Christian Liaigre est l’une des stars de l’architecture d’intérieur. Mais peu lui importe la mode. Son credo : créer pour durer.

Il n’est pas du genre à traquer les honneurs et pourtant, à 57 ans, Christian Liaigre détient l’enviable statut de décorateur français le plus renommé de sa génération. On pourrait dire aussi le plus plagié, tant son style, qualifié de chic ethnique, a été copié et recopié aux quatre coins de la planète, depuis le début des années 1990. Un style qui mêle sobriété et discrétion, à son image. Ce coureur de fond de la création, que Kenzo n’hésite pas à qualifier de génie, cultive l’art de la demi-teinte. Quand il quitte Paris, ce n’est pas pour rejoindre Saint-Tropez ou Ibiza mais l’île de Ré, un ancien fief protestant qui lui ressemble. Et pourtant le paradoxe est là : les clients de ce moine de la décoration se nomment Calvin Klein, Carole Bouquet, Jacques Seguela, Ruppert Murdoch, Karl Lagerfeld ou Valentino. Lors de l’interview, dans ses bureaux parisiens proches des Invalides, à Paris, il évoque, mezzo-voce, son parcours et, en guise de préambule, son nouveau projet: une maison qu’il va construire et décorer pour l’acteur américain Tom Hanks sur les collines de Los Angeles.

Weekend Le Vif/L’Express: Depuis deux ans vous multipliez les projets d’architecture. En auriez-vous assez de la décoration ?

Christian Liaigre: Non, je continue de penser que l’architecture n’est pas mon métier. Ce sont seulement des expériences isolées que je suis ravi de mener à bien. En tant que décorateur, je me suis souvent aperçu que les architectes dessinent sans penser au mobilier ; on se retrouve avec des radiateurs mal placés qui trônent sur les murs comme une oeuvre d’art (sourire) ! J’ai donc été plutôt content de  » passer de l’autre côté « . Sur chacun de ces projets, je suis parti de l’intérieur pour faire l’extérieur, ce qui n’est pas vraiment une démarche d’architecte.

La maison que vous avez signée l’an dernier, en Espagne, fait songer aux réalisations des années 1920 de Mallet-Stevens. L’architecture moderniste est-elle un modèle à vos yeux ?

Il y a de toute évidence des réminiscences de Mallet-Stevens, peut-être même d’Alvaro Siza, comme me l’a fait remarquer quelqu’un. Le travail de Mallet-Stevens m’a fortement marqué, peut-être encore plus depuis que j’ai eu la chance de réaménager, il y a quelques années, un appartement, à Paris, qu’il aurait dessiné avant-guerre. Cela dit, je ne crois pas que l’architecture moderniste soit un modèle universel, pas plus qu’une autre forme d’habitat. Il y a des tas de directions à emprunter, pourvu qu’elles répondent à la nature du projet. L’architecture rurale qui a mille ans d’expérience, que ce soit celle du Pays basque, de la Bretagne ou des Maldives, est très appréciable. Pour cette maison en Espagne, nous avons opté pour un toit plat, très moderniste évidemment, mais pour le projet en cours à Bora Bora, nous avons choisi, au contraire, des toitures qui se prolongent très bas vers le sol afin de se protéger de la chaleur et du soleil, très éblouissant. La lumière n’entre pas directement dans la maison mais pénètre par réverbération sur le sable. Pour reprendre à nouveau l’exemple de la villa espagnole, nous avons disposé dans une des pièces de grandes baies verticales, non par doctrine esthétique mais parce qu’elles cadraient avec la hauteur des pins du jardin. A chaque lieu sa réponse.

Et cette future maison pour Tom Hanks ?

Il m’avait choisi comme décorateur. Mais comme il n’arrivait pas à trouver l’architecte qui le satisfasse, alors il m’a demandé de dessiner également les plans ! Nous sommes encore à l’avant-projet mais certains espaces prennent déjà forme. Il souhaite ainsi un espace de méditation. Nous avons déjà déterminé l’emplacement et l’orientation : vers une superbe colline, très paisible, avec des valeurs très douces.

Vous intéressez-vous au feng-shui ?

Oui, beaucoup. En Asie, il y a quelques années, un client a soumis mon projet à un maître de feng-shui qui lui-même m’a incité à modifier l’orientation de certaines pièces. Il attiré mon attention sur la nécessité de laisser du  » souffle « , de laisser des espaces de respiration à des endroits donnés, de veiller à une sérénité toujours plus grande. Cela m’a poussé à réfléchir davantage sur l’orientation des habitations, à penser aux ventes, à leurs influences. Le feng-shui, c’est vivre en harmonie avec la nature. C’est devenu un truc à la mode, mais c’est une belle mode.

Les modes, est-ce vraiment votre préoccupation ?

Il y a trois ans, le minimal chaud  » à la Liaigre « , c’était la tendance du moment. Notre nom était sur la bouche de tous les publicistes. La mode s’est emparée de nous mais cela n’a jamais été notre préoccupation. Au contraire, je pense qu’il faut se protéger des modes; car le mobilier n’est pas à mes yeux lié à un achat spontané. On ne peut pas renouveler son intérieur comme on refait sa garde-robe, et pas seulement pour une question de budget. Je reste convaincu que la maison a besoin de racines, et que ces racines passent par le mobilier. Pour moi, il n’y a rien de pire que les intérieurs que l’on voit dans les magazines branchés avec leurs réminiscences des années 1970, où on se retrouve comme dans des cartes postales ! La mode c’est la représentation; or nos clients sont perpétuellement en représentation. Ils passent leur vie dans les aéroports, les restaurants, et quand ils rentrent chez eux, ils ont besoin de calme. Leur maison doit être un rempart, une protection. Pour oublier l’extérieur pour se retrouver.

Un intérieur qui n’exclut jamais la rigueur.

Oui, je pense qu’on est bien plus en paix dans un monastère qu’à Versailles. Trop d’objets sur l’autel, cela encombre l’espace et l’esprit. Moi, je suis incapable de faire un travail sur le style Louis XV comme Jacques Garcia. (NDLR: le travail de Jacques Garcia, lui, a été présenté dans Weekend Le Vif/L’Express du 17 novembre dernier).

Mais, pour les lieux publics, les règles sont différentes. Comment vous adaptez-vous ?

C’est vrai que les impératifs de l’architecture commerciale vous poussent à intégrer davantage les courants. D’ailleurs, si l’hôtel Montalembert que j’ai conçu il y a une dizaine d’années à Paris tient encore la route, je ne peux pas en dire autant du bar arrondi que j’ai réalisé un peu malgré moi mais que le client souhaitait car c’était l’époque des courbes tendues ! Il ne faut pas rester figér sur des principes. L’hôtel Mercer à New York que nous avons conçu en 1999 avec André Balazs, intègre, lui, cette notion d’évolution. Nous souhaitons que cet hôtel traverse les années tout en évitant la monotonie. Plutôt que d’envisager des rénovations intégrales , nous voudrions changer le décor progressivement, par petite touches successives. L’année dernière nous avons déjà modifié certains tissus dans le lobby et nous allons bientôt remplacer certains meubles dans les chambres.

Que pensez-vous de la vogue des  » concept stores  » et des lieux de consommation qui vantent l’art de vivre?

J’y suis très sensible. C’est comme l’idée de faire du Mercer un lieu très convivial, avec une énorme bibliothèque dans le hall de l’hôtel, et une réception qui ressemble à un living-room. Sauf que le salon, vu le succès de l’hôtel, devient un peu trop encombré (rires) ! A New York, j’ai un projet de créer une épicerie-cantine de 1 000 m2 où l’on pourra à la fois faire ses courses et manger. Mais la mode de mixer les éléments, de créer des boutiques qui ne soient pas uniquement des lieux de vente, où des restaurants qui sont aussi des lieux de détente, n’est pas une chose nouvelle. Il y a sept ans, j’ai emmené le restaurateur Michel Troisgros dans une épicerie de campagne du Périgord où la mamie préparait l’omelette entre les cageots et le comptoir. Voilà une illustration de mixing avant l’heure ! Nous avons d’ailleurs repris avec Troisgros l’idée pour son restaurant Le Central, à Roanne : les clients mangent à côté des rayonnages et des produits maison. Le principe n’était pas très neuf. Tout ce qui est bon a déjà existé. Ce qui est intéressant, c’est de créer à partir de repères connus.

Vous avez la réputation d’être un homme discret, peu coutumier des dîners mondains.

Cela me correspond intimement car je n’ai pas envie d’étaler mes états d’âme, ni de lasser le public. Que Philippe Starck soit une personnalité très exposée, je le comprends. Non seulement, le côté show-off lui correspond mais, en plus, il travaille essentiellement sur l’aménagement d’hôtels et de restaurants. Nous, au contraire, nous travaillons davantage pour des clients privés qui sont soucieux d’une grande discrétion. Carole Bouquet ou Calvin Klein refusent d’ouvrir les portes de leur intérieur aux magazines. Par ailleurs, je pense que nous devons nous protéger de nos créations car nous sommes souvent copiés. Il faut se préserver et préserver le caractère exclusif de nos créations.

Certains créateurs se fichent des plagiats. Vous, vous n’hésitez pas à intenter une action en justice. Vous avez poursuivi la marque Habitat qui avait édité un mobilier très similaire au vôtre.

C’est trop facile d’attendre que quelqu’un atteigne une certaine reconnaissance pour diluer son travail: il n’y a aucun challenge, aucun risque artistique. Où est l’intérêt ? Je n’ai aucune considération pour ces gens-là. En revanche, j’admire des créateurs authentiques comme Marc Newson ou les frères Bouroullec.

Vous êtes sorti des Arts décoratifs en 1968. On a du mal à vous imaginer sur les barricades de mai.

Détrompez-vous (rires)! Je garde un très bon souvenir de Mai 68; même si la fête passait avant la révolution ! Je continue à penser que ce fut un vrai virage qui n’a malheureusement pas été pris par tous. Les politiques sont aussi ringards qu’avant, il n’y a qu’à regarder leur cravate. Quand ils ont un costume, on dirait qu’il y a dix mètres de tissus en trop !

La décoration était-ce pour vous une vocation ?

Non. A 20 ans, je voulais être peintre. J’ai fait l’école des Beaux-Arts mais je n’ai pas tenu le coup. Se retrouver chaque matin dans son atelier seul ne me convenait pas du tout. Je n’avais pas le courage d’attendre l’âge de la maturité car je pense qu’un bon peintre se révèle à lui vers 45 ou 50 ans, rarement avant. Quant à l’architecture d’intérieur aux Arts décoratifs, il faut se rappeler qu’à l’époque où j’étais étudiant, l’enseignement consistait davantage à apprendre la technique de la laque où de la patine sur les accoudoirs de fauteuil de style Empire que d’acquérir le sens de l’épure! Mes goûts allaient naturellement vers des décorateurs plus contemporains comme l’Américain James Baldwyn, un des rares décorateurs qui créait avec élégance et simplicité des meubles, des aménagements mais aussi des tissus imprimés. J’ai été également marqué par l’approche très puriste d’André Arbus et bien entendu par l’Anglais David Hicks qui dessina, entre autres, des intérieurs pour le paquebot « Queen Elizabeth II ». Son travail extrêmement propre et honnête, très complet puisqu’il signa même des accessoires de mode, m’a beaucoup influencé. La diversité de son approche est encore et toujours un modèle pour moi. D’ailleurs, je m’apprête à sortir prochainement une collection de tissus. Pour la première fois…

Aux yeux du public, l’image du décorateur est plutôt désuète.

Oui, on s’imagine toujours un vieux monsieur un peu précieux ! Mais je crois que la situation va changer. Je suis persuadé qu’il va y avoir bientôt une relève, avec un succès comparable à ce qui se passe aux Etats-Unis même si je pense que les talents sont davantage en Europe .

Et le design, y avez-vous songé ?

Je n’ai jamais eu envie de suivre cette voie. Je ne me considère pas comme un designer mais comme un décorateur, dans la lignée d’un Jean-Michel Frank. Je suis davantage intéressé par une proposition globale avec un souci d’intégration que par la conception d’un produit qui n’existe que pour lui même.

La clientèle a-t-elle changé depuis vos débuts dans la profession?

En résumé, je dirais que le haut de la pyramide qui était très étroite est devenu un carré. Le nombre de clients potentiels s’est démultiplié et les goûts se sont affinés. En ce moment, je travaille sur un projet avec Steve Job, cofondateur de Apple, à San Francisco, un bonhomme extrêmement cultivé, avec une vraie sensibilité artistique. Dans les années 1970, fortune récente voulait dire mauvais goût. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas: on rencontre des gens informés, éclairés, avec de solides références. J’ai un projet d’habitation avec un jeune client des Emirats arabes et je vous assure que nous sommes très loin du cliché des robinets en or massif. Il questionne de près l’esthétique de la culture bédouine, s’interroge sur le passé… Une démarche impensable pour la génération de ses parents.

Le bois et le cuir sont vos matériaux de prédilection, pour quelles raisons ?

C’est l’influence de mes racines terriennes. Le fait d’avoir vécu au milieu des tables de ferme, des vieux meubles cirés et des cuirs d’attelage. J’ai beaucoup d’admiration pour les artisans qui ont disparu ou presque. Ces  » survivants  » qui font aujourd’hui la renommée de maison comme Hermès. Un menuisier connaissait tout des assemblages alors qu’aujourd’hui le travail se limite à la découpe et au placage. Dans ma région, quand j’étais enfant, on n’achetait pas un meuble chez un marchand mais on commandait sa chambre à coucher au menuisier du village, lequel perpétuait les styles régionaux qui se perdent peu à peu. A part dans des auberges de province comme disait déjà Mallet-Stevens dans les années 1930 (rires) !

A Saumur, il y a encore des bottiers et des selliers extraordinaires dotés d’une compétence inégalable. Nous travaillons d’ailleurs avec l’un d’entre eux; et dès qu’il y a une équation technique sur laquelle nous butons, c’est lui qui trouve la solution. Nous collaborons aussi avec un fabricant de crosse de fusil, le genre d’artisan que les notables des village allaient trouver pour concevoir leur arme de chasse sur mesure.

Comment conciliez-vous savoir-faire artisanal et réalité de production ?

Ce n’est pas facile et c’est pour cela que nous avons des délais de livraison très longs qui nous handicapent. Travailler avec le bois à une certaine échelle pose également d’inévitables questions écologiques. Le wengé, un bois devenu aussi précieux que cher, est un bon exemple. Dans les années 1950, il était utilisé pour la fabrication des traverses de chemins de fer! Quand j’ai commencé à l’utiliser, il y a cinq ou six ans, il était encore très accessible, et puis de moins en moins jusqu’à la situation d’aujourd’hui. Notre ambition, désormais, est de s’écarter des bois rares et de se tourner vers des essences françaises, faciles à trouver, produites de manière semi-industrielle. Nous travaillons en revanche beaucoup les teintes.

En parlant de coloris, on voit apparaître de nouvelles nuances dans vos collections, plus audacieuses qu’auparavant.

C’est vrai, mais je suis très prudent, car une teinte trop forte engendre une lassitude terrible. Il faut prendre le temps de trouver la couleur juste. Dernièrement, on a coupé un crabe en deux pour montrer au tanneur la couleur exacte que nous voulions… Et ce n’est pas terminé, on s’apprête à encore manger beaucoup de crabes…

Propos recueillis par Antoine Moreno

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