Il parade dans les grands restaurants comme dans les bistrots, se déguste à l’ancienne ou sur le mode créatif et déclenche l’engouement des chefs aussi bien que des cuisiniers amateurs. Saga d’un produit tripier devenu culte.

Dans le naufrage de la vache folle, on l’avait cru perdu corps et biens, avec ses amis la tétine, l’os à moelle et les rognons : en France, le gouvernement Jospin l’avait interdit en 2000, parmi d’autres abats pouvant héberger le prion maléfique. Deux ans plus tard, le ris de veau amorçait sur les tables étoilées une réhabilitation difficile. Cousin des tripes et de la cervelle – deux délices plutôt populaires -, le ris de veau avait un profil de suspect. Mais certes pas pour le chef 3-étoiles Guy Savoy, qui le compare à un grand vin moelleux :  » Les mots me manquent pour décrire son soyeux et sa délicatesse extrême, comparable à la Saint-Jacques.  » Dans la tradition, le ris de veau est en effet à la tripaille ce que la truffe est aux champignons : une friandise de roi. En 2011, le voilà enfin promu dernière merveille à la mode. Il ne suffit pas que l’élite des chefs l’ait remis au centre de ses créations… Sa vogue cascade à tous les étages de la société via les rayons boucherie des grandes surfaces, qui le moulinent en période de fêtes. Réhabilitation ou canonisation ?

REMARQUÉ PAR ALEXANDRE DUMAS

Avec son parfum d’antan, on l’imagine trônant déjà chez les César… Erreur, dit Madeleine Ferrières, historienne des cultures alimentaires, qui a signé un livre au Seuil, Nourritures canailles.  » Longtemps, le ris de veau – appelé fagoue – ne fut qu’un abat parmi d’autres, qui entraient dans la composition des farces fines. À notre connaissance, associé à des produits nobles, comme les truffes, il n’a jamais inspiré un plat, sauf pour revigorer les convalescents… Les produits tripiers restent un régal de pauvres – même si, dès François Ier, nobles et bourgeois raffolent des fagoues.  » C’est au XVIIIe siècle que la fagoue émerge, mais il faut attendre 1872 pour que le Grand Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas le présente enfin comme un plat justifiant de nombreuses recettes – Antonin Carême dit que le roi Charles X en inventa lui-même quelques-unes. Il s’est insinué dans les grands restaurants : Auguste Escoffier gagnera l’amitié de Sarah Bernhardt en lui dédiant une timbale de ris au foie gras agrémenté de truffes. Et il a intégré le répertoire de la ménagère comme drapeau des grandes occasions : fêtes, mariages ou communions.

EN ITALIE, FRIT AVEC DES ARTICHAUTS

Pourtant, ce parvenu ne renie pas son passé populaire, puisqu’au début du XXe siècle les bouchers tripiers bretons l’offraient, pour  » faire bon poids « , aux touristes parisiens qui pointaient chez eux. En Italie, il reste un produit bon marché : chef de Rino, à Paris, Giovanni Passerini dit que le peuple de Rome s’en régale sans façons, frit avec des artichauts. Alors qu’en Argentine et en Uruguay, deux paradis bovins, on se ruine presque en l’achetant pour le griller ensuite sur un brasero, avec citron jaune ou zestes d’orange (d’après le chef de la Pulperia, à Paris).

En France, la gloire du ris de veau culmine après la guerre : Valéry Giscard d’Estaing lui offre l’Elysée en mettant au menu un vol-au-vent à la Nesle. Si bien qu’à l’orée des années 80 la timbale de ris de veau aux morilles incarne la  » cuisine de palace « , prétentieuse et lourde. Des valeurs combattues par la nouvelle cuisine que lancent, à l’époque, Henri Gault et Christian Millau avec le gratin des toqués (Bocuse, Troisgros…), sous un triple mot d’ordre : légèreté, créativité, vérité du produit. Le ris de veau y danse avec les huîtres, fait l’amour avec la vanille…

Anciens contre modernes, la vache folle mettra tout le monde d’accord. Mais, quand le ris refait surface, ses prix ont grimpé de quelque 35 % ! Un moment calmée, l’ascension a repris, et le ris coûte aujourd’hui de 25 à 40 euros le kilo (avec des pics en décembre et en juin). Et, pour corser les choses, il faut désormais le commander chez le boucher. Ou se propulser chez l’un des rares tripiers rescapés de la crise.

Prêt pour la leçon d’anatomie ?  » Le ris est une glande du système immunitaire, le thymus, située devant la trachée et qui s’estompe à l’âge adulte, explique le tripier Laurent Chiron qui officie au marché de Boulogne-Billancourt, dans un déploiement de langues de b£uf, de cervelles et de foies pantelants, que guettent des clients aux yeux brillants. Le ris d’un veau abattu entre 6 et 8 mois pèse environ 300 grammes, il doit être ferme et d’un blanc rosé. Deux parties le composent : la paume, facile à travailler et nec plus ultra des restaurateurs, et la gorge, oblongue, et un peu moins chère bien qu’elle vale l’autre en goût. Le ris de veau se conserve peu. En outre, il faut le dégorger toute une nuit, lui ôter sa membrane, le presser… Croyez-moi, ça se fait sans problème à la maison ! La preuve, j’en vends 5 kilos par semaine. Rien que de la viande française, d’une traçabilité garantie. « 

D’autres assurent que les veaux néerlandais, nourris à la poudre de lait, sont plus moelleux encore… C’est en tout cas ce qu’on murmure à l’Académie des abats, noble institution française fondée il y a trente-six ans et où le grand boucher côtoie le jeune avocat. Fin septembre dernier, ces gourmets se régalaient d’oreilles de veau, de langues de canard et de pieds de poulet à l’hôtel Shangri-La, à Paris. Artisan de ces fines ripailles, le chef Labbé encense le ris de veau, aux saveurs si nombreuses (fruité, brioché, etc.). Et l’Académie renchérit : il est diététique, vitaminé… À en croire Dick Motte, son président, il détient même le pouvoir magique d' » unir ou [de] briser un couple, selon qu’on l’a bien ou mal préparé « .

PILIER DE LA CUISINE CRÉATIVE

L’aventure est arrivée à Claude Colliot, chef parisien très inventif.  » Un jour, une cliente goûte mon ris de veau et réclame : je veux voir le chef ! Aujourd’hui, elle est mon épouse. C’est que j’adore le ris. Pour le contraste qu’il permet entre une croûte et un intérieur très doux. Je le sers avec des pomelos confits au gingembre.  » Mariée à un chef chinois, Adeline Grattard, élève du grand Pascal Barbot, fait une infidélité à l’Asie pour accommoder le ris de veau dans un sens plus  » terroir  » :  » J’adore son goût de noisette et son côté terre-mer. Cette semaine, je l’ai servi croustillant, avec des trompettes-des-morts et de la ventrèche noire de Bourgogne. « 

Pilier de la cuisine créative, le ris de veau est-il toujours chez lui dans les palaces ? Dans la Ville lumière, Eric Frechon, le chef triplement étoilé du Bristol, a préféré le servir au Minipalais,  » bien rôti, presque laqué, et salé par la croûte d’un vieux comté « . Le pape des nouveaux bistrots, Yves Camdeborde, cuit le ris de veau avec sa membrane ( » croustillante, elle est excellente « ), ajoutant anguille frite et vinaigrette aux anchois. Ou avec des champignons de Paris tout bêtement.  » C’est un morceau qui permet de s’exprimer : il épouse toutes les démarches et respecte tous les ingrédients. Il brille au palace comme au bistrot. Ou chez vous. « 

PAR JACQUES BRUNEL

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