Les architectes s’intéressent de plus en plus au petit monde des objets, alors que les designers rêvent de prendre de la hauteur. Retour sur un échange séculaire.

Le cinéma a ses Césars. La déco, son Salon. Chaque année, Maison & Objet, à Paris, élit ses Créateurs de l’année. Et, chaque année, cette short list donne la tendance. Après la folie modeuse incarnée par Karl Lagerfeld (en 2009) et l’effet anticrise d’un Starck toujours synonyme de progrès (en 2010), les professionnels ont jeté leur dévolu sur l’architecte Édouard François. Un spécialiste de la façade, précurseur de l’ère végétale, connu pour ses HLM délurés, mais quasi inconnu sur le marché du design. À travers lui, c’est l’écologie comme nouveau Graal qui se voit consacrée, mais c’est aussi le signe que les architectes – qui ont pourtant toujours un peu pris de haut le petit monde des objets – deviennent de plus en plus acteurs de ce domaine.

Effet postcrise sûrement… Jean Nouvel, pourtant pas en manque de grands chantiers de construction, vient de relancer son agence, Jean Nouvel Design. Pilotée par son ex-femme, Odile Fillion, et épaulée par l’architecte et designer Martine Bedin (ex-collaboratrice de Sottsass), JND a livré, en septembre dernier, la boutique H&M des Champs-Elysées, et planche actuellement sur une trentaine de projets. Parmi eux, du mobilier en série réédité notamment par Ligne Roset, une  » table au kilomètre  » en édition limitée, des prototypes de lampes télescopiques créés pour les cognacs Martel… Et un showroom à l’enseigne de JND devrait prochainement ouvrir dans la Ville lumière.

Au même moment, son confrère Rem Koolhaas, habitué, avec son agence OMA, à imaginer des tours ou des musées, joue les architectes d’intérieur au Dauphin, le nouveau repaire parisien du plus bobo des chefs, Inaki Aizpitarte. Son concept : une petite boîte tout en marbre et en miroirs pour un effet capsule radicale.  » Plutôt que de créer une architecture et de déléguer la décoration, nous avons conçu une sorte d’antidécor qui rend les clients du restaurant acteurs de l’espace « , explique Clément Blanchet, cosignataire du projet. Le Dauphin peut donc se lire comme un concentré de la pensée  » koolhaasienne  » fondée sur le mouvement. Et cette intervention à petite échelle (étrangement la toute première réalisation de l’architecte à Paris) fait partie d’une longue série en préparation. Hôtels, maisons privées… L’architecte ne se refuse désormais plus rien. Le design viendrait-il au secours d’un marché du bâtiment ralenti par la crise ?  » Cette flexibilité est nécessaire à l’équilibre de l’économie de notre agence, reconnaît Clément Blanchet. Surtout, nous nous sentons capables aujourd’hui de jouer sur différents niveaux tout en gardant une identité claire. « 

Le phénomène ne date pas d’hier. Les architectes ont toujours fait des incursions dans le domaine du design. Ils ont même été les premiers protagonistes de son histoire. Autour de 1900, en Écosse, Charles Rennie Mackintosh imagine des chaises aux dossiers vertigineux, capables d’épouser les formes rectilignes de ses bâtiments. En 1918, Gerrit Rietveld dévoile sa Chaise Red & Blue, transposition en 3D d’un tableau de Mondrian et incarnation parfaite des valeurs du mouvement De Stijl, récemment à l’honneur sur les cimaises du Centre Pompidou. De la même façon, les chefs de file du Bauhaus, revendiquant la synthèse de tous les arts, mettent sur le même plan architecture, peinture, design. Résultat, Mies van der Rohe, Marcel Breuer, Le Corbusier, Alvar Aalto et bien d’autres ont donné naissance à des sièges  » manifestes  » : emblématiques d’une pensée, d’une esthétique, d’une époque. Certes, comme le rappelle Ronan Bouroullec,  » le mobilier n’a pas attendu les architectes, ni les designers, pour exister, le design, au sens large, n’est pas né avec la révolution industrielle, il est millénaire « .

Mais, au début du XXe siècle, seul l’architecte a la permission de signer du mobilier. Et il n’hésite pas à peupler ses constructions de ses propres créations.  » Il lui est insupportable de voir une £uvre différente de la sienne entrer dans « son £uvre ». », rappelle Alexandra Midal, historienne du design et auteure de l’essai Design. Introduction à l’histoire d’une discipline.  » L’architecture, poursuit-elle, s’est toujours présentée comme la mère de tous les arts, l’architecte se sent donc capable de tout faire ; pour reprendre la formule célèbre d’Ernesto Rogers, son action s’étend « de la cuillère à la ville ». »

Édouard François, lui, est convaincu qu' » on ne change pas d’échelle comme ça. Quand je crée des pièces de design, je ne crée pas des architectures miniatures, mais j’explore d’autres pistes « . Plus rapides, plus souples, parfois plus créatifs, les projets de design sont des bouffées d’air pour des hommes abonnés à attendre, qui la victoire d’un concours, qui l’obtention d’un permis de chantier, qui la rencontre d’un investisseur…  » Produire de l’architecture est devenu aussi difficile que de gérer un film en superproduction « , rappelle Jean Nouvel. C’est aussi, évidemment, une histoire d’image.  » Le design génère une forte médiatisation, tout le monde veut sa part du gâteau « , observe Alexandra Midal. D’autant que les beaux objets sont des armes de séduction massive.  » Quand les gens regardent mon book, ils parcourent rapidement mes projets d’architecture et me questionnent toujours sur les quelques fauteuils qui se trouvent à la fin « , confie, amusé, l’architecte Christian Biecher, qui s’est d’abord fait connaître par son mobilier avant de revenir à ses premières amours. La chaise serait-elle en passe de devenir l’équivalent du it bag pour l’architecte ?

Une chose est sûre : à force de chassés-croisés, la confusion règne. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Un designer peut-il tout créer ? Pourquoi parle-t-on d’architectes d’intérieur et pas d’architectes d’extérieur ? La sémantique en dit long sur une époque. La notion d’architecte d’intérieur a supplanté celle de décorateur.  » L’appellation n’est plus aussi ringarde qu’il y a quinze ans, souligne Dorothée Gilles, aujourd’hui, on revient beaucoup à cette notion de décor.  » D’ailleurs, le couple Gilles & Boissier (élu Créateur de l’année 2011 de la section Scènes d’intérieur du Salon Maison & Objet) travaille, à l’image des ensembliers du XVIIIe siècle, en passant commande à des artistes et à des artisans pour composer un lieu unique. Et ce n’est pas parce qu’ils dessinent du mobilier pour leur clientèle privée qu’ils se considèrent comme des designers. Bien au contraire.  » Nous connaissons les matériaux, les proportions, mais nous créons des pièces uniques, ce qui est très différent du travail d’un designer, qui va penser en termes de service un objet en grande série « , précise Patrick Boissier. À force d’être mis à toutes les sauces, le mot anglo-saxon design a perdu toute signification. C’est comme si plus il s’exposait et plus il nous échappait…  » Un designer traduit par des formes une fonction qui répond à une nécessité « , tente de définir Jean Nouvel. Selon lui,  » une architecture répond à un programme particulier, elle est en général unique, alors que l’objet est multiple « . Pour Ronan Bouroullec,  » le travail sur l’espace reste cependant très différent de celui sur l’objet « .

Et pourtant, les designers, forts de leur succès, sont désormais amenés à endosser le costume de bâtisseur. C’est à la demande d’un client malaisien que Patrick Jouin, associé à l’architecte Sanjit Manku, a construit sa première résidence privée à Kuala Lumpur, des fondations à la poignée de porte. Une autre  » £uvre d’art totale  » est en train de voir le jour au bord de la mer Noire. Même Starck, pourtant convaincu qu' » il est plus difficile de mettre au point une chaise qu’un immeuble « , s’est essayé à l’équerre en faveur du centre culturel de l’Alhondiga, à Bilbao. À 500 mètres du Guggenheim, le chef-d’£uvre de Frank Gehry, qui lui aussi a enfanté quelques prototypes de chaises célèbres. La preuve que les créateurs n’ont qu’une limite : celle de leur imagination.

PAR MARION VIGNAL

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