Ingo Maurer fait scintiller le monde entier depuis près de quarante ans.

Ce mardi 14 février, il illuminera les boules de l’Atomium entièrement rénové de ses suspensions insolites. Rencontre avec un homme allumé

par la passion de créer.

Lors de sa construction, en 1958, l’Atomium symbolisait le progrès, condensé en aluminium plaqué, des espoirs naïfs que l’humanité plaçait dans la science. Faut-il y voir un signe ? Le métal a fini par se corroder, obligeant la structure à s’offrir un lifting de choc. Après deux ans de travaux, le vaisseau rétro rouvrira enfin ses boules au public de plus en plus fasciné par ces années où tout semblait encore possible. A l’époque de la Belgique Joyeuse, Ingo Maurer traversait l’Atlantique pour tenter sa chance à New York. Le jeune typographe d’alors recyclé dans le graphisme ne deviendra qu’à 34 ans passeur de lumière. Impossible de lister ici tout ce qu’on lui doit. Il fut l’un des premiers à croire en l’halogène tout en vouant une admiration sans borne à l’ampoule originelle inventée par Thomas Edison.  » La symbiose parfaite entre l’industrie et la poésie « , dira-t-il en parlant de ce bulbe qui révolutionna nos vies. C’est à lui aussi que revient l’idée de suspendre sur des fils des lampes à orientations variables, d’utiliser des bouteilles de Campari pour tamiser la lumière ou d’emballer des suspensions de billets doux agrafés, bougeant au gré des courants d’air. Présent dans les collections permanentes des plus grands musées du monde, du Moma à New York au centre Pompidou à Paris, à 73 ans, il ne cesse jamais de créer, refusant de se copier lui-même pour mieux rester à l’affût de toute nouveauté lumineuse. Considéré comme le plus inventif des designers passionnés par l’éclairage, il signe la scénographie lumineuse de l’Atomium qui sera dévoilée ce mardi 14 février (*). Pour respirer l’âme du lieu et mieux la magnifier sans l’effaroucher, il a pris le temps de s’y perdre, à plusieurs reprises. De passage à Bruxelles mi-janvier au chevet de l’ovni encore convalescent, il allait affronter l’un de ces crachins gras et plombés dont notre pays a le secret. Mais il faut bien plus qu’une aurore blafarde pour entamer l’enthousiasme d’Ingo Maurer qui sait tirer profit du moindre filet lumineux, aussi ingrat soit-il. Chaleureux, attentionné – notre german gentleman insiste pour faire lui-même le service – il est intarissable sur cette matière impalpable pourtant essentielle à la vie. Bien à l’abri sous les ors scintillants du bar de l’hôtel Métropole, entre café et croissant chaud, il nous raconte sa première rencontre avec l’étrange atome de fer magnifié 160 milliards de fois. Et nous parle surtout de cet indéfinissable frisson qui accompagne la création. L’instant magique où la lumière, telle qu’il la voulue,  » sera « . Pour la première fois.

Weekend Le Vif / L’Express : Vous étiez tout jeune lors de l’exposition de 1958. Avez-vous des souvenirs de l’Atomium lors de sa construction ?

Ingo Maurer : Non, je ne l’ai pas visité alors, j’étais déjà aux Etats-Unis. Mais j’en avais bien sûr entendu parler, j’étais fasciné, je me disais qu’un jour, j’irais le voir. Lorsqu’il y a deux ans, Diane Hennebert ( NDLR : chargée de la direction de l’ASBL Atomium) m’a contacté pour voir si j’étais prêt à m’occuper de l’éclairage, à faire partie de l’équipe de rénovation du lieu, j’ai été extrêmement touché. Je l’ai découvert dans ce merveilleux état d’innocence qui révélait l’histoire, le changement. C’était comme une sorte de vaisseau spatial comme on les imaginait il y a cinquante ans. Il avait un côté incroyablement et merveilleusement expressionniste. C’était très touchant, en particulier la vision du film que les ouvriers qui l’avaient construit avaient produit. Ce fût un tel travail, on n’avait pas à l’époque toutes les techniques dont on dispose aujourd’hui. On pouvait sentir cette passion de construire un tel monument, cette pièce d’architecte, cette sculpture, peu importe la manière dont vous voulez le qualifier.

Etes-vous, comme beaucoup de créateurs aujourd’hui, inspiré par les années 1960 considérées par certains comme l’âge d’or du design ?

Dans un certain sens, je suis d’accord avec cette affirmation. C’est à cette époque d’ailleurs que j’ai commencé mon travail. Mais voir toutes ces choses mises en avant par les jeunes me procure un étrange sentiment. C’est un peu comme si vous décidiez aujourd’hui de porter des vêtements du xviiie siècle. Cela sonne faux, ce n’est pas ressenti, vécu. Je ne crois pas dans le rétro. J’ai besoin d’essayer de nouvelles choses.

Que vous a inspiré l’Atomium pendant ces deux ans de travail ?

Le monument lui-même est terriblement spatial et j’ai aussi voulu aller dans cette direction. Je n’ai pas voulu donner de forme trop concrète à mes créations car la structure elle-même est déjà tellement forte. Je l’ai visité plusieurs fois, pour bien sentir le travail qu’il y avait eu derrière tout ça, pour méditer. C’est inspirant d’y être assis, de s’y promener, de le ressentir physiquement pour ne pas ensuite le violer. C’est important aussi d’écouter les gens avec qui vous allez travailler, pour percevoir ce qu’ils ont dans la tête. Comme le reste de l’équipe, j’étais d’accord d’essayer de laisser cette architecture aussi vierge que possible, de ne pas être intrusif avec un nouveau de-sign, de me contenir. J’ai travaillé tant sur l’extérieur que l’intérieur, avec des concepts distincts dans les différentes boules. Mais, dans sa globalité, l’esprit sera le même. Ce sera rempli de surprises que je ne veux pas dévoiler. Ce sera à la fois très fort et très discret, tout en laissant beaucoup de place à l’imagination.

Vous avez dit un jour que la lumière n’était pas universelle. Que pensez-vous de celle de la Belgique, dont le ciel peut être si bas qu’un canal, comme dirait Jacques Brel, s’y pendrait ?

Je dois dire que la plupart du temps, lorsque je suis venu en Belgique, j’ai eu du très beau temps, j’avais de la chance ( rire). Je me souviens de l’avoir traversé en stop, j’avais 18 ans, je n’oublierai jamais ces énormes chevaux de trait qui couraient libres dans les prés et qui s’approchaient de moi sans ralentir. Vous savez, je travaille aussi en Grande-Bretagne, à Hambourg, où le climat n’est guère différent. Mais un jour que j’étais à Knokke, face à la mer du Nord, cela a eu un effet très fort sur moi dans le sens où j’ai eu le sentiment d’être dans une cathédrale universelle qui me ramenait à la création du monde.

Vous avez travaillé pour Issey Miyake et Chanel dans le passé. Mais, en même temps, vous dites souvent que vous n’aimez pas la mode. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ces deux projets ?

C’était les gens. Issey bien sûr, et dans le cas de Chanel, c’était un événement très spécial, le lancement d’une collection de bijoux en diamants exceptionnelle. Cela m’a permis, et ce n’est pas rien, de rencontrer Karl Lagerfeld, qui est une personne extraordinaire. C’est en tout cas l’un des créateurs les plus vitaux de ces dernières années. J’aime sa force : il influence la versatilité. Je ne l’ai rencontré que quelques fois. Mais je sais qu’il aime mon travail, il me l’a dit, il possède plusieurs de mes £uvres chez lui.

Je l’ai déjà fait, en particulier pour le one- woman-show d’Ariane Mnouchkine à Paris. Et j’aimerais faire cela plus souvent. Même de grands shows populaires, spectaculaires mais on ne me l’a jamais demandé encore. Vous savez, la lumière est une matière absolument magique. Elle existe à l’état naturel mais vous pouvez la magnifier, la stimuler, créer une ambiance agréable, elle peut soigner même. Mais c’est aussi une arme terrible. Elle peut vous rendre fou si on vous l’impose dans le visage 24 heures sur 24. Regardez comme elle est, hélas, utilisée sur des prisonniers pendant les interrogatoires. Que peut faire votre subconscient dans ces conditions ? L’homme a aussi besoin d’ombre. J’aime beaucoup l’ombre.

Quelle est votre lumière préférée ? Celle du matin ou celle du soir, de l’hiver ou de l’été, du Nord ou du Sud ?

C’est très variable, cela dépend des circonstances. J’aime beaucoup celle du petit matin, lorsque vous vous éveillez puis vous vous rendormez encore un peu. J’ai de merveilleux souvenirs de ce genre, avec mes enfants, notamment. Nous avions passé la nuit dans un champ de maïs. J’aime aussi passer du temps dans le désert. J’ai parcouru celui de Tunisie, d’Egypte, le Sinaï. J’adore y dormir. Et sentir à midi la chaleur et la lumière du soleil.

Après toutes ces années, avez-vous un mantra qui vous définisse ?

Quoi que je fasse, que j’essaie de créer avec la lumière, je refuse la prétention. Je ne suis pas un designer, car le design, pour moi, est terriblement artificiel. Je me réfère au mot allemand  » Gestaltung « , à l’art au sens large. Car je veux qu’on sente les efforts, qu’on continue à voir l’humain qui se trouve derrière la création ou l’objet. Dans le design, vous ne ressentez aucune personnalité. Plus que tout, j’aime aussi casser les règles. Je n’aime pas regarder en arrière. J’aurais pu devenir extrêmement riche si j’avais accepté de me copier moi-même.

Vous dites préférer les projets publics, en dépit de toute la bureaucratie qu’ils impliquent. N’êtes-vous pas plus libre lorsque vous travaillez pour vous-même ?

Je ne nierais pas l’importance du fait qu’avec un projet public vous avez aussi beaucoup plus de visibilité, vous arrivez ainsi à toucher bien plus de gens. Dans les deux cas, cela demande énormément de concentration. Mais, en réalité, avec un projet public, c’est une £uvre unique. Vous pouvez souvent être plus créatif, car vous ne devez pas sans cesse vous demander s’il sera possible de le reproduire en série, même si, alors, vous êtes limité par le budget qui vous est alloué. Mais ces limites techniques ou financières sont plutôt une bonne chose. C’est tellement grisant de les accepter !

Vous parlez souvent de lumière masculine et de lumière féminine. Comment percevez-vous les différences ?

Peut-être que c’est un gros cliché, car souvent dans la vie, les femmes sont bien plus directes que les hommes et savent aussi très bien ce qu’elles veulent. Mais une lumière douce et conciliante évoque pour moi la féminité. Un faisceau droit et décidé m’apparaît plus masculin. J’essaie toujours de mélanger les deux.

Qu’est-ce qui vous inspire le plus : la nature ou les créations humaines.

Un immeuble ou une sculpture m’amènera à quelque chose de plus formel, de plus réfléchi. La nature va me suggérer l’humeur de la lumière. J’aime beaucoup le bruit et le mouvement des feuilles d’arbres dans le vent. Une sensation qui a inspiré l’éclairage de la boutique londonienne d’Issey Miyake. C’est comme un nuage de 3 000 petites feuilles argentées mises en mouvement par un ventilateur. La lumière vient aussi de l’extérieur mais elle change par hasard, un mot que j’aime beaucoup utiliser en français.

Que ressentez-vous, lorsque, sur un projet de l’envergure de l’Atomium, vous  » allumez la lumière  » pour la première fois ?

Jusqu’à cet ultime moment, je suis sous haute tension. J’ai toujours un sentiment d’incertitude. Et jusqu’à un certain point, c’est une bonne chose car vous ne pouvez pas le combattre. Et puis vient cet instant magique. Je regarde les gens autour de moi. La tension disparaît. Pour laisser place aux larmes d’émotions, parfois.

(*) L’Atomium sera accessible au public tous les jours, de 10 à 18 heures, à partir du 18 février.

Tél. : 02 475 47 72.

Isabelle Willot

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