Pour la saison hivernale 04-05, Véronique Leroy met les bouchées doubles en signant deux collections aussi superbes que différentes. Rencontre parisienne avec la plus inclassable des créatrices belges qui se partage désormais entre la prestigieuse maison Léonard et sa propre marque éponyme.

Carnet d’adresses en page 157.

On le savait déjà depuis belle lurette : Véronique Leroy n’aime pas faire les choses à moitié. De là à pratiquer l’art du dédoublement pour mener de front la présentation de deux collections à moins de 24 heures d’intervalle, il y a un fossé que la créatrice belge a pourtant bel et franchi lors des défilés parisiens de l’hiver 04-05. Résultat du défi : pour les partisanes d’une élégance audacieusement contrôlée, Véronique Leroy met aussi bien son savoir-faire au c£ur de ses silhouettes éponymes que dans les imprimés soyeux de la maison Léonard. La magie opère, la presse est doublement conquise.

Atypique, la Liégeoise de Paris formée au Studio Berçot poursuit donc sereinement son petit bonhomme de chemin créatif entre des univers différents, mais joliment complémentaires. A l’aube de ses 40 ans, elle est plus lucide et déterminée que jamais, répandant désormais son talent au fil des envies du moment. C’est à deux pas de la Bastille, dans le XIIe arrondissement parisien, que Weekend Le Vif/L’Express a rencontré la  » double Véronique  » en pleine effervescence. Contre le mur de son atelier, une bibliothèque semble trahir ses passions et ses références artistiques : une Encyclopédie illustrée du costume et de la mode défie les Carnets de Pablo Picasso ; des biographies consacrées à Pierre Balmain, Issey Miyake ou encore Jean-Charles de Castelbajac se mesurent à des ouvrages étonnants sur les papillons et la nature  » passée aux rayons X  » ; des guides de voyage sur le Maroc et la Russie toisent des beaux livres de photographies signées Peter Lindbergh et David Lachapelle. Une première question s’impose…

Weekend Le Vif/ L’Express : Quel est l’impact de ces livres sur votre travail ?

Véronique Leroy : Je les ouvre tout le temps. Cette bibliothèque est un outil de travail, sans que cela soit vraiment conscient. C’est comme aller dans un musée, voir des belles choses, apprécier des couleurs, contempler des images… Forcément, on s’en nourrit.

Fondamentalement, qu’est-ce qui vous pousse à créer des vêtements ?

Je pense que c’est la recherche du Beau, ou plutôt de ma propre idée du Beau. Et quand ça fonctionne, c’est un moment de grâce. Je sens que l’inspiration est là. D’un seul coup, la créativité me tient ( rires) ! C’est génial, c’est grisant. Ce qui est excitant aussi, c’est de partir de matières premières et d’arriver à construire quelque chose. Je ne sais pas si la mode est de l’art ou pas, mais moi, j’ai envie d’exercer mon métier avec cette illusion-là. Je ne suis pas créatrice de mode de 8 à 20 heures. Je le suis en permanence dans tout ce que je fais. C’est un état, une façon d’être, une manière de vivre. C’est pareil pour un peintre ou un sculpteur : quand on est passionné par ce qu’on fait, on est occupé par cela, on est habité. Alors, peu importe que la mode soit de l’art ou pas. Je m’en moque ! Mais je fais ce métier comme si c’était un art. Je sais que je le vis comme une passion.

Vous arrive-t-il de questionner les femmes sur leurs envies vestimentaires ?

Non, mais je me fous de satisfaire les autres ( rires) ! Quand je rencontre des proches qui portent mes vêtements, je vais davantage les questionner sur leurs réactions et le ressenti de mes vêtements, plutôt que de savoir ce qu’ils ont envie de porter. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment ils vivent le vêtement qui est le mien. Il n’y a aucune philosophie sociale dans ce que je fais !

Aujourd’hui, vous portez une double casquette : créatrice pour votre propre marque, mais aussi pour la griffe Léonard. S’agit-il de la même Véronique Leroy dans les deux cas de figure ?

J’y mets la même passion û je ne peux pas faire autrement ! û, mais dans mon imaginaire, je ne crée pas pour la même femme. Il s’agit de deux collections bien distinctes. En fait, quand je crée, je me conditionne dès le départ à dessiner pour l’un ou pour l’autre. Mais il m’arrive aussi de dessiner spontanément, pour le plaisir, et de me dire alors :  » Ça, c’est plutôt Léonard ; ça, c’est plutôt Véronique Leroy…  »

Concrètement, comment définiriez-vous ces deux femmes bien distinctes ?

Chez Léonard, j’essaie de garder un fond classique, mais élégant. Il s’agit d’une femme qui a envie de s’acheter une jolie robe qu’elle peut garder assez longtemps. Donc, il y a un côté intemporel et en même temps très luxueux avec des belles matières, des belles impressions et une jolie coupe. Chez Véronique Leroy, je travaille beaucoup plus au feeling, à l’instinct. C’est un peu plus pointu. C’est un peu plus pervers. Il n’y a pas de restriction des matières non plus, alors que chez Léonard, il y a justement des matières à respecter. La base, c’est du jersey de soie avec des imprimés.

Pourquoi avez-vous accepté cette mission chez Léonard ? Est-ce le goût du défi ou s’agit-il, tout simplement, d’une motivation financière ?

C’est un peu de tout, mais j’avais surtout envie de redessiner pour une autre marque parce que c’est une autre manière de travailler avec des contraintes qui sont finalement excitantes. C’est une expérience très enrichissante. Parce que, quand je travaille pour ma propre marque, je suis beaucoup plus cool avec moi-même. Je n’ai de comptes à rendre à personne. En revanche, j’ai beaucoup plus de discipline quand je travaille pour d’autres. J’ai plus de rigueur parce qu’il y a un canevas à respecter et une construction de collection dans laquelle je dois me fondre. Et ça me fait du bien ! Et puis, j’ajoute mon savoir-faire. C’est agréable de mettre son style au service d’une autre maison, en trouvant un juste milieu et en faisant des compromis. C’est très excitant.

Mais il y a aussi la frustration de ne pas pouvoir tout faire…

On est toujours un peu frustré ! Moi, je le suis parce que les budgets ne sont pas illimités et que les possibilités ne sont pas infinies. Il y a toujours des restrictions : des matières à respecter, des imprimés, de la couleur… Je ne fais pas ce que je veux, mais de la frustration peuvent naître aussi les bonnes idées. C’est un exercice ! Et puis, il y a aussi, chez Léonard, un côté  » niche  » qui me plaît beaucoup. Ce sont des matières très luxueuses que je ne pourrais jamais m’offrir pour ma propre marque.

N’est-il pas trop épuisant de mener ainsi deux marques de front ?

Tout va bien ! Je dors quinze heures par jour et je pars en vacances régulièrement ( rires) !

A l’aube de cette charnière symbolique des 40 ans, vous arrive-t-il de dresser un bilan de votre parcours ?

Oh non ! Comme je suis éternellement insatisfaite, je préfère surtout ne pas faire de bilan. Parce que chaque fois que je regarde en arrière, je me dis :  » Ah, j’aurais plutôt dû faire ceci ou cela…  » Je ne suis jamais contente de ce que j’ai fait ! Donc, j’essaie de m’épargner cet exercice-là. Les bilans, ça ne me réussit pas…

Pourtant, vu de l’extérieur, votre réussite est plutôt enviable…

Oui et j’en suis contente ! C’est vrai que si je regarde dans la globalité, c’est génial. Je me dis que j’ai la chance de faire le métier que j’aime et j’ai d’ailleurs tout fait pour y arriver. Quand j’ai quitté la Belgique il y a vingt ans, le chemin à parcourir pour atteindre mes objectifs ressemblait à une énorme montagne. Mais j’y suis arrivée. Aujourd’hui, je fais un métier que j’adore et je ne m’ennuie pas du tout. Et ça tombe bien, parce que je suis une flippée de l’ennui ! Donc, j’ai beaucoup de chance par rapport à cela parce que c’est un métier merveilleux. Et puis, bien au-delà de la réussite commerciale, il y a surtout le plus précieux : le respect de mes pairs pour mon travail. C’est génial. Mais bon, si je commence à analyser mon parcours dans le détail, il y a franchement plein de choses que je voudrais améliorer. C’est horrible ! En réalité, je suis une satisfaite insatisfaite…

Indépendamment de votre propre parcours, quel regard portez sur l’évolution du milieu de la mode au fil de toutes ces années ?

Cela fait une quinzaine d’années que je travaille dans la mode et cet univers a complètement changé depuis que je suis arrivée. C’est devenu un vrai business, alors que, au départ, c’est tout le côté artistique qui l’emportait. Avant, la mode faisait rêver. Aujourd’hui, c’est un business comme un autre. Le rapport passionnel a un peu disparu. Et puis, le fait de voir les défilés à la télé, en continu sur des chaînes comme Paris Première, n’a rien arrangé. Je suis désolée, mais cela a vulgarisé la mode et enlevé le côté magique des défilés. La mode doit rester un rêve. Mais là, d’un seul coup, on la fait entrer dans les chaumières et on tue tout le fantasme…

Et le côté business doit forcément vous rattraper…

Ce que j’aime dans ce métier, ce n’est certainement pas le côté business. Ça, c’est sûr ! Sinon, je serais beaucoup plus riche aujourd’hui ! Je fais vraiment ce métier comme une artiste. Attention, cela ne veut pas dire que je me considère comme une artiste, mais je pratique ce métier dans cette logique-là, parce que je le fais avec c£ur, passion et obstination. Mais bon, à côté de ça, il faut tout de même savoir compter et veiller à la bonne santé de l’entreprise. On essaie d’être sain. On a eu des difficultés et des petits passages à vide, mais cela repart bien, là !

Les grands acteurs du luxe n’ont-ils jamais cherché à vous racheter ?

Ce n’est plus vraiment d’actualité. Mais j’ai eu quelques propositions. Je ne les ai pas refusées en bloc, mais elles n’ont tout simplement pas abouti. En fait, cela a même été assez loin avec LVMH, mais nous n’avons pas trouvé d’accord. Il ne faut pas oublier que les grands groupes du luxe n’aiment pas beaucoup les femmes. D’ailleurs, j’aimerais bien savoir pourquoi il y a si peu de femmes dans les grands groupes de luxe…

Après toutes ces années passées à Paris, vous sentez-vous toujours Belge ?

Oui, je me sens Belge. Je suis Belge et je resterai Belge toute ma vie. Mais c’est vrai que, dans le milieu de la mode, les gens sont toujours surpris d’apprendre que je suis Belge. On me croit Française et je n’ai rien fait pour !

Votez-vous lors des élections belges ?

Absolument pas ! Je ne lis pas la presse belge, je ne suis pas au courant de la politique en Belgique, donc je ne vote pas. C’est logique. En revanche, je voudrais voter ici, en France, parce que je suis résidente française et que je connais beaucoup mieux le paysage politique français, mais je n’en ai pas le droit. C’est dommage. Mais encore une fois, je me sens 100 % Belge. Je suis née là-bas, ma famille et mes amis d’enfance y sont toujours, et je garde des souvenirs merveilleux de toutes mes années passées en Belgique. J’y retourne d’ailleurs de temps en temps et puis, j’ai des contacts hebdomadaires par téléphone.

C’est en Belgique que la mode s’est imposée à vous. Etait-ce une vocation ?

Oui, c’est con, mais c’est une vocation. A 4 ans, je savais déjà que je voulais faire ce métier. Je faisais des vêtements, je cousais, je tricotais. A 6 ans, je me faisais déjà des petits pulls et des maillots de bain au crochet rien que pour moi.

Comment expliquez-vous cette  » révélation  » ?

Aucune idée ! Je viens d’une famille normale, un peu plus pauvre que la moyenne, et j’ai commencé à coudre avec ma grand-mère qui devait probablement m’occuper de cette façon. Dans ma famille, chacun pouvait se débrouiller avec ses mains et comme ma grand-mère n’a pas eu le réflexe de me donner des jeux éducatifs, je suppose qu’elle a dû se dire :  » Allez, on va faire du crochet !  » Moi, ça me plaisait. J’adorais ça ! Et puis, ma grand-mère m’habillait, elle me faisait des vêtements, je pense que tout cela a contribué à me faire aimer la mode. D’ailleurs, je n’ai jamais voulu faire autre chose. Adolescente, quand j’ai commencé à en prendre conscience et que l’idée s’est vraiment bien définie, je n’ai attendu qu’une seule chose : avoir 18 ans pour partir et faire une école de mode. Donc, oui, c’est une vocation.

Et si vous aviez échoué dans ce milieu, qu’auriez-vous fait ?

Je pense que j’aurais toujours fait des vêtements, mais différemment. Je serais peut-être devenue une petite couturière de quartier ou un professeur de couture, mais je serais restée certainement dans le domaine.

Aujourd’hui, êtes-vous heureuse dans ce milieu ?

C’est quoi être heureuse ? ( Silence.) Je suis contente en me levant le matin de faire le métier que je fais. Mais en même temps, je n’ai pas la fleur aux dents tous les jours. C’est un métier difficile et puis, n’oubliez pas que je suis une éternelle insatisfaite ( sourire) ! Cela dit, je pense qu’il ne faut pas être trop heureux dans la vie, sinon on devient complètement béat. Et puis quoi ?

S’il vous restait un mois à vivre, continueriez-vous à faire de la mode ?

Bien sûr ! Je continuerais à vivre normalement. Je ferais comme s’il me restait toute la vie à vivre.

Quelle serait votre épitaphe ?

( Silence)  » Quelle emmerdeuse !  » Non, je pense que je trouverais plutôt un petit truc pour faire encore chier mon entourage ( rires) ! Du genre :  » Venez me voir toutes les semaines !  »

Auriez-vous une réputation d’emmerdeuse ?

Ah, vous ne le saviez pas ( rires) ?

Terminons votre parcours : vous êtes morte, Dieu vous apparaît, que lui dites-vous ?

Je ne sais pas mais, en tout cas, je regarderais certainement comment Il ou Elle est habillé(e). Et puis, je rectifierais un peu le tir si cela laisse à désirer !

Frédéric Brébant

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