L’Espagne gourmande s’enorgueillit aussi du safran de la Mancha. Cap sur la jolie cité de Consuegra, au sud-est de Tolède, pour découvrir les secrets de la précieuse épice… très recherchée pour son parfum et sa couleur

Carnet d’adresses en page 96.

Le spectacle est fabuleux… Posé sur un long promontoire rocheux, le centre historique de Consuegra est constellé d’un chapelet de onze moulins à vent. A tout moment, le charme opère et l’on croit voir se profiler au loin les silhouettes de Don Quichotte et Sancho Pança. Dans la vallée, Juan Alcazar et Dionicio Fernandez, eux, n’ont pas le temps de s’abandonner à la rêverie : ils s’affairent à inspecter leurs parcelles de Crocus Sativus, la fleur qui produit le safran. L’odeur épicée se mélange à celle de la terre brun rouge.

A la floraison, il faut encore attendre jusque vers les 11 heures, lorsque la rosée se dissipe, pour durant trois à quatre heures, au plus fort du soleil, pouvoir procéder à la cueillette. Après la sieste traditionnelle et jusque tard dans la soirée, des dizaines de mains vont alors monder les fleurs, c’est-à-dire prélever délicatement les pistils. On estime qu’un très bon  » mondeur  » peut extraire 70 g de pistils par jour et traiter ainsi de 12 000 à 15 000 fleurs ! Il restera à toaster ces pistils qui vont ainsi perdre 80 % de leur poids. La livre de safran obtenue û 460 g û sera vendue au négociant 600 euros. Elle aura coûté 2 jours de labeur à une famille de 8 personnes.

Ce travail extrêmement harassant explique sans doute pourquoi la culture du crocus est aujourd’hui en voie d’extinction.  » En 1971, on récoltait 60 700 kg de safran en Espagne, note Ana Calejas Charavia, directrice de la certification du conseil régulateur de la dénomination d’origine ô Azafran de la Manchaé « . Vingt-cinq ans plus tard, on en récoltait moins de 8 000 kg, dont 6 000 en Castille et dans la Mancha. A Consuegra, il ne reste plus que 5 petits producteurs.  » En cause, notamment, la concurrence étrangère de pays comme l’Iran. Mais aussi des erreurs stratégiques de protection d’appellation.  » Avant de devenir une appellation contôlée, le mot Mancha a signifié une qualité, un type de safran, alors les négociants û y compris les Espagnols û ont préféré acheter ailleurs moins cher et moins bon.  » Et le public, peu au fait de ces arguties, s’est laissé prendre au piège.

Le safran, c’est aussi une longue et palpitante histoire… Crocus Sativus est une plante originaire d’Asie Mineure. L’étymologie de safran vient du perse  » safra  » qui signifie jaune. On considère souvent que le safran est l’épice la plus ancienne jamais utilisée. Les Egyptiens entouraient les verres de vin de guirlandes de fleurs de Crocus Sativus. Le célèbre Cantique des cantiques, lui, fait état des vertus du safran pour célébrer l’amour lors d’une noce. En Grèce, Hippocrate introduit le safran dans ses formules médicales, tandis que les Romains en prennent des bains aromatisés. Néron, quant à lui, exigeait qu’on jonche les rues de safran, avant son passage…

Le safran de la région de Consuegra, lui, est d’une qualité sans pareille. Les pistils sont bien déployés, séchés à point, d’une couleur rouge vif, légèrement orangée, alors que les pistils trop séchés, donc dégradés, sont rouge sombre et recroquevillés. Ernesto Fernandez Leal, qui officie aux fourneaux du restaurant Las Provincias, utilise toute l’année ce produit aux qualités aromatiques exceptionnelles. Et ceci surtout en automne, la saison du safran nouveau.  » Le safran ne peut pas être utilisé à sec, souligne le chef espagnol qui a confié à Weekend deux de ses meilleures recettes. Il doit être infusé, par exemple en le chauffant avec un peu d’eau. Il a du corsé, et il faut être prudent quand on l’utilise. Le safran entre dans la préparation de plusieurs soupes locales, dont une soupe de poissons et de moules. Le riz de la paella est lui aussi assaisonné de safran. Côté légumes, les artichauts cuits à l’étouffée se marient bien avec lui. Il en va de même pour les viandes, préparées en sauce. C’est une épice de grande personnalité, qui ne se perd pas dans le plat. Pour ma part, je l’apprécie aussi avec les desserts. Le safran se marie bien, en effet, aux fruits, au chocolat, aux crèmes, aux glaces.  »

Dernier petit conseil : préférez toujours le safran en pistils, qu’on trouve même en grande surface. Ne vous laissez surtout pas tenter par les tas de poudre de  » safran  » qu’on vous propose sur les marchés au Moyen-Orient : il s’agit souvent de poudre de souci, comme le suggère la couleur orangée. Enfin, un safran est toujours plus puissant durant la première année de sa récolte. Les bonnes origines conservent toutefois leur saveur bien au-delà.

Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel

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