Il dessine tout à la main, critique allègrement les ordinateurs et a choisi de ne construire qu’en Australie, sa terre natale, pour réduire son empreinte carbone. Aux antipodes de certains de ses confrères, qui jouent les stars planétaires à coups de buildings tape-à-l’oeil, Glenn Murcutt est néanmoins considéré comme l’un des plus grands architectes de ces dernières décennies.

« Un architecte rare « , c’est en ces termes que la Française Françoise Fromonot, auteure de la première monographie internationale sur Glenn Murcutt, parle de cet extraterrestre de l’art de bâtir. Rare, car l’Australien pourtant récompensé par le Pritzker – sorte de Nobel de la discipline – en 2002, n’a jamais cherché à être médiatisé et demeure pour le grand public un parfait inconnu. Rare, parce qu’en près d’un demi-siècle de carrière, il s’est toujours refusé à placer l’air conditionné dans un bâtiment et n’a cessé d’oeuvrer pour respecter l’environnement, de façon presque dogmatique. Rare, parce qu’il reste l’un des derniers monstres sacrés à ne pas avoir cédé aux diktats de la technologie et ne jure toujours que par son crayon. Rare, parce qu’avec lui l’architecture retrouve son sens premier, celui d’investir un sol pour y abriter la vie.

Assis sur un tabouret, au milieu de l’expo que le Civa lui consacrait à Bruxelles l’automne dernier, Glenn Murcutt a pris le temps de répondre à nos questions. Calmement, passionnément. A la manière d’un grand-père bienveillant qu’on ne peut qu’admirer. Respect.

Travailler sans ordinateur, presque sans équipe… Est-ce possible dans notre société à grande vitesse ?

Je possède quand même un ordinateur pour taper mes lettres et mes cahiers de charge mais depuis le début de ma carrière, je ne l’ai jamais utilisé pour concevoir un projet. Donc, la réponse à la question est :  » oui, c’est possible !  » Par ailleurs, même si je signe certaines réalisations avec mon associé, Reginald Lark, ou ma femme, Wendy Lewin, je suis un solitaire. Je n’ai pas de staff, pas de secrétariat. J’envoie mes fax, je fais ma comptabilité… Je m’organise comme j’en ai envie et cela fonctionne. Certes mes clients doivent attendre entre six mois et deux ans avant que je me penche sur leur dossier, mais ça me permet de trier les gens qui veulent vraiment bosser avec moi de ceux qui désirent une maison standard. Ces derniers ne peuvent pas patienter tout ce temps et c’est tant mieux, ça m’évite de devoir négocier avec eux !

Vous avez quand même un GSM…

Oui, depuis un an ! Mais il est réservé à la famille…

Pourquoi cette aversion pour le dessin virtuel ?

Je ne suis pas contre l’ordinateur, mais je le considère comme un outil. Il permet d’atteindre d’excellents résultats en matière d’ingénierie mais quand il est utilisé pour épater la galerie, les bâtiments qu’il génère sont compliqués… et structurellement sans queue ni tête. Cela va à l’encontre des logiques d’urbanisation bien pensées.

C’est-à-dire…

Quand on se balade à Bruxelles ou Paris, il y a certes des bâtiments distincts mais vous expérimentez l’environnement urbain dans son ensemble. Cela forme un tout. En Chine, où l’on utilise l’informatique à outrance, on ne perçoit pas cette globalité. Les buildings s’apparentent à de la gymnastique architecturale. C’est inintéressant !

Vous dites que le dessin décide et que l’esprit suit…

En effet, souvent la main arrive à une solution avant même que l’on en prenne conscience. Je donne à lire à mes étudiants The Thinking Hand de Juhani Pallasmaa. Selon le journal The Guardian, c’est le bouquin d’architecture le plus important de ces trente dernières années car il explique pourquoi dessiner à la main, que ce soit pour l’esquisse, la programmation des fonctions ou les détails de construction, fait partie intégrante du processus de création. L’ordinateur a détruit tout ce champ de réflexion architecturale axé sur la connexion entre l’oeil et la main. Et les jeunes n’en sont pas conscients. C’est pourquoi je n’autorise mes étudiants en dernière année d’architecture à utiliser leur ordinateur que pour leur présentation finale. Ils sont frustrés. Mais j’ai déjà reçu des lettres d’anciens élèves qui me disaient :  » Je viens de réaliser à quel point votre cours était important.  »

Vous vous êtes intéressé à l’architecture durable bien avant que tout le monde en parle…

C’est grâce à mon père. Il était designer, entrepreneur et menuisier. Et déjà à l’époque, il dessinait des bâtiments intégrant parfaitement le concept de ventilation naturelle. Ce qui implique de prendre en compte les vents, la course du soleil, le climat mais aussi l’implantation du bâtiment sur ou dans le sol, ses matériaux, ses fonctions. La rencontre de tous ces éléments fait que, d’un point de vue environnemental, cela fonctionne.

Pourquoi avoir toujours bâti en Australie ?

Depuis 1946, nous avons vécu une immigration telle qu’un Australien sur trente a du sang italien. Désormais, ce rapport change car nous avons beaucoup d’Asiatiques qui débarquent chez nous. C’est donc une nation multiculturellement très riche. Et c’est fantastique. En revanche, je reconnais que nous, Australiens, n’avons pas tendance à sortir de notre territoire. Si je construisais à l’étranger, je devrais y avoir un bureau, ce que je ne désire pas. Je ne veux pas perdre le contrôle de ma pratique et je ne vois pas d’intérêt à disséminer mes réalisations de par le monde. Je veux localiser mon architecture. Et puis, je désire réduire mon empreinte carbone.

Il faut dire que vous avez la chance d’oeuvrer dans un pays qui est un petit monde en soi….

Un petit monde, entouré d’eau ! On passe, en allant vers le sud, des moussons tropicales, à 11 degrés de latitude, aux climats tropical humide, subtropical et tempéré chaud, pour arriver en Tasmanie, à 43 degrés de latitude, au climat tempéré froid. J’ai donc à disposition presque toutes les conditions climatiques possibles, de 48 °C à – 20 °C ! Chaque endroit réclame une solution innovante.

J’approche les 80 ans et l’architecture m’enthousiasme toujours autant. J’ai de bons clients, mon boulot s’élargit… Je réalise actuellement une mosquée, qui est en chantier, à Melbourne. J’ai travaillé en collaboration avec un architecte de la communauté musulmane, Hakan Elevli. Il m’a appris plein de choses importantes pour ce programme, comme l’orientation des lieux par rapport à La Mecque, la tradition des ablutions, la signification des chiffres 1, 3, 5, 7. Ça aurait pu être pour des hindous ou des catholiques, l’important n’est pas telle ou telle religion mais l’approche différente qu’elle nécessite, tout en gardant en tête qu’on est en Australie. Il y a une culture dans la culture, c’est fascinant.

Vous estimez-vous célèbre en tant qu’architecte ?

Je n’ai jamais voulu être un grand architecte. Il y a un problème dans notre profession : beaucoup pensent que, pour réussir et avoir du succès, il faut construire des bâtiments hauts et évidemment à l’étranger. Je ne cherche pas à avoir ce genre de succès. Je suis dans le métier depuis quarante-sept ans et durant tout ce temps j’ai toujours agi  » dans l’ombre « . Comme le dit le philosophe américain Henry David Thoreau :  » Quelles que soient les choses que l’on fait dans sa vie, le plus important est de les faire extraordinairement bien !  » Et mon père d’ajouter :  » Et de pouvoir aller à la plage sans que personne sache qui tu es.  » Mon plus grand plaisir consiste à faire des choses ordinaires, chez moi, mais du mieux que je peux et sans faire de concessions par rapport à ma vision du métier… Imaginez que je doive construire aux Etats-Unis, dans un pays qui ne jure que par l’airco et n’admet pas qu’il a un impact sur l’environnement… Pour moi, leur manière de fonctionner est illogique : ils créent des bâtiments exposés au vent et au soleil et ils ouvrent les fenêtres tellement il fait chaud… A quoi sert l’airco dans ces conditions ? L’homme a perdu sa capacité à se préoccuper de la nature et c’est une tragédie.

En quelque sorte, les gens ne savent plus comment bien utiliser leur maison ?

Une maison se manoeuvre comme un bateau, mais la plupart l’ignorent. Quand le vent vient dans l’une ou l’autre direction, il faut ouvrir telle ou telle fenêtre. Une habitation n’est pas un objet statique. C’est un organisme vivant qui doit s’adapter aux besoins de ses habitants. C’est pour cela que mes projets comptent beaucoup de fenêtres, de moustiquaires, de pare-soleil, ajustables ou fixes. Un jour, une cliente m’a dit :  » Quand le clair de lune entre à l’intérieur de la maison, c’est magnifique. On dirait que vous l’avez dessinée en fonction des mouvements de cet astre.  » Ce n’était bien sûr pas le cas mais je me suis rendu compte d’un principe : quand on se fixe de bonnes bases, liées à l’environnement, d’autres choses en découlent naturellement.

Vous vous tenez en recul mais au fond, vous êtes une sommité. Comment expliquez-vous cela ?

Tout est arrivé comme une grosse surprise ! Je n’ai jamais fourni aucune photo, aucun dessin ou aucun texte à une maison d’édition sans y avoir été invité. Je n’ai jamais payé un cent pour faire écrire un livre ou monter une exposition sur mon travail. Je déteste la publication par vanité. J’avoue néanmoins que j’ai eu une carrière chan- ceuse que je ne m’explique pas toujours… Je suis invité un peu partout pour des conférences, je suis membre du jury du Pritzker Prize. Si vous m’aviez demandé il y a trente-cinq ans si je pouvais m’imaginer tout cela, la réponse aurait été  » absolument pas « .

Que feriez-vous si vous n’étiez pas architecte ?

J’aimerais être fermier, mais avec une approche éthique de la terre. J’aurais aussi pu être architecte paysager car j’aime les fleurs. En Australie, quand on fait construire, on est souvent contraint d’installer une fosse septique mais les excréments tuent certaines plantes indigènes. Quand j’avais 11 ans, mon père s’est attaqué au problème. Il a planté diverses espèces, observé celles qui résistaient puis a récolté les graines. Ils les a ensuite diffusées pour en faire profiter d’autres habitants. J’aimerais aussi être architecte naval. J’ai travaillé avec mon père dans son atelier à partir de l’âge de 12 ans et j’ai appris à construire des châssis mais aussi des voiliers de course. Cela m’a apporté une vision pratique qui me sert énormément dans ma profession. Sans oublier que j’adore aussi la musique et nager. Analyser comment réagit l’eau, c’est comprendre les systèmes de pression. Toutes ces passions m’ont donné du background pour être architecte.

A quand la retraite ?

Quand on me mettra dans un cercueil ! Je suis un peu fanatique, j’avoue. ?

Glenn Murcutt organise des master classes en architecture chaque année en Australie : www.ozetecture.org

PAR FANNY BOUVRY

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