Le don d’ubiquité

Hermès, printemps-été 2000. © SDP

De 1997 à 2003, Martin Margiela oeuvra chez Hermès. Une révolution à bas bruit, luxueuse, qu’il mena en étroite symbiose avec celle qui l’occupait dans sa maison à lui. En une exposition-juxtaposition, le MoMu se penche sur cette collaboration intime.

C’était une époque où la mode faisait du bruit, avec logo, it bag et marketing flamboyant tenu de réveiller de vieilles maisons un peu endormies à coups de créateurs stars. Tom Ford faisait gicler sa testostérone porno chic sur Gucci, Alexander McQueen déboulait chez Givenchy, John Galliano entamait sa collaboration avec Dior, dans un fracas théâtral qui annonçait la suite, tandis que Louis Vuitton invitait Marc Jacobs à inventer son prêt-à-porter sorti du néant.

A mille lieues de cette effervescence, Hermès, sellier de la rue du Faubourg Saint-Honoré, fait un autre pari et, en toute discrétion, en avril 1997, annonce la nomination de Martin Margiela au poste de directeur artistique du prêt-à-porter féminin. S’il n’est pas un inconnu, peu ont eu la chance de voir le visage et la belle silhouette de cet homme qui, dès ses débuts, a fait le choix de l’anonymat, esquivant tout, même et surtout les interviews, qui s’accordent par fax, avec réponses en lettres capitales et à la deuxième personne du pluriel, en hommage au collectif et à l’esprit d’une marque qui entend faire du vêtement sa priorité. Lequel, pour label, se griffe de quatre points de fil blanc, cousus à la main.

Le Limbourgeois installé à Paris oeuvre en réalité depuis dix ans déjà sous son nom et trace son chemin à sa manière, terriblement singulière, qui désarçonne – le génie estomaque toujours. Formé à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, millésime 1980, il a débuté chez Jean Paul Gaultier qui le repère alors qu’il siège dans le jury de la Canette d’Or. Il travaillera trois ans durant à ses côtés, avant de fonder, en 1988, son label anticonformiste, innervé de son talent d’observation de la vie, des gens qui la traversent et des vêtements qu’ils portent. Ainsi pour Hermès, quand il s’agira de penser la garde-robe de la bourgeoise parisienne, il se nourrira des gestes de ces femmes qui retiennent leur manteau des deux mains et le serrent contre leur coeur en une gestuelle intime et inconsciente qu’il est le seul à reproduire en lignes intemporelles, boutons ôtés, pinces absentes et superpositions finement pensées.

Vingt ans plus tard, on prend conscience de manière frontale de ce qu’il fit avec amour pour ce métier qu’il a depuis quitté.  » Il avait tant d’idées – lesquelles étaient bien plus que des idées – que les créateurs contemporains y puisent leur inspiration encore aujourd’hui, de Céline à Vetements, du plus classique au plus radical « , insiste Kaat Debo, directrice et commissaire d’expositions du MoMu. C’est cela, et tout le reste, que le Musée de la mode d’Anvers entend partager dès ce 31 mars en installant en ses murs un espace-temps où se côtoient les deux univers de Martin Margiela. Lorsqu’il avait fait défiler sa première collection Hermès dans la boutique du Faubourg Saint-Honoré, rappelle-t-elle, la presse avait levé un sourcil interrogateur – où était l’avant-garde ? Et pourquoi n’avait-t-il rien imaginé autour des icônes maison, le Birkin ou les carrés ?  » Il avait pensé une garde-robe pour les clientes, pour celles qui la portent, précise encore l’experte, pas pour celles qui la regardent.  » En un hommage vibrant, la voici décodant le répertoire étendu et les ardeurs poétiques de ce créateur majeur.

LES TRANSFORMABLES

 » Martin Margiela détourne les règles, il signe une garde-robe qui peut évoluer, se transformer. Il décline les gestes et les options. Comme avec ce gilet en alpaga sans bouton, un vêtement-couverture qui s’enroule dans les brides de cuir d’un porte-plaid, ou ce blouson transformable qui peut devenir minimaliste si on lui ôte son col, ses brides de fermeture et ses pattes de serrage.  »

LA SURJUPE

 » Chez Hermès, elle est sans bouton, pure, chez Maison Martin Margiela, elle est plus extrême. Il était conscient d’être alors dans une niche – la mode et le luxe pour les bourgeoises – et cela n’avait aucune connotation négative pour lui. Pour ce segment-là de femmes de caractère, il savait qu’il fallait développer la slow fashion, un concept qui n’existait pas à l’époque, c’était précurseur, l’idée était de penser une garde-robe que l’on puisse combiner, compléter, enrichir de saison en saison, d’année en année. Il ne néglige rien, il crée des silhouettes justes, avec des vêtements qui s’adaptent. Le Trikini en est le plus bel exemple, c’est un Bikini en trois parties, une culotte et deux bandeaux, qui peut faire office de maillot une pièce ou de Bikini, il permet de cacher ou de dévoiler ce que l’on désire. Dans sa maison, Martin Margiela expérimente aussi la slow fashion, dans la récupération et le détournement qu’il a toujours pratiqués, dans les collections Artisanal et Replica, qui, très fidèlement, reproduisent des vêtements de seconde main, d’époques et de styles différents. Pour Hermès, il a imaginé douze collections intemporelles. Ces pièces ont parfois 20 ans, je les ai observées de près en montant cette exposition, elles sont encore impeccables. Et désirables.  »

DOUBLÉ DE MÊME

 » Dans sa collection, Martin Margiela montrait l’envers, les doublures, les pinces et même la toile du buste Stockman, c’était sa façon à lui de laisser transparaître le métier de tailleur. Mais dans une maison comme Hermès, cela aurait été impensable, voire choquant. Il invente donc le « doublé de même », des vêtements dont la doublure est faite dans la même matière noble. Avec une pureté sans faille, pas de boutons, pas de pinces, des ourlets et des coutures invisibles qui les rendaient réversibles. Il l’a expérimenté avec du cachemire, de la soie et du cuir, qu’il a appris avec les artisans Hermès à utiliser au mieux.  »

LE TRICOT

 » Martin Margiela aime la flanelle et le shetland qu’il appelle « rustiek tricot ». Mais pas question de les utiliser chez Hermès, la première ne convient absolument pas, trop cheap, le second gratte un peu sur la peau. Il demande alors aux ateliers de la griffe de développer un fil en cachemire qui aurait cet aspect brut mais la douceur en plus. Il n’aura de cesse de pousser les artisans à aller plus loin. Il avait découvert, dans les archives de la maison, la technique du tricot circulaire employée pour la ganterie. Il l’avait alors appliquée pour créer des pulls sans couture, si purs et si confortables. Jean-Louis Dumas, président d’Hermès à cette époque-là, disait très justement : « Je pense que Martin Margiela se forge une idée juste de qui nous sommes, il nous perçoit mieux que nous-mêmes ».  »

LA VAREUSE

 » Chez Maison Martin Margiela, on reconnaît les prémices de la vareuse que l’on retrouvera plus tard chez Hermès. C’est une tunique avec un grand col V plongeant, qui rappelle la veste de matelot. Elle dit l’obsession du créateur pour la coupe, laquelle est très délicate, difficile, afin que l’échancrure ne bâille pas sur la poitrine, d’autant qu’elle n’a pas de pinces. Il la perfectionnera grâce aux ateliers Hermès. Cette pièce est fonctionnelle, on peut aisément l’enlever, glisser ses bras hors des manches, les laisser pendre ou les nouer autour de la taille. C’est très respectueux des femmes. Il ne cessait de les interroger, il posait des questions à ses collaboratrices, aux mannequins. Chez Hermès, il était entouré d’une équipe féminine vraiment enthousiaste.  » Elles étaient mon premier public test « , m’a-t-il dit. Il voulait que Marie-Claude Gallien, la directrice du studio, figure dans le catalogue de l’expo, il ne pouvait pas concevoir qu’elle n’y soit pas : « Elle est tellement importante pour moi, elle était mon bras doit ».  »

L’ANTI-PLUIE

 » Avant l’arrivée de Martin Margiela, il était de tradition que chaque pièce Hermès porte un nom inspiré par la Grèce antique, mais il ne désirait pas s’y plier. Et le remplacer par un chiffre ne lui convenait pas non plus. Il a préféré imaginer un vocabulaire particulier pour nommer ses créations – « porté par deux », « porté par trois », « doublé de même », « l’anti-pluie ». C’est poétique, pareil pour tous les mouvements qu’il induit grâce à ses manteaux sans boutons, que l’on ferme juste avec les mains, ce geste intime observé chez les femmes. L’anti-pluie est inspiré par la coupe du kimono, dans une matière ultralégère développée par Hermès, un voile transparent en polyester déperlant, infroissable que l’on peut enfiler sur son manteau en cuir, le jour, pour le protéger ou glisser dans son sac, que l’on peut aussi mettre seul le soir, à la manière d’un peignoir, différemment. J’aime sa façon d’envisager les diverses fonctions et les porter selon les circonstances. Pareil pour sa veste de jour à bord satin qui donne l’effet soir et tuxedo si on en relève le col, je trouve cela tellement bien fait.  »

LE LOSANGE

 » Martin Margiela avait prévenu Jean-Louis Dumas : même si ce sont des pièces iconiques de la maison parisienne, il n’y aurait ni foulard ni carré dans ses collections. Pas de print non plus, ni même de couleurs – il préférait parler de « tonalités », une palette monochrome très subtile qui s’étendait du noir au brun, avec de l’écru, du blanc et du gris qui s’harmonisaient ou se contrastaient. Afin, notamment, de pouvoir coordonner sa garde-robe malgré les saisons et les années. Il acceptera finalement de créer un foulard, mais en losange, magnifique, en trois longueurs, court, medium, XXL. Et monochrome.  »

LE SHOW

 » Tant chez Hermès que chez Maison Martin Margiela, le créateur remettait en question le système, via ses défilés : il flirtait avec les frontières entre l’art et la mode d’une manière intéressante mais en précisant que cela restait du vêtement, du prêt-à-porter. Il privilégiait le casting de rue pour ses shows. Il trouvait que les modèles professionnels étaient trop connotés ou trop « fashion » et il tenait à présenter la collection Hermès sur des femmes de 20 à 65 ans – toujours cette volonté de tenir compte de leur corps à des âges différents et de leur personnalité. Elles rayonnaient quand elles étaient sur le podium. Il fallait que nous puissions partager cela dans l’expo. Nous voulions réaliser des photos et des films avec les mannequins d’alors qui avaient 30, 40, 50 ans et les archives d’Hermès mais cela ne s’était jamais fait auparavant. Hermès a accepté  » pour Martin « , et les modèles aussi… Nous les avons photographiées et filmées afin de montrer la gestuelle, les superpositions, le mouvement…  »

Margiela, les années Hermès, MoMu, 28, Nationalestraat, à 2000 Anvers. www.momu.be Du 31 mars au 27 août prochain. Le 6 avril, de 19 h 15 à 21 heures, Le Vif Weekend réserve une visite guidée en exclusivité pour ses lecteurs ! Infos sur www.levif.be/rendezvous

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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