Essence même de la féminité, le fard à lèvres est l’arme de la séduction depuis la nuit des temps. Il a accompagné l’évolution des femmes et, aujourd’hui, il ne cesse de se réinventer. Récit d’un petit tube plein d’érotisme.

En russe, il n’existe qu’un seul et même mot pour désigner ce qui est beau et ce qui est rouge : krasnoï.Comme si cette teinte était une garantie sans faille d’esthétique et de séduction. Une chose est sûre : elle est la couleur des lèvres. Ou plutôt du fantasme des lèvres. Quand une femme veut mettre sa bouche en valeur, c’est le rouge qu’elle choisit, variant les nuances en fonction des contextes, des saisons et des innovations. Au regard de l’Histoire, le rouge à lèvres pourrait bien être ce que le talon est à la silhouette : une façon de magnifier l’attitude.

Les premières traces de rouge apparaissent dans l’Egypte des pharaons. Pour faire vibrer ses lèvres, Cléopâtre utilise du henné et du carmin écrasés. Dès le IXe siècle, les geishas, au Japon, redessinaient leurs lèvres en rouge vif avec des pigments naturels issus d’une plante (beni-bana). Au XVIe siècle, la bouche se teinte d’un mélange à base de poudre d’insecte comme la cochenille. Ce dernier sera ensuite détrôné par une pommade au jus de raisin, d’où le nom donné au bâton de rouge lui-même. A toutes les époques, le maquillage a obéi à des règles sociales. Les nobles de la cour de Louis XIV, hommes compris, se fardaient les joues comme la bouche, qui virait au carmin. Le rouge est longtemps resté l’apanage des courtisanes et des actrices.  » Les bourgeoises du XIXe siècle utilisaient encore de la poudre de riz pour avoir un teint paraissant pur et chaste, pas question pour elles de porter du rouge, jugé vulgaire, car réservé aux filles de mauvaise vie « , remarque Olivier Echaudemaison, responsable du maquillage chez Guerlain.

Souligner sa bouche, c’est transgresser un interdit, affirmer son sexe. La guerre de 14-18 change la donne, comme le raconte Jean-Marie Martin-Hattemberg, auteur de Lèvres de luxe (éd. Gourcuff-Gradenigo).  » Les hommes étant au front, les femmes prennent des libertés. Elles font valser leur carnet de bal, portent des coupes de garçonne et du fard sur les lèvres, signes de leur revendication d’un autre statut que celui de femmes-objets.  » La Seconde Guerre marque une autre étape.  » Les femmes qui s’engagent dans l’armée américaine arborent toutes du rouge aux lèvres, seul étendard possible de leur féminité « , analyse Jean-Marie Martin-Hattemberg. C’est aussi l’époque des grandes stars hollywoodiennes. Max Factor invente le gloss pour garantir une brillance sur grand écran, Helena Rubinstein et Elizabeth Arden dégainent des bâtons aux couleurs et aux packagings toujours plus élaborés.

L’ÈRE DU CHOIX

Les griffes françaises ne sont pas en reste. Lancôme crée Clé de coquette, un rouge au design élégant conçu comme un bijou, à exhiber. Guerlain étoffe sa collection, fort de son Ne m’oubliez pas en 1870 – considéré comme le premier bâton de rouge à lèvres de l’Histoire, le tube serait inspiré de la fabrication de cierges -, puis de son Rouge automatique très sculptural des années 30. Il faut attendre Yves Saint Laurent et la fin des années 70 pour voir arriver une bombe : le N° 19.  » En campant une femme en smoking noir avec un rose fuchsia, insolent, sur les lèvres, Saint Laurent imposait une nouvelle attitude, encore plus séductrice et provocatrice « , se rappelle la créatrice de cosmétiques Terry de Gunzburg.

Désormais, le rouge ne quittera plus le vestiaire féminin. Il parachève une allure, une posture. Au milieu des années 90 s’ouvre l’ère du choix pléthorique. La chaîne Sephora inaugure, en 1995, son premier magasin avec pas moins de 365 teintes de rouges disponibles. Les consommatrices plébiscitent le bâton. La popularité du rouge est même utilisée comme un indicateur de crise, baptisé lipstick indexpar Leonard Lauder au début des années 2000. Sa théorie ? En période de récession, les ventes s’envolent, les femmes assouvissant leur  » besoin de luxe  » avec un rouge précieux, plus abordable qu’une onéreuse paire de chaussures. Hypothèse acceptable, si ce n’est qu’un joli rouge coûte en moyenne deux fois plus cher qu’un vernis, devenu lui aussi un incontournable. Et, paradoxalement, si la gamme chromatique des lipsticks s’élargit, les femmes recherchent la discrétion.

 » Aujourd’hui, les femmes ne portent plus de couleurs dans la rue, se désole Nicolas Degennes, directeur artistique du maquillage chez Givenchy. Mettre du rouge est devenu un événement. Nous avons assisté à un changement radical : l’idée d’une couleur signature, emblème d’une identité, a disparu. Face à cette pluralité, c’est devenu un parti pris très fort de ne rien porter « , poursuit le maquilleur.

UN VRAI ACCESSOIRE DE MODE

Pour séduire ces femmes désireuses de teintes plus naturelles, les maisons de cosmétiques leur ont proposé des textures faciles à dompter, aux noms tout aussi doux. Ces bâtons s’appellent Rose révélateur chez Givenchy, Rouge Caresse chez L’Oréal Paris ou encore Rouge Coco chez Chanel, pensé comme un premier pas vers le rouge pour les jeunes femmes. La gamme des Nude de Dior, vendue comme une ligne de  » blush à lèvres « , cherche, elle aussi, à adoucir la bouche. Signe que la couleur effraie toujours un peu. Même si les  » vrais  » rouges, les plus proches de la couleur organique du sang, restent en tête des ventes, talonnés par les teintes corail. Devenu accessoire de mode par excellence, le rouge se réinvente sans cesse.  » Les maquilleurs de studio, lors des défilés et des shootings, ont été précurseurs en mixant matières et couleurs. Ils ont ainsi fait bouger les tendances « , explique Dauphine de Jerphanion, styliste beauté. Les textures évoluent. M.A.C est le premier à offrir un mat, le Russian Red, popularisé par Madonna. Ensuite, tout s’accélère.

Dans cette lignée, les matières aussi se perfectionnent, grâce à un  » bond technologique « .  » De nombreuses découvertes ont eu lieu ces cinq dernières années, explique Caroline Nègre chez Yves Saint Laurent. Les lèvres sont un domaine compliqué, car contraignant : il faut que ça brille sans coller, que ce soit mat mais confortable, que la couleur dure et reste lumineuse.  » Un casse-tête ! La maison vient de lancer son vernis à lèvres, qui permet de moduler les effets et l’intensité d’une couleur. Elle a  » dédramatisé  » le geste grâce à un applicateur façon pinceau, que l’on retrouve aussi chez Armani, avec Lip Maestro, un mat au confort révolutionnaire. Et, pour que la réalité soit à la hauteur des fantasmes, les créateurs ont fait évoluer l’objet. Chez Chanel, l’acoustique du déclic du Rouge Allure a été étudiée pendant des mois. Guerlain fait appel à des designers et à des joailliers pour créer ses boîtiers mythiques. Et, chez Givenchy, Nicolas Degennes a travaillé avec le parfumeur François Demachy sur une odeur de  » rose piquante  » pour son cru 2013, incarné par la top Mariacarla Boscono (lire aussi en pages 38 et 39). Une manière de plus de faire du rouge un concentré de désir.

PAR VALENTINE PÉTRY ET MARION VIGNAL

LES VRAIS ROUGES, LES PLUS PROCHES DE LA COULEUR DU SANG, RESTENT EN TÊTE DES VENTES.

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