industrielles. Cela a commencé avec la chaise  » Favela  » qui semblait assez compliquée à réaliser à cause du nombre élevé de languettes de bois collées de manière aléatoire. Aujourd’hui, elle est montée en un peu moins de 4 heures. La chaise  » Genette « , éditée cette année, a fait également l’objet de quelques réaménagements.

Fernando : En effet, il s’agissait d’un modèle unique, conçu il y a déjà une dizaine d’années pour l’intérieur d’une amie new-yorkaise. La chaise fut fabriquée simplement en bois avec le dos  » brosse « , en PVC. Maintenant, elle est entièrement en plastique, le polypropylène ayant remplacé le bois.

Vos créations ont un aspect très organique et très végétal. Avez-vous une approche écologique du design ?

Fernando : Nous tentons au maximum d’intégrer des matières recyclées dans notre mobilier. Nous essayons aussi de montrer d’autres alternatives d’utilisation pour un produit fini. Par exemple, le premier fauteuil  » Anémone  » était principalement composé d’un tuyau d’arrosoir que nous avons récupéré et entrelacé autour d’une structure métallique travaillée de manière assez brute.

C’est un peu comme sur les marchés des favelas ou tout est récupéré, recyclé et revendu, n’est-ce pas ?

Humberto : Nous avons certainement intégré cette dimension inconsciemment et qui fait partie de la culture d’un pays en voie de développement : nous devons avoir des idées rapides pour des solutions efficaces. Au Brésil, la population change de vie et de maison très souvent. On bricole avec tout ce qui est à portée de main.

Fernando : Je parlerais d’un matérialisme propre à l’Amérique du Sud, non dans le sens de possession mais dans le sens où pour survivre on doit résoudre très souvent des problèmes d’approvisionnement en matériaux. La moindre matière brute s’arrache comme de l’or.

On peut dire que vous êtes en quelque sorte des précurseurs du design au Brésil. Quel regard portez-vous sur la production des autres créateurs de votre pays ?

Fernando : Actuellement, je vois quelques très jeunes designers qui commencent à émerger. C’est une génération qui recherche une véritable identité brésilienne. D’autant que le Brésil reste, avec ses 500 ans, un pays jeune. De plus, c’est la première génération qui n’a pas eu à subir la dictature militaire. Ce fut une longue période où la création fut étouffée, aucune manifestation artistique, en dehors de celle du régime, n’était alors acceptée.

Humberto : Notre pays est en pleine ébullition créative. Dans les années à venir, la nouvelle vague montrera vraiment le réel potentiel du Brésil.

Pour vous, la consécration est arrivée tard. Quelle est la récompense qui vous a le plus marqués ?

Humberto : Avoir des pièces dans les collections du MoMa et du Centre Pompidou est évidemment un grand honneur ; nous marquons en quelque sorte l’Histoire. Mais voir un de nos meubles édité et puis installé chez un particulier, c’est une plus grande joie encore… parce qu’on ferme en quelque sorte la boucle : celle de la création à l’utilisation.

Fernando : Pour être reconnu au Brésil, il fallait d’abord l’être en Europe, même si la presse nationale nous a toujours soutenu. Cela fait plaisir d’être enfin apprécié par le public brésilien même s’il a préféré acheter les meubles Campana estampillés  » Made in Italy  » plutôt que  » Made in Brazil « . Je ne peux pas lui en vouloir.

Humberto : Lorsqu’un objet arrive chez quelqu’un, il prend en quelque sorte vie. De par notre approche sculpturale, je pense que les  » liens d’affection  » entre le client et le meuble sont très forts. On ne recherche pas nécessairement la fonctionnalité ou le confort, mais le coup de foudre.

Comment vous voyez-vous dans dix ans ?

Fernando : Je n’en sais rien encore. De toute manière je veux rester fidèle à moi-même.

Humberto : Exactement. Pendant vingt ans, nous avons toujours suivi un même chemin. Je voudrais toujours avoir cette force de créer, de suivre la route que l’on s’est fixée.

Dans l’absolu, quels projets souhaiteriez-vous réaliser un jour ?

Fernando : Quelque chose qui n’aura rien à voir avec ce que l’on fait aujourd’hui ? Comme j’adore les choses qui volent, je dirais, soyons fou, un avion. Sinon pour être plus terre à terre, j’aimerais beaucoup travailler sur un jardin.

Humberto : Je rejoins mon frère : concevoir un jardin, c’est la meilleure chose qui puisse me relaxer. C’est une sorte d’attitude. J’ai toujours aimé l’acte symbolique de planter un arbre. Je me rends régulièrement à la campagne où notre père possède une petite propriété totalement préservée, sans barrières, avec des animaux sauvages qui se promènent. J’y ai d’ailleurs construit une tourelle en eucalyptus pour observer la nature. Là, il n’y a rien pour me perturber. C’est un endroit qui me libère l’esprit.

Fernando : Moi, ce qui me libère, c’est de nager des heures durant dans la piscine du voisin. Je pense que pour pouvoir créer, il faut vivre avec l’esprit serein. Sinon, on se disperse et on s’écarte de sa route.

Propos recueillis par Cuong Nguyen

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