A 49 ans, l’enfant de Tourinnes-la-Grosse est devenu l’un des directeurs de la photographie les plus convoités du moment. Un job trépidant qui l’emmène aux quatre coins du globe aux côtés des grands réalisateurs d’aujourd’hui.

Le cadrage, c’est peu de dire qu’il sait ce que c’est. Alors, lorsqu’il s’agit de remonter le fil de son histoire, pour tenter d’expliquer le pourquoi du comment du choix de ce métier si essentiel à la réussite d’un film et pourtant bien obscur aux yeux de ceux qui le verront dans les salles du même nom, il préfère s’assurer que tous les éléments importants figurent bien dans le décor pour que la suite prenne tout son sens. Une question –  » Vous voyez qui est mon père ?  » – qui sonne plutôt comme une affirmation fuse d’ailleurs en préambule. De Julos B., troubadour au chandail arc-en-ciel, il ne dira pourtant pas grand-chose, si ce n’est peut-être l’essentiel.  » Lorsque l’on veut se lancer dans une carrière artistique, on évite d’aborder le mot quand on a le patron du mot à la maison. Mon frère, lui, est devenu peintre. L’analyse vaut ce qu’elle vaut et elle est sans doute plus facile à faire a posteriori. A l’époque, c’était sans doute inconscient.  »

Christophe Beaucarne deviendra donc un homme d’image, pas de son. Tout commence pourtant l’air de rien, dès l’enfance.  » A 10 ans, je filmais déjà des petites histoires en super-8, se souvient-il. Mon père était passionné de caméras, de gadgets de prises de vue, tous ces trucs-là… J’avais 14 ans quand il a acheté l’une des premières caméras vidéo, une JVC, c’était une révolution.  » Quand il ne tourne pas des satires de James Bond ou de fausses bandes-annonces de films de guerre avec ses cousins le week-end, l’adolescent avale tout ce qui passe au ciné-club. Capra, Lubitsch, Cocteau nourrissent son imaginaire. Et puis plus tard Kubrick –  » le maître du genre  » -, Polanski aussi.  » Daniel Léon, qui était l’ingénieur du son de mon père, était aussi prof à l’Insas, ajoute-t-il. Il m’a très bien cerné, en fait. Il a tout de suite perçu que ce que j’aimais dans le cinéma, c’était la caméra. Filmer, oui, c’est ça. Alors il m’a conseillé d’apprendre d’abord le côté technique du métier. Ce qui ne m’empêcherait pas, si je le voulais un jour, de devenir réalisateur.  »

Christophe a tout juste 18 ans quand il réussit le concours d’entrée de la fameuse école bruxelloise dédiée aux arts du spectacle. Du jamais vu.  » Je connaissais l’histoire du cinéma mais je n’avais jamais potassé de théorie, note-t-il. J’y suis allé à l’instinct. C’est à l’Insas que j’ai vraiment tout appris.  » C’est là aussi qu’il croisera la route de Jaco Van Dormael, avec lequel il s’apprête à partir en repérage en Islande, quelques jours après notre entrevue dans son pied-à-terre parisien que squatte effrontément une lumière malicieusement baladeuse.

La suite est finalement classique : il roule sa bosse dans le milieu, stagiaire, puis assistant avant d’accepter un boulot de pointeur –  » en clair, je faisais la mise au point « , traduit-il – sur le tournage des Anges Gardiens, un bon gros blockbuster français réunissant Gérard Depardieu et Christian Clavier à l’écran.  » C’était assez tendu, les enjeux financiers étaient importants, détaille-t-il. Le metteur en scène (NDLR : Jean-Marie Poiré) et le chef opérateur ont fini par se fritter. Le type est parti en claquant la porte. Et j’ai dû terminer le film. C’était à la fois une belle opportunité et un stress énorme. Je me retrouvais du jour au lendemain, à 29 ans, à éclairer le set en prime et à diriger l’équipe technique.  »

Anne-Marie Miéville fait ensuite appel à lui sur Nous sommes tous encore ici dans lequel tourne aussi Jean-Luc Godard.  » Je suis reparti du coup sur un terrain plus alternatif, où je me suis vraiment épanoui, constate Christophe Beaucarne. Ce qui ne m’empêche pas pour autant de travailler de temps en temps sur de « gros » films. Je reste assez inclassable, finalement.  » Considéré par le prestigieux magazine américain Variety comme l’un des dix chefs opérateurs du moment, Christophe affiche à son compteur plus d’une cinquantaine de longs-métrages tournés aux quatre coins du monde avec les plus grands.

 » Mon job, c’est d’accompagner le réalisateur, détaille-t-il. Je suis un peu le cordon ombilical qui le relie à la terre si tant est qu’il ait tendance à perdre pied. Un film, c’est un peu comme une expérience de chimie, on ne sait pas toujours quand on mélange les ingrédients de départ ce que ça va pouvoir donner et c’est ça aussi qui est fantastique. Certains directeurs photo ne s’occupent que de la lumière mais moi j’aime accompagner le réalisateur dans sa recherche du cadre, car en cadrant, on éclaire aussi !  » Là où certains, comme Jaco Van Dormael ou Christophe Gans, ont une idée déjà très précise de ce qu’ils souhaitent et prédécoupent chaque séquence, photos du décor à la main, installés derrière leur bureau plusieurs semaines avant le tournage, d’autres comme Mathieu Amalric préfèrent se laisser guider par l’inspiration du moment, l’énergie des répétitions. Mais au final, qu’elle soit posée sur un chariot roulant ou sur son épaule, la caméra ne répond qu’à lui.

SON TRUC À LUI

 » Du coup, quand j’essaie d’expliquer mon boulot aux gens qui ne sont pas du métier, on me dit : « Ok, alors, toi tu es caméraman », sourit-il. En fait, oui ! Mais c’est un petit peu plus compliqué que ça. Ce job, c’est peut-être 40 % de technique mais c’est aussi 60 % d’humain. J’aide le metteur en scène dans ses recherches. Les trois-quarts des jeunes réalisateurs, par exemple, vont me montrer des tas d’extraits de films même si ce n’est pas ce genre d’images qu’ils veulent au final, mais pour que l’on se construise un vocabulaire commun. Michel Gondry, en revanche, ne fait presque jamais référence au cinéma. C’est un inventeur, capable de s’inspirer d’un documentaire sur le cosmos qu’il aurait vu en pleine nuit, ou de se servir des nouvelles technologies pour recréer des effets spéciaux à l’ancienne.  »

Bien décidé à rester un homme de l’ombre –  » il faut savoir pourquoi on est fait, mon truc à moi c’est de me battre pour les films, de faire des images justes « , plaide-t-il – au service d’une histoire rêvée par un(e) autre, il cite le travail de ceux qui l’ont précédé et qu’il admire encore. Philippe Rousselot (NDLR : La reine Margot, Les liaisons dangereuses, Charlie et la chocolaterie…), sa référence absolue dès qu’il s’agit d’éclairer un  » film d’époque « , Bruno Nuytten (Tchao Pantin) pour la manière bien à lui qu’il a eue de rendre le néon glamour. Et bien sûr Henri Alekan, complice de Jean Cocteau dans La belle et la bête.  » Dans la version de Christophe Gans, nous avons tout fait pour nous en éloigner car il aurait de toute façon été impossible de rivaliser avec ce film-là, insiste Christophe Beaucarne. Je lui ai rendu un hommage à ma manière en utilisant de vieilles lampes à arc au charbon que l’un de mes assistants avait réussi à me dénicher en Allemagne de l’Est ! Parce que c’était avec des lampes comme cela qu’éclairait Halekan. De cette façon, j’ai reconstitué la lumière du soleil en studio pour qu’elle paraisse moins artificielle. C’était un truc un peu dingue car il a même fallu construire des cheminées pour évacuer la combustion. Personne ne le sait, ça ne se « voit » pas, mais c’est mon petit clin d’oeil à moi.  »

GRAMMAIRE LUMINEUSE

Etrange challenge, finalement, qui consiste à masquer en permanence les efforts titanesques déployés pour rendre naturelle une lumière qui ne l’est jamais…  » Pour cela, il faut oser créer l’accident « , plaide celui qui est connu pour éclairer la peau nue comme personne. Un truc qui ne s’apprend pas. Que tous les appareils à mesurer les  » diaph « , comme on dit, vous interdiraient même d’essayer. Mais qu’on fait quand même.  » Si on écoute trop la technique, on se contente de faire des trucs gentils et il ne faut pas « , insiste Christophe Beaucarne. Lui n’aime rien tant que de se battre dehors contre les nuages et en studio contre ces  » fonds verts  » qui renvoient leur verditude contre tout ce qui les entoure avant d’accueillir une  » pelure  » – ce décor filmé ou de synthèse que l’on voit au final à l’écran – qui apportera aussi sa propre lumière.  » Chaque film a sa grammaire lumineuse, conclut-il. Il faut la choisir et puis s’y tenir.  » Un langage que le spectateur ne doit pas connaître – s’il la  » sent  » trop, le film est fichu… – mais dont il ressentira les bienfaits même sans le comprendre. Jusqu’à l’enchantement.

PAR ISABELLE WILLOT

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