De Gucci à Prada, cette saison hisse la nostalgie vintage au sommet de la modernité. Avec Wes Anderson pour chef de file, décryptage d’un dandysme volontairement désuet.

« Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel  » : c’est avec ces mots du philosophe italien Giorgio Agamben qu’Alessandro Michele présentait son premier défilé Femme pour Gucci, avec la ferme volonté de réveiller la maison florentine. Tensions, ruptures temporelles, décalages et, surtout, intellectualisation caractérisent ce vestiaire romantique, qui aurait pour ambition de relier le passé et le futur, de créer de nouvelles promesses. Les fleurs et les broderies bucoliques semblent sorties de tapisseries anciennes, les jupes sont plissées et vaporeuses, les blouses ornées de lavallières. Pour le créateur, originaire de Rome, loin du vestiaire glamour et contemporain de Frida Giannini, dont il fut précédemment le bras droit, cette première collection féminine et un peu androgyne devient une façon d' » affirmer [sa] liberté « .

Du passé, il faut tirer de nouveaux désirs de mode. L’essai sera transformé quelques semaines plus tard à New York, lors de la présentation de la collection croisière 2016. Les imprimés floraux et animaliers s’épanouissent sur des combinaisons pour le côté bohème, tandis que des notes preppy apparaissent dans des petits cartables à porter à la main, des costumes masculins, des bérets ou des lunettes de vue, pour l’effet intello qui va bien. Le tout dans le cadre bobo d’un entrepôt recouvert de tapis orientaux, au milieu d’une rue privatisée de Chelsea. Au premier rang du défilé, déjà en total look  » Gucci by Alessandro Michele « , Gia Coppola, Dakota Johnson, Sam Taylor-Johnson et Taryn Simon. Des réalisatrices, des actrices, des artistes, unies par la même élégance dandy et un certain spleen chic. La mode, l’art contemporain, le cinéma, la rue… Les influences se croisent et s’entrecroisent, les images se télescopent, et on ne sait plus qui inspire qui. Pendant un instant, Manhattan est devenue le décor inédit d’un vestiaire que le quotidien The Independent qualifiait de  » grannified  » (que l’on pourrait traduire par  » mémérisé « ), loin, bien loin du sexy outrancier et des selfies quotidiens de Kim Kardashian. Les premiers modèles d’Alessandro Michele sont ensuite arrivés en boutique au plus fort de l’été, côtoyant étrangement ceux de la dernière collection – alors en solde – de Frida Giannini. Une transition esthétique, deux époques qui se rencontrent.

Dès lors, dans un monde qui a déjà banalisé les bobos comme les hispsters, où le phénomène Fomo (fear of missing out, la peur de louper quelque chose) a déjà été remplacé par le Fogo (fear of going out, la peur de sortir de chez soi), terrain fertile de cette esthétique régressive, la mode essaie d’intellectualiser son discours, inspirée par de toutes jeunes têtes de file. Lena Dunham, créatrice de la série Girls, voix de toute une génération, qui déclarait dans la presse préférer  » être reconnue pour son style que pour son bon goût  » et dont les réalisations semblent toujours tendre vers la même interrogation : à quel âge devient-on adulte ? Ou Taryn Simon, justement, mise à l’honneur au printemps dernier par le musée du Jeu de paume, à Paris, et dont le travail consiste à choisir et à compiler inlassablement des centaines d’images pour les ranger ensuite en sous-catégories. La mode et la vie deviennent de gigantesques murs Pinterest, noyés d’images, de références, de mots clés, issus de toutes les époques et les cultures, sans distinction. On communique désormais sans avoir besoin de sortir de chez soi, en postant sur Instagram le dernier gâteau que l’on a cuisiné, ou bien en y affirmant son mal-être, en utilisant le hashtag #bored (ennui), déjà employé plus de 100 millions de fois sur les réseaux sociaux.

UNE GÉNÉRATION DÉSORIENTÉE

Dernier succès surprise de la chaîne américaine HBO, dont la saison 2 est prévue pour janvier 2016, la série Togetherness met en scène, à Los Angeles, des quadragénaires, leur peur de vieillir, leur difficulté de communiquer, leur impression de ne pas être écoutés. Illustration d’une génération un peu désorientée, à mi-chemin des responsabilités de l’adulte et du délire régressif, à la fois fascinée et déroutée par le moindre micro-événement, qu’elle se repasse en boucle sur YouTube. Dans les garde-robes, cela s’exprime par les vestes en fourrure turquoise de Jeremy Scott pour Moschino, les clips d’oreilles et les gants vernis de Miu Miu, le choc des imprimés vintage remixés par John Galliano chez Maison Margiela. Ce sont les costumes en Néoprène brodé de fourrure et de cristaux de Prada, ambassadrice incontestable de cette esthétique. C’est enfin Wes Anderson, chef de file de cette tendance soigneusement composée, appelé par Miuccia Prada pour imaginer le bar Luce de sa fondation, inaugurée au printemps dernier. Une destination forcément  » cool « , meublée de tables en Formica et de flippers, pensée, selon les mots du réalisateur, pour  » écrire des films « . Et justement, à Milan comme à Paris, de la collection Bally au défilé de Veronica Etro, les silhouettes semblent sorties d’un long-métrage de l’auteur de Fantastic Mr Fox. Aucun réalisateur contemporain ne cristallise tant les passions, chez les créateurs de mode comme chez les blogueurs les plus influents, à l’image de Tavi Gevinson, toute jeune éditrice du site Rookiemag.com. Sans doute l’attrait d’un imaginaire qui puise dans les références du passé (les années 70 en tête ; Harold et Maude, de Hal Ashby, par exemple) avant de les nettoyer joyeusement de leur filtre sépia. Léa Sebban, Lou Menais et Jerry Journo, les amis qui forment la toute jeune marque Jour/Né, finalistes du prix des premières collections de l’Andam 2015, ont avoué s’être inspirés de Grand Budapest Hotel, pour leur printemps-été 2016, où les coloris ont une part essentielle, du kaki au rose thé. Chez Lacoste, Felipe Oliveira Baptista propose un vestiaire un peu nostalgique des grandes heures du tennis :  » Un style plus que jamais actuel et pourtant inscrit dans une histoire, urbain mais nourri de grand air, ni masculin ni féminin mais à égalité masculin et féminin. Un style qui brouille les pistes pour revenir à l’essentiel : l’affirmation de soi « , explique le créateur… De ce fait, certains survêtements, manteaux de fourrure et bandeaux de tennis dans les cheveux semblent avoir été directement empruntés à la garde-robe de Margot, Chas et Richie, de La Famille Tenenbaum. L’automne-hiver 15-16 se fait le témoin permanent de cette tension entre individualisme et conformisme. Sous la houlette de Miuccia Prada, on mixe les codes, les couleurs et les motifs, les matières naturelles et les textiles plus technologiques, le vernis et la fourrure. Loin de l’uniforme manteau oversized et Stan Smith lancé par Phoebe Philo chez Céline, mille fois copié depuis, une nouvelle féminité s’impose, plus subtile, poétique, comme née en réaction au phénomène du  » normcore « , cette tentative contradictoire de s’affirmer en dépersonnalisant son look. Quand la vie et l’art se rencontrent, comme dans un scénario de Wes Anderson, il ne reste qu’à se promener dans le décor de ses films… Le réalisateur projetterait en effet de créer son propre parc d’attractions, nourri de son univers pop et vintage, en collaboration avec l’illustrateur Mark Mothersbaugh, cofondateur du groupe Devo.

PAR KARINE PORRET

La mode, l’art contemporain, le cinéma, la rue… Les influences se croisent et s’entrecroisent, les images se télescopent, et on ne sait plus qui inspire qui.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content