Lacoste lui doit une seconde jeunesse. A 38 ans, Christophe Lemaire poursuit sereinement son parcours créatif, virevoltant entre la direction artistique de la célèbre marque française et la renaissance sereine de sa propre griffe.

Carnet d’adresses en page 179.

Sous ses airs de garçon faussement timide, Christophe Lemaire a réussi l’exploit de plonger un énorme crocodile dans un précieux bain de jouvence. Et pas n’importe quel crocodile : un vieux monstre textile de 70 ans, mieux connu sous le nom de Lacoste. Depuis le mois de mai 2000, le créateur trentenaire veille en effet, avec succès, au rajeunissement de la célèbre marque française. Désormais, les mythiques polos frappés du reptile vert sont de nouveau à la mode, soutenus par une démarche résolument moderne et rafraîchissante.

Il faut dire que l’auteur de cet étrange exploit n’est pas un novice dans le monde de la création vestimentaire. Successivement assistant de Thierry Mugler, de Yves Saint Laurent et de Christian Lacroix dans les années 1980, Christophe Lemaire a créé sa propre marque en 1990 caractérisée par un style sportif et néanmoins haut de gamme. L’élégance fonctionnelle de ses silhouettes nonchalantes a progressivement séduit le microcosme de la mode, jusqu’à ce qu’un chasseur de têtes l’approche à l’aube de l’an 2000. Objectif : dépoussiérer Lacoste avec une casquette de directeur artistique.

Titillé par le défi, Christophe Lemaire ne s’est pas fait prier. Après trois années passées dans le repaire du crocodile, il fait le point, avec Weekend Le Vif/L’Express, sur cette aventure originale, mais aussi sur sa propre marque qui renaît, elle aussi, sous les feux des podiums…

Weekend Le Vif/L’Express : Après avoir été mythique dans les années 1980, Lacoste a connu une traversée du désert dans les années 1990. Or, aujourd’hui, la marque est de nouveau très à la mode. Ce  » revival  » est-il une £uvre 100 % Lemaire ?

Christophe Lemaire : Non, je ne pense pas qu’il s’agit là d’un revival 100 % Lemaire. La marque a effectivement connu une traversée du désert dans les années 1990 et elle devenait même un peu ringarde. Les produits vieillissaient et il est vrai qu’on m’a appelé pour redonner un peu de modernité à tout ça. Mais je pense surtout que mon arrivée a coïncidé avec un regain d’intérêt pour les marques authentiques de sportswear en général et pour Lacoste en particulier. Il y a donc eu une coïncidence avec une tendance dans la mode qui consiste à mixer du sport avec de la couture. C’était un bon timing. Cela dit, mon propos consiste aujourd’hui à faire que ce revival ne soit pas superficiel. Il s’agit de réaliser un véritable travail en profondeur pour moderniser la marque et la remettre sur des rails contemporains.

Paradoxalement, ce regain d’intérêt pour la marque s’est d’abord manifesté dans les banlieues à la fin des années 1990. On a vu des jeunes rappeurs arborer le crocodile alors qu’il était complètement en disgrâce. Etait-ce un coup médiatique signé Lacoste ?

Ah non, pas du tout ! C’est un phénomène qui s’est fait tout seul. Comme tous les phénomènes de rue, cela n’était ni contrôlé, ni contrôlable. Plusieurs études sociologiques ont d’ailleurs été faites à ce sujet et l’une des explications de cet intérêt soudain pour la marque dans les banlieues était la suivante : pour la deuxième génération d’immigrés africains, porter du Lacoste û qui représente les valeurs traditionnelles françaises û, c’est une manière de dire :  » On peut s’intégrer. Nous aussi, on peut avoir une certaine classe.  » C’est finalement le symbole d’un certain statut. Franchement, je pense que cela a fait du bien à Lacoste parce que ce courant l’a installée définitivement comme une marque mythique. Cela veut dire que, désormais, n’importe qui peut porter un polo Lacoste, quel que soit son âge ou sa catégorie sociale. C’est un produit universel ! Et puis, d’un point de vue stylistique, le phénomène est intéressant. Je trouve que ces rappeurs des banlieues portent bien la marque. D’ailleurs, quand j’ai été contacté par Lacoste, j’ai tout de suite pensé à ces jeunes…

Ces rappeurs vous ont-ils inspiré ?

Oui, ils m’ont inspiré. Leur dégaine, leur façon de porter les vêtements, ce désir d’oser la couleur… Moi, j’ai toujours été intéressé par le sportswear, le streetwear et aussi par la connexion qui existe entre la musique et la mode, à savoir comment l’appartenance à une certaine tribu musicale peut générer un style. Donc, le phénomène hip-hop connecté à Lacoste est évidemment inspirant. Cela donne d’autres volumes, d’autres façons de porter le vêtement. Cela sort le polo traditionnel de son ornière un peu BCBG pour le décaler et le déplacer dans un autre univers. En fait, je pense que si on m’a choisi pour dessiner Lacoste, c’est parce que j’ai été un des premiers de ma génération à m’intéresser au sportswear et à l’injecter dans des collections un peu d’avant-garde et un peu haut de gamme. J’ai toujours été intéressé par le côté confortable des vêtements et leur côté quotidien. J’ai toujours cherché cette synthèse entre le fonctionnel et l’esthétique. C’est un peu ça, le lien…

Quelle a été votre motivation principale : travailler pour ce monument du patrimoine vestimentaire français ou le défi de l’opération de dépoussiérage proprement dite ?

Bon, je ne suis pas du tout chauvin ni nationaliste, mais on a beaucoup parlé, dans les années 1990, de la décadence du style français. On disait que la France était finie et que tous les nouveaux designers des maisons françaises étaient désormais étrangers. Donc, en tant que Français, j’ai évidemment trouvé que l’idée de faire quelque chose de moderne avec une marque française vieillissante était un challenge franchement intéressant. On me demandait de moderniser ou plutôt de transcrire dans un langage moderne toutes les valeurs de cette marque unique. Cela m’a vraiment motivé ! Et puis, il faut dire que j’aime aussi cette marque pour d’autres raisons. D’abord, elle correspond bien à ma vision de la mode et puis, elle a toujours fait partie de mon univers plus ou moins inconscient…

Enfant, portiez-vous du Lacoste ?

Oui, quand j’étais petit, je portais du Lacoste parce que j’appartiens, du côté de mon père, à une famille de golfeurs et de tennismen acharnés. Donc, j’ai un peu grandi dans cet univers-là, même si depuis, j’avais un peu oublié la marque. J’ai le sentiment qu’elle dormait dans un coin de ma tête. La réveiller était un défi qui me correspondait bien. Je ne pouvais sans doute pas rêver mieux qu’une marque comme Lacoste, parce que c’est à la fois une marque de grande diffusion et une marque qui a des valeurs profondes. Il y a toute une philosophie autour que j’aime beaucoup. C’est une espèce d’alchimie assez merveilleuse. Et comme j’ai toujours cherché à créer une mode qui soit accessible et compréhensible, qui mêle la qualité et le raffinement au quotidien, avec de l’humour et du style aussi, je ne pouvais pas refuser…

Vous a-t-on donné carte blanche pour redéfinir la marque ?

Oh non ! Bien sûr que non. Disons qu’il y a une confiance qui s’est installée d’emblée avec le directeur général, Monsieur de la Tourette, et moi. On a tout de suite eu un bon feeling. Mais il m’a aussi immédiatement posé le problème comme je l’avais anticipé, à savoir qu’il s’agit d’une marque de sportswear, qui se porte bien commercialement, mais qui a un problème d’image. Tout le challenge consistait donc à respecter le chiffre d’affaires et la clientèle existante, tout en attirant de nouveaux clients. Bon, je ne suis pas idiot. J’ai tout de suite intégré le fait qu’on ne pouvait pas faire table rase du passé pour repartir à zéro. Et puis, je ne crois pas que l’on puisse faire abstraction de l’histoire, surtout pour une marque comme Lacoste. Cette marque a un héritage, une histoire très forte, très riche. Au contraire, j’ai vraiment voulu comprendre où j’étais. Et comme j’ai eu la chance d’avoir quelques mois de réflexion avant de prendre véritablement en main la collection, cela m’a permis de visiter l’usine, de rencontrer des gens et de me plonger dans les archives pour étudier l’histoire de Monsieur Lacoste. Il aurait été très prétentieux de ma part d’arriver et de dire :  » Moi, je repars à zéro !  » De toute façon, cela n’aurait pas marché…

Aujourd’hui, après trois années passées chez Lacoste, avez-vous le sentiment d’avoir réussi votre mission de modernisation ?

Je dirais que je suis à mi-chemin. Je crois que j’ai réussi à enclencher un processus. Les deux premières années ont été difficiles, voire ingrates, parce que j’ai été parachuté dans un système où l’on n’avait pas l’habitude de travailler avec un directeur artistique et où la création était un peu inféodée au commercial. Or, je suis arrivé en expliquant qu’il fallait rééquilibrer les choses. C’était une révolution culturelle chez Lacoste ! Cela n’a pas été simple et il y a eu des tensions. En fait, Lacoste est un énorme paquebot. On ne peut donc pas le faire changer de cap de manière radicale. Cela dit, au cours de la troisième année, j’ai vraiment eu le sentiment que les choses se débloquaient un peu. Il y a eu cette étape importante : l’ouverture des nouvelles boutiques à Paris, Londres, Tokyo, Berlin, Lyon… avec un concept d’architecture complètement novateur pour la marque. Je suis assez content parce que c’est mon équipe d’architectes qui a été retenue. Et ça marche ! Même très bien ! Tout le monde est ravi. Mais on n’est pas encore arrivé au bout du processus…

Mais le pari concernant  » le déficit d’image  » est bel et bien gagné…

Non, car pour moi, c’est un sujet qui est toujours en chantier. La communication et l’image de la marque sont encore deux aspects que je ne maîtrise pas vraiment. C’est une de mes frustrations et c’est un sujet qui est précisément sur la table avec la direction. A mon goût, la communication de Lacoste manque encore de cohérence et de modernité et j’aimerais vraiment diriger les campagnes de publicité de la marque. J’estime que cela fait partie de mon rôle de directeur artistique. Ce n’est pas encore le cas, cela me frustre, mais je ne désespère pas. Je suis têtu, opiniâtre et patient. Cela dit, commercialement parlant, tout le monde est content parce que, dans un contexte extrêmement difficile, Lacoste est une des rares marques qui s’en tire plutôt bien, avec même des progressions dans la plupart des pays. Donc, ça prouve effectivement que ça marche. Mais, encore une fois, j’aimerais bien encore aller plus loin avec la marque…

Au moment d’entrer chez Lacoste, vous avez décidé de mettre momentanément votre propre marque entre parenthèses. Etait-ce, à vos yeux, un sacrifice nécessaire ?

Il faut dire que, à l’époque, j’étais à la fois le manager et le designer de ma marque. Pendant neuf ans, j’ai eu la tête dans le guidon ! Et puis, à un niveau plus personnel, je n’étais pas très heureux. Je ne voyais plus très clair et j’avais surtout 18 personnes autour de moi pour ma propre marque. C’était plutôt compliqué à gérer. En plus, il y avait une crise économique qui s’installait au Japon, un pays où se trouve l’essentiel de mon marché. C’est alors que Lacoste est apparu à l’horizon avec un challenge assez motivant. J’ai donc décidé de faire un break pour repartir sur des bases plus saines. Et puis, je sentais aussi qu’il y avait une réelle crise qui s’installait parmi les créateurs indépendants. Pas seulement une crise économique, mais un changement profond des mentalités. D’ailleurs, c’est en train de se vérifier. Aujourd’hui, les gens n’ont plus envie de dépenser 500 euros pour un pantalon de créateur. Et cela ne choque plus personne lorsqu’on affirme que l’on va s’habiller chez H&M ou Zara, en combinant ses vêtements avec des petites pièces plus siglées. Les préoccupations des gens sont différentes et donc, quand on fait ce métier, on doit tenir compte de l’évolution de la société. Bref, j’avais envie de prendre du recul, de penser à tout ça et d’aborder un autre défi avec Lacoste, sans pour autant tirer un trait définitif sur ma propre marque.

La preuve : depuis l’été 2003, la marque Christophe Lemaire est à nouveau sur le marché, dopée par un  » effet Lacoste « …

Effectivement. La marque est de retour et je constate que certains grands magasins s’intéressent désormais davantage à moi. L’effet Lacoste est assez positif. Aujourd’hui, Christophe Lemaire est à nouveau présent dans une petite centaine de points de vente internationaux et nous sommes sur le point d’ouvrir une boutique en nom propre à Paris, suivie d’une autre, prochainement, à Tokyo.

Pensez-vous avoir enfin trouvé l’équilibre idéal dans votre travail ou songez-vous déjà à de nouveaux défis ?

Personnellement, j’aime bien aller au fond des choses et donc, j’aimerais bien aller plus loin avec Lacoste. Je suis quelqu’un de pragmatique. Si je suis épanoui et que j’épanouis la marque, je reste. Mais si je ne m’amuse plus, je pourrai songer à partir. Donc, tant que c’est épanouissant, je continue. Ce qui me plaît, c’est que je sens une évolution à chaque saison, même si le processus est lent.

Dans le monde bouillonnant de la mode, vous sentez-vous finalement ange ou démon ?

Je pense être davantage ange que démon parce que je suis d’un naturel plutôt naïf et positif. Je ne suis pas très pervers. Je suis profondément optimiste. Bon, je peux être également sceptique, mais au fond, j’ai une vision assez saine des choses. Et puis, je ne cherche pas à provoquer. Je préfère une certaine subtilité. L’important est de créer des vêtements qui sont nerveux et qui ne sont ni banals ni ennuyeux. Je n’aime pas les vêtements trop évidents ou trop  » premier degré « . Je préfère être décalé, mais de manière subtile.

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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