Grâce à son style très épuré et à son sens aigu de la perfection, l’architecte-designer italien Piero Lissoni a rapidement gravi les échelons du succès. Désormais, son nom brille au panthéon des stars du design contemporain.

Les créations de Piero Lissoni figurent en bonne place au catalogue de la majorité des grandes marques internationales de design. Boffi, Kartell, Cassina, Foscarini, Alessi, Porro et Cappellini comptent parmi ses clients réguliers. Ce merveilleux touche-à-tout n’hésite pas à se frotter aux objets et aux matériaux les plus divers pour enjoliver notre quotidien. Ses divans, ses compléments d’ameublement et ses « systèmes » de salle de bains et de cuisine enchantent les amateurs de design sobre, élégant et efficace des quatre coins de la planète. Malgré cette impressionnante carte de visite, Piero Lissoni reste cependant un homme simple et accessible qui porte un regard très lucide sur les différentes facettes de son métier Son désir le plus cher? Eviter toute forme de spécialisation pour conserver toute sa fraîcheur et sa candeur. En effet, contrairement à ses confrères anglo-saxons qui penchent délibérément pour « l’hyper-spécialisation », il applique une approche humaniste du design, plus en rapport avec la tradition italienne qui privilégie volontiers la diversité. Rencontre .

Weekend Le Vif/L’Express:Que représente le design à vos yeux ?

Piero Lissoni: Avant tout, c’est la possibilité de manger tous les jours (rires). Mais c’est aussi la possibilité de laisser libre cours à mon imagination pour triompher d’une infinité de contraintes.

Selon vous, qu’est-ce qu’un design réussi?

Le design d’un objet est réussi quand ce dernier se vend comme des petits pains et que le producteur gagne beaucoup d’argent. Ensuite, il faut que les utilisateurs soient satisfaits de leur achat. Si ces deux critères ne sont pas impérativement respectés, il me semble difficile de parler d’un design parfait.

Vos créations ont du succès dans le monde entier. Pensez-vous que le design dépasse les frontières culturelles?

Le design est en effet une sorte d’espéranto. Etant donné que je travaille pour des usines vendant leurs produits sur le marché international, je m’adresse donc dès le départ aux acheteurs potentiels des quatre coins de la planète.

Comment expliquez-vous ce phénomène?

Dans le monde de la musique, par exemple, la sensibilité de chaque peuple est différente. Les Américains ne sont pas particulièrement sensibles à la variété italienne et les Français n’écoutent pas de chansons allemandes. C’est une simple question de culture. En revanche, un designer s’adresse à un groupe de personnes bien particulier que l’on retrouve partout dans le monde. On ne compte que deux ou trois millions de « design victims » à l’échelle planétaire et il n’est pas important de savoir s’ils vivent en Belgique, en Italie en France, aux Etats-Unis ou au Japon. Ce sont des esthètes qui ont un centre d’intérêt commun, quelles que soient leur nationalité ou leur appartenance culturelle. En outre, ils disposent des mêmes capacités financières et intellectuelles pour s’offrir les objets qui les séduisent.

Avez-vous des maîtres à penser?

J’adore le design italien et américain des années 1950 ou encore le design allemand des années 1960. J’admire aussi tout particulièrement le travail de designers italiens tels que Vico Magistretti, Ettore Sotssas et Achille Castiglioni . Mais je puise également mon inspiration dans les oeuvres du cinéaste Federico Fellini, du photographe Helmut Newton ou encore des Rolling Stones. Je n’ai pas de maîtres à penser exclusivement connectés à l’univers du design. En fait, j’essaie en permanence d’établir des connexions entre différentes tranches de vie

Comment s’opèrent ces connexions?

Je crois que ces connexions découlent du hasard des rencontres. Je ne peux pas vous donner d’exemple concret. J’imagine qu’on ressent aussi certaines influences dans votre travail après que vous avez lu l’article d’un autre journaliste, visité une exposition ou écouté le dernier CD d’un groupe de rock. Je fonctionne un peu suivant le principe d’un entonnoir. Je me nourris de ce qui m’entoure. Ensuite, je digère toutes ces influences pour développer un style qui m’est propre.

Que pensez-vous de la tendance actuelle visant à réinterpréter les créations du passé? Karim Rashid, par exemple, a beaucoup fait parler de lui avec le fauteuil « Blob », directement inspiré du pouf « Sacco » créé par Gatti, Paolini et Teodoro pour Zanotta…

Le design est un travail sérieux. Si vous comparez un boys band comme Take That à un groupe comme The Beatles ou U2, il n’y a pas photo. Il en va de même pour Karim Rashid par rapport à Achille Catiglioni ou Ludwig Mies van der Rohe. Karim Rashid est un « people ». Il a créé un ou deux objets qui ont fait la Une de tous les journaux mais, pour moi, il n’apporte pas de véritable vision du design. On ne construit pas une carrière sur la base de l’une ou l’autre « création » spectaculaire. Le design est un travail rigoureux que l’on n’aborde pas avec la mentalité d’une rock star.

Comment expliquez-vous que les médias accordent tant d’importance à ce genre de créations?

C’est un problème de communication Pour vendre, les médias mettent en avant les choses qu’ils jugent les plus frappantes, sans le moindre sens de la critique. J’aime beaucoup les nouveautés et les créations originales, mais de grâce il faut qu’elles soient justifiées et pas purement gratuites. Il ne suffit pas de dessiner un objet biscornu pour devenir un maître. Actuellement, du cinéma à la chanson en passant par l’architecture et le design, ce sont les médias qui créent les stars, qu’elles aient du talent ou pas. C’est dommage. En design surtout, la qualité s’exprime dans la durée. Un objet intelligent et bien conçu ne se démode pas et conserve toute son utilité même vingt ans après sa création. Les designers français Ronan et Erwan Bouroullec, par exemple, ont commencé par travailler pour différentes usines. En quatre ou cinq ans, ils ont bossé comme des fous et sont arrivés à faire parler d’eux en imposant un style et un concept. C’est le meilleur moyen pour évoluer favorablement et connaître un bel avenir. Hélas, de nos jours, certains « designers » dessinent un petit objet sans importance et les médias en font « le » nouveau génie du moment avant de le jeter à la poubelle et de passer au suivant.

Cette attitude sévit dans le monde de la haute couture depuis belle lurette. Or la mode et le design tendent à fusionner. N’est-ce pas dangereux?

Mais c’est très amusant de voir la diversité de la création. Le tout c’est de trier le bon grain de l’ivraie. Il ne faut pas accorder trop d’importance à ce qui ne le mérite pas et surtout ne pas occulter les vraies créations. Le fashion system est très séduisant mais il faut aussi veiller à ouvrir les yeux sur le talent véritable et sur la continuité. Si on n’assure pas correctement la relève des designers actuels, un moment viendra où le secteur du design manquera cruellement d’argent pour permettre aux créateurs d’innover. Si les objets ne se vendent pas ou ne satisfont pas le public, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Il ne faut jamais perdre de vue que la star c’est l’objet, pas le créateur.

Vous est-il arrivé de plancher sur des projets qui, au départ, ne vous enthousiasmaient pas vraiment?

Vous savez, les designers sont comme des mercenaires. J’ai parfois l’impression de faire partie de la légion étrangère (rire) . Nous exerçons un métier très exigeant. Si on me demande de dessiner un lit ou une table, je le ferai même si je trouve plus amusant de créer une montre. Nous sommes indépendants et il n’est pas évident d’avoir du travail en permanence. Nous évoluons dans un système économique impitoyable. Si je dessine un objet qui ne marche pas du point de vue commercial je nuis à mon image et à celle de la marque qui m’édite. Nous n’avons pas le droit à l’erreur.

On présente souvent les designers comme de purs artistes. Est-ce une vision idéalisée?

Oui, certainement. Certes, il y a une grande part de créativité artistique dans ce métier, nous travaillons sous les feux de la rampe et les journalistes s’intéressent à notre travail. Mais, attention, ce n’est que la partie visible de l’iceberg, le côté public de notre métier. Derrière ces paillettes et ces strass, le designer se trouve face à un travail extrêmement rigide et méthodique. Il faut se renseigner, étudier, apprendre en permanence pour continuer à évoluer. Prenez Philippe Starck, par exemple, le designer star par excellence, c’est un bourreau de travail très méthodique. Il aime jouer sur l’attitude rock and roll mais il travaille comme un industriel…

Vous travaillez pour de nombreux clients qui privilégient chacun une certaine philosophie. Comment réussissez-vous à conserver un style propre?

Je n’ai trouvé qu’une seule solution mais elle est rudement efficace: je suis complètement schizophrène (rire). Je me glisse dans le moule de chaque client tout en essayant de dessiner des objets différents qui restent néanmoins cohérents par rapport à la ligne directrice et à la philosophie de la maison. J’agis un peu comme un fashion designer pour une maison de couture. Karl Lagerfeld, par exemple, a réussi à imposer son style tout en respectant la tradition et les codes de la maison Chanel. Quand je dessine un objet, je suis mon premier client. En effet, je me demande toujours si j’aurais envie de l’acheter.

A votre avis, les créations des designers peuvent-elles influencer le style de vie ?

Je crois qu’il serait présomptueux d’affirmer que les designers exercent un impact quelconque sur la manière dont les gens appréhendent la vie. En tant que créateurs nous observons les évolutions du mode de vie et essayons de les intégrer intelligemment dans notre travail. Nos créations ne revêtent aucune dimension sociale. Nous apportons certes des améliorations cosmétiques au style de vie mais nous ne le modifions pas en profondeur.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

J’espère sincèrement continuer à signer des projets de qualité dans les domaines les plus divers. Je préfère créer des objets peu médiatiques mais légitimes et bien pensés.

Propos recueillis par Serge Lvoff [{ssquf}]

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