Un sens certain de l’originalité doublé d’un certain sens de l’élégance, ainsi s’affirme le goût de Lutz. Portrait d’un lutin stylé au coeur d’un joli conte de fringues.

Lutz, un prénom léger comme une bulle de savon, une griffe discrète genre  » étiquette dans un costume de gym  » mais aussi un label dont les premières lettres sont synonymes de lucide, ludique et lumineux. Doté d’un coup de ciseaux à la précision chirurgicale, Lutz Huelle (35 ans) taille à vif dans le tissu du conformisme, histoire de donner de l’étoffe à l’inhabituel et de brouiller avec brio les pistes de l’allure. Sa mode, trendy sans être tendancieuse, joue la carte de la fragmentation, du puzzle ( » Dire que quand j’étais gamin, les puzzles me rendaient fou « , avoue le créateur en riant) et du mélange magistral. Rappelant le  » cut and paste  » (coupé-collé) en vigueur dans le programme Word, ses vêtements semblent éclater en mille morceaux pour, finalement, former une composition sans fausse note.

Témoin, un  » bomber  » qui glisse vers le smoking, un blouson de motard sans manches aux airs de chemisier sage, des vestes avec ou sans col taillées comme des marcels, un ample caban dont les bretelles en strass permettent de  » tomber la veste  » pour déboucher sur une robe habillée, un trench-coat flanqué d’un décolleté profond qui se profile soudain en tenue de soirée, des tops de base-ball dont les finitions ont troqué la résille contre la dentelle, un pantalon de jogging traversé d’un galon de satin très smoking, un manteau chicissime réalisé en éponge à l’instar des peignoirs de boxeurs, etc. A cela s’ajoutent des vêtements-bijoux – faut-il écrire des bijoux-vêtements? -, constitués de boucles d’oreilles dont les pendants sont de longues écharpes en mousseline.

Après le poète latin Ovide et ses vers, voici donc, dans une catégorie artistique différente, un sacré virtuose de la métamorphose. Il suffit d’épingler sa chaussure créée à la demande d’Eram qui, depuis l’hiver dernier, invite des designers  » hypissimes  » à travailler sous sa bannière: il s’agit d’une osmose entre le soulier masculin (les lacets se fixent au talon au lieu de l’empeigne), l’escarpin à talon haut et la mule!

Son inspiration, Lutz la puise dans les livres, la musique ou le cinéma… populaires.  » La culture populaire touche forcément un vaste public. Et elle me touche, moi, avoue-t-il. Je craque pour le groupe Abba aussi bien que pour les films de Pedro Almodovar. Et je scrute les vêtements de seconde main, je les décortique afin de comprendre comment ils sont façonnés.  » A l’instar des devins gaulois en quête de présage, Lutz plongerait-il dans les  » entrailles  » des fringues pour méditer sur ses démarches artistiques à venir?

 » Je ne suis pas un déconstructiviste au sens premier du terme. Disons plutôt que je bouleverse les codes classiques de la garde-robe avec l’intention de mettre au point une façon différente de porter les vêtements « , poursuit-il. Aujourd’hui, il en va des vêtements comme des individus: profils et personnalités multiples, changement radical d’attitudes au fil des circonstances de la journée. A notre époque, une femme peut être simultanément très élégante, agressive, ingénue, intello et « vulgaire ». Moi, je veux réaliser des vêtements qui ressemblent à cette femme multiple. « 

Né entre Cologne et Düsseldorf, voici trente-cinq ans, Lutz Huelle passe son adolescence dans la belle cité d’Hambourg connue, entre autres, pour son département de mode à la Fachhochschule für Gestaltung (Institut supérieur des arts appliqués).  » Je m’y suis présenté mais ils n’ont pas retenu ma candidature. Du coup, j’ai décidé d’aller étudier la mode à l’étranger ( NDLR: Lutz démarrera son parcours du combattant à Milan en tant que petite main chez Aeffe, la société de la créatrice Alberta Ferretti). Je n’en ai pas fait un fromage car je sais qu’en Allemagne on drille les élèves afin qu’ils orientent leur savoir-faire vers l’industrie du textile et la confection à grande échelle plutôt que vers la création personnalisée.  »

Or la personnalité, justement, occupe une place prépondérante dans la démarche de Lutz Huelle.  » Le vêtement sous le prisme de l’authenticité, voilà ce qui me branche. Je pars souvent de tenues sportives, militaires ou de travail qui ont d’abord été conçues à des fins utiles. Bien au-delà de la mode, ce sont les habits qui me séduisent par la (les) possibilité(s) qu’ils offrent à se forger une identité. Selon moi, ils s’utilisent comme un langage, un vecteur de communication. Au vu de votre façon de vous habiller, les gens perçoivent ce que vous voulez leur transmettre… ou leur cacher. Un peu comme les yeux qui sont le miroir de l’âme. J’aime, par exemple, le look des Anglais qui se construisent une personnalité en béton à partir de mille choses différentes. « 

Talentueux et têtu

Logique envers lui-même, c’est en Grande-Bretagne que Lutz mènera ses études de mode, au fameux Sint Martin’s School of Arts. Là, de 1992 à 1995, il apprendra que  » in fashion, everything is possible but has to make sense  » (en mode, tout est permis du moment que cela ait un sens). Une phrase clé qui deviendra son credo.  » L’acte de création vestimentaire ne m’intéresse guère s’il n’interpelle pas le genre humain. A Londres, on avait carte blanche, du moment que notre démarche ait un sens et qu’il soit possible de l’expliquer. « 

Notons à ce propos que l’artiste est revenu, en quelque sorte, à ses anciennes amours puisqu’il occupe, depuis bientôt cinq ans, le poste de professeur honoraire à Saint Martin’s ainsi qu’à l’autre grande école de l’allure  » made in England « , le Royal College of Arts.

De 1995 à 1998, Lutz réalise un rêve de potache: assister, à Paris, celui qu’il place largement au-dessus des autres stylistes: Martin Margiela.  » J’avais déjà effectué un stage chez lui durant mes études et une fois mon diplôme en main, j’ai rejoint son staff presque immédiatement. Martin m’a énormément appris; chez lui, j’étais responsable de la production artisanale et de la maille, emploi pour lequel je voyageais fréquemment en Italie. Je surveillais la fabrication du produit en usine, je m’occupais du fitting (essayages), nous échangions nos idées à l’aube de la genèse d’une collection… « 

Au bout de trois ans cependant, Lutz ressent l’urgent besoin de passer à autre chose. Il stoppe sa collaboration avec Martin Margiela, accepte une fonction professorale à Londres, chipote un temps dans le consulting puis se met à plancher sur sa ligne éponyme. Et l’ancien assistant s’avère un directeur artistique pas manchot: en automne 2000, dans la foulée de son tout premier défilé, il récolte coup sur coup les prix de l’Andam (une association qui stimule le talent des jeunes créateurs de l’Hexagone) et de la fondation Yves Saint Laurent. Et la presse spécialisée le couvre de louanges. Le rêve pour tout  » baby-créateur » sur la place de Paris!

 » Mon style dégage une grande envie de liberté et d’indépendance. Si la presse m’encense, tant mieux. Si elle me conspue, c’est moins gai mais moi, j’aurai toujours le sentiment d’avoir fait ce qui me semble bon « , souligne Lutz en riant. Ses premières collections, comme celles de son  » maître  » Margiela, s’appuient sur la  » récup’ « , le seconde main, les vêtements chinés aux puces.  » Je déteste la mode lorsqu’elle symbolise un statut. Chez des créateurs tels que Martin, il n’y a pas cette fichue culture de l’argent, du « money, mode & marketing ». Comme je l’ai dit, j’estime que les vêtements doivent refléter l’intelligence, le sens de l’humour, etc. de celle ou celui qui les porte. Et pas la grosseur de leur porte-monnaie. Les maisons de couture parisiennes réalisent des choses superbes mais elles fonctionnent sur une image inamovible, celle de la femme riche qui achète de jolies choses. Et je ne me retrouve pas du tout dans cette politique. Je n’ai pas la prétention d’être un créateur cérébral mais j’aime habiller autant les esprits que les corps. « 

C’est dans la même veine d’indépendance que Lutz gère son entreprise: sans sponsor, financier ou banque. Comprenez sans soutien mais aussi sans contrainte.  » Je ne tiens pas à ce que l’on me mette la bride au cou: je suis parfaitement capable de décider seul du bien-fondé ou de la commercialisation de mes modèles.  » Lutz fonctionne en fait en SARL (le correspondant français de notre SPRL) baptisée Polux et érigée avec son associé David Ballu.  » David est mordu de mode. Il conserve son job qui n’a rien à voir avec notre milieu et, en même temps, il s’occupe de toute l’organisation de Polux (défilés, locations, contacts commerciaux, compta…). Actuellement, nous n’engrangeons guère de bénéfices mais la société se suffit à elle-même. « 

Au moment où vous parcourez ce magazine, Lutz est diffusé dans une trentaine de points de vente, allant de l’Italie – le créateur y fait fabriquer tous ses modèles dans des ateliers près de Vérone -, au Japon en passant par New York, Paris, Londres et… l’Allemagne.  » En mai 2001, je me trouvais à Berlin; c’est fou ce que cette ville dégage. Je crois que sur le plan culturel, mon pays natal est en train de sacrément bouger « . Un qui  » bouge grave  » aussi, c’est Lutz. L’homme pour qui le glamour est, comme le sexe,  » une des seules aventures qui nous reste « , a pris du galon très vite. Et cela, sans s’endormir sur ses lauriers. Mâtiné d’intensité, d’instinct et d’émotions, le goût du Lutz est décidément savoureux.

Carnet d’adresses en page 144.

Marianne Hublet

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