Première exposition d’envergure au Wiels avec l’artiste pointilliste Yayoi Kusama. Depuis quarante ans, cette Japonaise accommode les petits pois à toutes les sauces. Des petits pois très fashion, surtout depuis que Marc Jacobs lui a  » piqué  » sa recette. Plus que jamais, l’art et la mode mangent à la même table. Weekend n’en a pas perdu une miette…

Du 15 septembre au 18 novembre prochains, le Wiels, le nouveau centre d’art contemporain de Bruxelles, met les petits pois dans les grands. Durant ces deux mois, le premier étage de l’édifice Art déco sera habité par une installation monumentale de la Japonaise Yayoi Kusama (1). Véritable acteur du  » tableau « , le visiteur devra se frayer un chemin dans une forêt de ballons gonflables recouverts de pois, la marque de fabrique de cette artiste octogénaire vénérée dans son pays. Au-delà du choc visuel et sensoriel de cette £uvre hypnotique, c’est la démarche monomaniaque de l’artiste qui retient l’attention.

Obsédée par les formes rondes depuis les années 1960, Yayoi Kusama tapisse son environnement de macarons avec une régularité à faire pâlir un coucou suisse. Sur la toile d’abord, puis sur les vêtements, les objets et bientôt sur les corps, son pinceau a propagé avec malice une épidémie de boutons sur l’épiderme du présent. Une démarche hors norme qui fera de cette avant-gardiste en proie aux hallucinations l’une des pionnières du pop art et de l’art environnemental.  » Un jour, à New York, alors que je peignais des réseaux de lignes et des pois sur toute la surface de la toile, raconte-t-elle à un magazine japonais, mon pinceau a quitté, en dehors de ma volonté, les limites de la toile et a commencé à recouvrir des pois la table, puis le sol pour aller partout dans la pièce.  » Quarante ans après cet épisode fondateur, la verve créatrice de ce  » pois  » lourd de l’art – elle a notamment exposé au Moma à New York – reste intacte. Au départ d’une forme aussi basique qu’un cercle monochrome, elle arrive à créer des paysages d’une richesse étonnante, échos d’un monde entraperçu au détour d’un rêve ou d’une bouffée délirante.

Arty pris

Si ce voyage unique, entre féerie et cauchemar, titillera la curiosité des amateurs d’art actuel, il devrait également mettre en émoi les fashion addicts. Pas seulement parce que les pois ont la cote ces temps-ci mais aussi parce que l’£uvre de cette iconoclaste illustre les relations privilégiées qu’entretiennent les mondes de l’art et de la mode. C’est en effet en découvrant le travail de Kusama lors d’un voyage au Japon que Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton, a eu l’idée de créer un sac constellé de pastilles. Une confession qui nous plonge au c£ur de la mode, au plus près de son ADN. Suffisamment en tout cas pour distinguer à l’£il nu le gène dominant de l’art sur la carte génétique de l’élégance. A l’origine de cette profusion d’échanges, d’hommages, de citations.

Prenez les défilés haute couture 07-08 de juillet dernier ( voir Weekend Le Vif/ L’Express du 27 juillet dernier). Avec sa farandole de robes-tableaux, Dior s’est par exemple promené dans les allées de l’histoire de l’art, pastichant tantôt Goya, tantôt Monet, tantôt Picasso. Dans une veine plus rock’n’roll, on pourrait également citer les accointances musicales d’Agnès b., toujours prompte à mettre en avant ses amis chanteurs. L’hiver dernier, pour les 30 ans de sa griffe, elle n’a pas rameuté le ban et l’arrière-ban de la jet-set parisienne, elle s’est offert à la place un concert 5-étoiles (avec notamment Patti Smith, Jean-Louis Aubert ou Sonic Youth) à l’Olympia… Plus près de nous, comment ne pas penser également à Jean-Paul Knott, qui a pris la bonne habitude d’ouvrir sa boutique bruxelloise aux créateurs. Quand il ne les met pas carrément à contribution pour réaliser des pièces uniques, mi-vêtements mi-£uvres d’art, comme il l’a fait avec Cathy Coez, Jacques Weemaels ou Jean-Marc de Pelsemaeker ? Pour présenter la nouvelle collection de sa ligne Knott Galerie Vie – distribuée uniquement au Japon -, il récidive. Plutôt que de montrer un défilé, il a choisi d’emmener dans ses valises 22 artistes qui comptent pour lui, comme la chanteuse Marie Warnant ou le plasticien Jacques Weemaels. Objectif : présenter leur travail dans différents lieux à Tokyo.  » Je voulais montrer le monde qui m’inspire « , explique-t-il. Belle profession de foi.

De solides fondations…

On pourrait faire valoir qu’il s’agit là de cas isolés, d’affections particulières propres à certains designers. Sauf que les marques jouent exactement la même partition. Quand le mécénat culturel n’était pas déjà une tradition ancrée de longue date, il est devenu une priorité absolue dans l’agenda des grands noms du luxe. On a ainsi vu les griffes remuer ciel et terre ces dernières années pour se confectionner un costume crédible de protecteur des arts, le plus souvent contemporains d’ailleurs. Ce faisant, elles ont repris le flambeau des Mécène et autres Médicis qui ont porté en leur temps les artistes à bout de bras et surtout de portefeuille. On ne compte plus du coup aujourd’hui les fondations et autres collections privées abritant des joyaux à faire tourner la tête des conservateurs des plus grands musées. Il y a bien sûr l’Espace Louis Vuitton à Paris ( voir page XX), embryon de la future Fondation Louis Vuitton pour la création qui trouvera refuge dans l’audacieuse chapelle vitrée imaginée par Frank Gerhy, l’architecte du Guggenheim à Bilbao. Le navire amiral du groupe LVMH édite également des guides de voyages littéraires vendus exclusivement dans ses boutiques, une autre manière d’asseoir son image de passeur d’art. Le prochain titre de la collection, qui sortira le 27 septembre prochain, explore les émotions du voyageur à travers la correspondance d’Henry James, sertie pour l’occasion de photos de l’Américain Alvin Langdon Coburn.

Dans la même veine, on peut aussi mentionner la Fondation Cartier, autre havre parisien pour des expos pur sucre sur les territoires intimes de David Lynch ou sur les origines tonitruantes du rock’n’roll. Sans oublier bien sûr le Palazzo Grassi de Venise, remis au goût du jour par un autre architecte étoilé, Tadao Ando (par ailleurs cheville ouvrière, avec… le couturier Issey Miyake, de Tokyo Midtown, vaste ensemble urbain dédié au design japonais dans la métropole nippone), où se déploie une petite partie des trésors de la réserve personnelle de François Pinault, le grand manitou de PPR. Ce collectionneur averti et respecté, dont on pourra apprécier le goût sûr en octobre prochain à Lille lors d’une exposition événement (www.lille3000.com), se sent apparemment déjà un peu à l’étroit dans son palais puisqu’il vient de mettre la main sur la convoitée Pointe de la Douane, toujours dans la cité des Doges, pour y implanter la nouvelle tête de pont de sa pléthorique collection. Même topo en Italie, où les acteurs-phares du prêt-à-porter, de Trussardi (Fondation Nicola Trussardi) à MaxMara (voir Weekend Le Vif/L’Express du 27 juillet dernier), participent au rayonnement de l’art sous toutes ses formes. Si la Belgique joue logiquement dans une division inférieure, Bruxelles a quand même La Verrière Hermès, théâtre d’expositions de belle tenue qui rouvrira ses portes le 26 octobre prochain avec un coup de projecteur sur le travail de Pascal Pinaud.

L’art de la séduction

Les marques de prestige ne se contentent pas d’offrir le gîte aux artistes – ce qui n’est déjà pas mal -, elles les associent de plus en plus aux produits. Ici aussi, les exemples pleuvent comme les projections de peinture sur une toile de Jackson Pollock. C’est Lacoste qui confie au designer Michael Young, après Tom Dixon, le soin de customiser son légendaire polo. Résultat : des  » plastic polo  » parsemés d’écailles synthétiques en vente dès octobre. C’est Louis Vuitton – encore lui – qui demande à des artistes de décorer ses vitrines (Olafur Eliasson pour la Noël 2006) ou de secouer sa fameuse toile Monogram (version hip-hop avec le pape de la scène underground new-yorkaise Stephen Sprouse, version psychédélique avec l’artiste japonais mangaphile Takashi Murakami). C’est Hogan qui ressuscite le pape de la beat generation, Jack Kerouac, pour une collection capsule estivale très  » roots « . C’est Prada qui s’associe à l’architecte néerlandais Rem Koolhaas pour une série de tee-shirts collector aux motifs inspirés de mondes virtuels. C’est enfin Chanel qui multiplie les clins d’£il au cinéma d’auteur dans ses spots publicitaires. Dernier exemple en date : une parodie du Mépris de Godard (1963) avec Bardot pour le rouge à lèvres Rouge Allure. Et on ne parle même pas ici des défilés orchestrés comme des performances artistiques (notre compatriote Etienne Russo s’en est fait une spécialité), ni de l’histoire d’amour que vivent les créateurs ou leurs employeurs avec les groupes de rock. Un label comme Zadig & Voltaire en a fait son fond de commerce. De même, les Pete Doherty et autres Justice, la dernière sensation de la scène électro française, suscitent autant d’intérêt dans les magazines de musique que dans les bibles du glamour. Pour ajouter un peu plus à la confusion, certains se jouent des frontières, comme Hedi Slimane, à la fois styliste et photographe respecté.

Rien de vraiment neuf sous le soleil – dans les années 1920, Dali dessinait déjà des motifs pour la styliste Elsa Schiaparelli -, sauf l’ampleur du phénomène. Ce qui n’était hier que du badinage sans lendemain a tourné à l’union sacrée. Avec le consentement des deux parties. Car autant les marques envient le capital symbolique des artistes, autant ceux-ci convoitent le formidable pouvoir de séduction de la mode. On ne compte d’ailleurs plus ceux qui se réapproprient les codes de la planète fashion (Vanessa Beecroft et ses sculptures vivantes, Sylvie Fleury et ses détournements de slogans et d’objets cultes…). Et ce depuis qu’Andy Warhol a craché dans la soupe (Campbell) des conventions en traquant l’art jusque dans les rayons des supermarchés. Un petit air de  » je t’aime, moi non plus  » qui résonne toujours aujourd’hui. Quand Gary Hume exécute le portrait de Kate Moss, dénonce-t-il l’emballement de la machine médiatique ou surfe-t-il sur la  » Kate mania  » ? Sans doute un peu des deux.

A force de se côtoyer, de se mélanger, de se frôler, ces deux mondes ont détricoté la ligne de démarcation qui les séparait. En apparence, chacun a tiré parti du  » crossover  » : la mode pour gagner ses galons de respectabilité, les artistes pour s’élever dans la stratosphère du vedettariat.  » L’image de l’artiste maudit, pauvre et isolé, bref de l’artiste romantique, a vécu « , constate d’ailleurs Jill Gasparina dans L’art contemporain et la mode (Editions Cercle d’art). Mais la médaille aurait un revers : ce  » système  » contribuerait largement à la marchandisation de l’art, il favoriserait le formatage de la création, il plébisciterait un art  » facile « , autrement dit plus digeste, plus médiatique, plus photogénique, et donc aussi moins corrosif, etc. On peut cependant parier qu’il y aura toujours quelque part une Yayoi Kusama pour venir asticoter notre bonne conscience à coups de petits pois…

(1 ) Yayoi Kusama. Dots obsession. Du 15 septembre au 18 novembre prochains, au Wiels, 354, avenue Van Volxem, à 1190 Bruxelles. Tél. : 02 347 30 33. Internet : www.wiels.org

Laurent Raphaël

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