Le fooding déferle sur les tables branchées. Saga d’un concept qui transforme les restaurants en théâtres, fait de la gastronomie un laboratoire et hisse Paris au rang de capitale gastronomique du IIIe millénaire.

Loïc s’emballe. Ce jeune entrepreneur de 28 ans ne cache pas son enthousiasme pour la Ville lumière. Bavard, il délaisse ses sushis au foie gras et son verre de bordeaux pour expliquer son parcours. Après Londres et New York, où il a vécu respectivement trois et cinq ans, c’est à Paris qu’il est revenu fonder sa start-up. Retour à la case départ donc, pour ce Français séduit par l’évolution positive de la capitale française.  » Ce qui est en train de se passer ici en matière de divertissement est fabuleux, explique-t-il. Fabuleux et unique, car aucune ville n’a compris à ce point que les gens voulaient sortir autrement. « 

Exit les brasseries à la papa ou les auberges coincées. Aujourd’hui, on va au restaurant pour s’amuser autant que pour faire un bon repas. Loïc énumère les nouveaux sanctuaires de ce qu’en bon start-uppeur il appelle l' » eatertainment  » (contraction de  » eat  » manger et  » entertainment  » divertissement): Favela Chic, Le Korova, Bon, La Maison blanche ou encore la Mezzanine de l’Alcazar.  » Tout le monde est en train de comprendre que manger est un tout auquel la tête participe, enchaîne Sophie, la copine de Loïc. Un endroit qui exhibe une moquette double épaisseur et d’hideuses tentures à fleurs coupe l’appétit. Idem pour les plats ruisselants de sauce et la choucroute de la patronne présentée sur des sets promotionnels en papier. C’est en réaction à tout cela qu’est né le fooding. « 

De la pratique… à la théorie

C’est Alexandre Cammas, journaliste au mensuel parisien – et ultra-branché –  » Nova « , qui est considéré comme l’inventeur du fooding. 1m 81 pour 69 kilos, son profil ne correspond pas à l’image bedonnante que l’on se fait du critique gastronomique traditionnel. A 29 ans, ce  » nouveau pape des tendances  » a mis le doigt sur un phénomène qui a mis le feu à Paris et a permis aux restaurants de renouer avec les soirs d’abondance.

Rendez-vous aux Cailloux, l’une des adresses fétiches d’Alexandre Cammas.  » Fooding: le mot est né en février 1999, raconte-t-il. Je préparais un dossier sur les restaurants qui venaient d’ouvrir. J’avais accepté le travail sans savoir que mon article déboucherait sur autre chose qu’une compilation de lieux. Or je me suis rendu compte que quelque chose se passait. J’ai identifié une nouvelle façon de manger à l’extérieur. « 

Que découvre donc Alexandre Cammas?  » Sous l’impulsion de certains lieux, les restaurants devenaient en eux-mêmes des endroits où faire la fête. Les gens y traînaient de plus en plus tard. Une sorte de micro-phénomène de société. La food va-t-elle remplacer le nightclubbing, m’interrogeais-je? Comme c’était boiteux phonétiquement parlant, j’ai fini par écrire : le fooding va-t-il remplacer le nightclubbing ? »

A l’époque, la rime était riche, mais le contenu encore assez creux. Pourtant, cette simple phrase, jetée au détour d’un article, va placer le critique sous les feux de l’actualité.  » Après que le mot ait circulé sur Canal +, dans  » Jalouse « ,  » Le Figaro « , ça a été le tour de la presse internationale. Après, les journalistes sont revenus vers moi pour savoir de quoi il s’agissait au juste. C’est à ce moment-là qu’il m’a fallu mettre un contenu précis sur ce que j’avais pressenti sans véritablement le théoriser. « 

Petit à petit, Alexandre Cammas va définir ce qu’est le fooding.  » Ce mot est un néologisme qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne signifie rien en anglais. Il est une sorte de pseudo-contraction entre  » food  » (nourriture) et  » feeling  » (sentiment, sensation). Le fooding est un nouvel art de passer à table, une nouvelle façon de cuisiner, chez soi ou au restaurant, dans certaines dispositions d’esprit : appétit de nouveauté et de qualité, refus de l’ennui, envie de s’amuser et de manger avec son temps, rupture avec une vision conservatrice de la gastronomie. Le fooding procède d’un mélange entre la gastronomie et l’air du temps. Le tout sur fond de critères à géométries variables. Des courants comme la world food, l’easy eating, le slow food, la musique de table ou la fusion food participent du fooding sans pour autant le résumer. « 

Le fooding pour Alexandre Cammas: une nouvelle façon de se nourrir en mettant ses cinq sens à contribution.  » Manger se veut désormais une expérience totale dans laquelle le « foodeur » accorde autant d’importance au contenu de son assiette qu’à l’ambiance qui accompagne son repas.  » Le fooding est ainsi symptomatique d’une société fatiguée de manger entre peur et uniformité industrielle. Il traduit une aspiration profonde à retrouver du plaisir à se nourrir. En ce sens, la démarche d’Alexandre Cammas n’est pas très éloignée de celle de Gault et Millau dans les années 1970. Il y a trente ans, le tandem inventait la  » nouvelle cuisine  » pour répondre à une demande alimentaire différente.

Dans la foulée, Alexandre Cammas n’hésite pas à tordre le cou à une certaine gastronomie qui, selon lui, a vécu.  » Pour moi, une institution comme le Guide Michelin n’a plus de pertinence. Même si je respecte leur travail qui est colossal, leur approche n’est pas celle d’une gastronomie actuelle. Un trois-étoiles Michelin, ça flatte l’ego du village dans lequel il se trouve, mais ça ne répond pas à l’appétit de nouveauté que peuvent avoir les gens. Par ailleurs, il existe des restos extraordinaires, dans lesquels on peut vivre des expériences sublimes, qui n’auront jamais la moindre chance de figurer au Michelin, simplement pour cause de critères figés et éculés. Dans la pratique, on foodingue plus qu’on micheline. « 

Comme pour mieux donner raison à Alexandre Cammas, certains grands chefs français, reconnus et étoilés, se sont mis à poser des gestes gastronomiques dans le sens d’une ouverture à d’autres horizons culinaires. Plusieurs d’entre eux ont fait des pas sur les côtés du droit chemin de la sacro-sainte gastronomie française. N’est-ce pas Alain Ducasse, chef mondialement connu, qui se fend d’une glace au Malabar? Mais il y a plus fort encore. Du jour au lendemain, Alain Passard, le chef de l’Arpège, à Paris, a décidé de consacrer sa carte exclusivement aux légumes ( NDLR: lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 13 avril dernier).

Chansons à la carte

Profitant de la vague fooding, certains restaurants se sont spécialisés dans la création d’atmosphère envoûtante liant musique et nourriture. Pionnier du genre, le Buddha Bar a envoûté plus d’un convive avec un mélange  » techno-world-ambient  » aux contours planants. Le succès est tel que le célèbre resto parisien a commercialisé deux compilations qui lui permettent d’exporter son image à travers le monde. A Londres, où tout ce qui est  » french touch  » a la cote, on se les arrache comme des petits pains. En Grèce, en Turquie et en Israël, ces disques font fureur par leur mélange de sonorités orientales et de beats occidentaux. L’auteur de ces oeuvres? Claude Challe, 52 ans, initiateur des Bains-Douches et d’autres lieux nocturnes.  » Il ne suffit pas d’envoyer de la cithare à toutes les sauces, précise-t-il. Le fooding nécessite une véritable cohérence. Musique, décor et plats doivent s’enchevêtrer à la perfection. « 

Depuis leur sortie, les compilations Buddha Bar ont fait des émules. Les très habiles frères Costes, grands magnats de l’hôtellerie et de la restauration parisienne, se sont également lancés dans l’aventure. Grâce à Stéphane Pompougnac, leur DJ maison, la signature Costes s’exporte à travers le monde. Celui qui passe de l’anniversaire de Mick Jagger à celui de Cameron Diaz insiste sur la spécificité de son travail :  » Chaque soir, c’est un nouvel équilibre à trouver. Il faut être très attentif à ce qui se passe dans la salle. Il faut mettre les gens en forme et leur donner envie de danser plus tard.  » Autre succursale des Costes à avoir joué cette carte sonore à fond: le Georges. Le resto du Centre Pompidou impressionne et ne désemplit pas.

Certaines maisons de production sonore se sont, elles aussi, engouffrées dans la brèche comme le label parisien  » Pschent « . « On a énormément de restos, de bars qui nous contactent parce qu’ils veulent faire connaître leur ambiance, souligne Jason, un jeune Anglais qui fait partie de l’équipe. Ils ont compris qu’un restaurant ne se limite pas à la nourriture dans l’assiette. Il est capital de se créer une image globale. Aujourd’hui, un logo et un nom ne suffisent plus. « 

Retour en grâce

Toute cette effervescence autour de la table a pour conséquence de créer une dynamique inédite. Après New York dans les années 1980 et Londres dans les années 1990, Paris retrouve son titre de capitale mondiale de la gastronomie. La ville se trouve un nouvel appétit, les restaurants traquent les tendances et se creusent les méninges.  » L’engouement pour la table est sans précédent, s’enthousiasme Michel Belmond, directeur de l’Alcazar, l’un des hauts lieux de cette nouvelle scène. C’est en partie liée à la reprise économique, mais j’ai vraiment l’impression que cette euphorie va lui survivre. « 

Le baromètre de la consommation est au beau fixe et ils sont plusieurs à vouloir participer à cette spirale positive. En effet, Paris attire à nouveau les grands noms étrangers. La crème de la crème en matière de gastronomie new-yorkaise, Jean-Georges Vongerichten s’est installé à Paris au Nobu. Sans parler d’Alice Waters, la papesse de la new American cuisine, qui projette d’ouvrir une succursale de son mythique Chez Panisse dans le musée des Arts décoratifs ( lire aussi pages 32 à 34).

Mais les célébrités françaises mettent également la main au portefeuille. Le médiatique Jean-Luc Delarue y est allé d’une cantine hyper-design, le Korova. L’esprit y est fooding en diable et l’assiette propose du poulet au Coca-Cola qui lorgne franchement du côté du easy-eating. L’acteur Vincent Cassel et le réalisateur Matthieu Kassovitz ont, quant à eux, investi dans le Twins, un resto branché de la rue Oberkampf.

Toute cette agitation ne manque pas de créer des remous. Tant et si bien que le fooding connaît aussi ses dérives et ses détracteurs. Emmanuel Rubin, critique culinaire de BFM radio et du « Figaroscope », ne cache pas que certains restaurateurs surfent sur la vague  » avec peu d’âme et beaucoup d’opportunisme « .  » Cela donne des endroits lamentables, déplore-t-il. Pour un Korova, il y a dix restos qui sont de pâles copies. Il ne suffit pas qu’un DJ enchaîne les disques pour faire du fooding. Il faut une cohérence significative entre les différents éléments en jeu. « 

Denis, un restaurateur parisien, lui, n’hésite pas à parler de concept fumeux.  » C’est du vent, lâche-t-il. On ne va pas au restaurant pour manger les tentures. Un restaurateur se doit avant tout de proposer de la nourriture de qualité, le reste c’est accessoire. On emballe souvent une piètre nourriture sous couvert de faire du fooding.  » D’autres reprochent au fooding, son parisianisme, ses additions salées et d’être  » un truc de snobs « . D’autres encore évoquent le peu de perspective… Pourtant, Alexandre Cammas refuse de faire du fooding une nouvelle mode. Pour cela, il a créé, avec d’autres,  » la semaine du fooding « , un événement annuel qui sacre l’audace et l’à-propos de toute une série de restaurants. « Entre les Cailloux et Georges, il y a un monde de différence, signale-t-il. Preuve qu’il ne s’agit pas seulement de restos tendance, il y a aussi des petites perles simples et pas chères où l’on mange sans manière pour moins de 200 FF (environ 1 200 FB). »

Pour donner encore plus de force au concept, Alexandre Cammas rêve d’internationaliser le concept. C’est en partie déjà fait, puisqu’avec son équipe, il travaille main dans la main avec l’Angleterre. Mais pour les  » Fooding 2001 « , il voudrait s’adjoindre le concours d’une troisième ville. Bruxelles ?

 » Sûrement, embraye-t-il parce que l’idée d’un ancrage francophone nous plaît. Et puis, je connais bien cette ville: on y mange divinement. Beaucoup de restaurants bruxellois font du fooding sans le savoir. Ce serait une belle opportunité de mettre ces adresses en perspective. A ses débuts, le concept du Pain Quotidien était terriblement fooding. Idem pour ce groupement de Belges, Nouvelle Hôtellerie, qui a lancé deux hôtels, les Tourelles en France et Plein Ciel, en Suisse. Sans oublier, toutes ces adresses à la déco surprenante. « 

Michel Verlinden Photos: Antoine Moreno

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