Helena Rubinstein possédait, certes, l’éclat, le feu et les multiples facettes de la pierre des rois. Mais comment la petite fille pauvre de Cracovie s’est-elle hissée au zénith de l’univers cosmétique ? Michèle Fitoussi ravive son ascension atypique dans une fabuleuse épopée, qui brasse le xxe siècle des femmes. Une leçon de beauté et de persévérance intense.

l’été indien souffle sur Saint-Germain-des-Prés, le quartier préféré d’Helena Rubinstein à Paris. C’est là que la pétillante journaliste et auteure Michèle Fitoussi nous a donné rendez-vous pour évoquer l’extraordinaire biographie qu’elle consacre à cette self-made woman.  » Un cerveau de génie dans un minuscule corps de femme de 1,47 m « , telle est Chaja Rubinstein, née en 1872, à Kazimierz, faubourg juif polonais de Cracovie. Au devoir conjugal, elle préfère la terre d’Australie. L’aventurière y galère avant de commercialiser, avec succès, la crème cosmétique dont sa mère avait le secret. Helena fonde son premier institut de beauté à Melbourne, en 1902, avant de s’imposer sur trois continents. À ses côtés, son premier mari, Edward Titus, roi du marketing, amoureux des lettres et père de ses fils.  » Rebelle, femme d’affaires, milliardaire « , elle épouse ensuite le prince Artchil Gourielli-Tchkonia, son cadet de vingt ans. Sa vie durant, Helena célèbre l’art et la beauté avant de s’éteindre, en 1965, à l’âge de 93 ans, à la tête d’un véritable empire.

Qu’est-ce qui rend le parcours de ce  » petit bout de femme  » si romanesque ?

Ses débuts. Helena Rubinstein est l’aînée de huit filles dans une famille juive orthodoxe pauvre. Dire qu’elle quitte sa Pologne natale, toute seule, pour s’aventurer en Australie ! Je l’imagine en Scarlett O’Hara, avec son ombrelle et les douze petits pots de crème de sa mère. Ambitieuse, elle conquiert l’Angleterre, la France et les États-Unis pas à pas. C’est l’histoire d’une entrepreneuse qui crée sa marque et lui donne tout. Alors qu’elle est née femme, pauvre et immigrée, elle refuse de changer de nom et se hisse au top en ne comptant que sur elle-même. Il y a une vraie dureté en elle. Helena atteint sa revanche absolue en épousant un prince.

Que reste-t-il en elle de la  » petite Lady de Cracovie  » ?

Un accent yiddish et son sens de la famille. Au sein de son empire, Rubinstein prolonge le gynécée des jeunes années engageant les femmes de son clan. Son enfance, entre une mère débordée et un père plongé dans les livres saints, a dû être dure, mais son statut d’aînée a forgé son caractère de chef. Cette battante tient tête à tous, y compris à ses parents, à qui elle ne pardonne pas d’avoir voulu la marier à un homme qu’elle n’aimait pas. Helena n’a peur de rien et refuse son destin de femme au foyer. Sa frustration ? Ne pas avoir pu poursuivre ses études, dont il résulte une éternelle soif d’apprendre.

Quelle est sa conception de la beauté ?

Pour elle, un nouveau pouvoir : une femme doit avoir une tête bien pleine et bien faite. Aussi est-ce important de s’occuper de soi. Helena recherche la beauté sous toutes ses formes. Elle aime même  » la beauté du laid « . N’est-elle pas la première à collectionner de l’art premier, à oser des mélanges iconoclastes dans la déco de ses maisons ou le choix de ses bijoux ? Elle se nourrit de toutes les influences, avant d’imaginer son propre style. Avant-gardiste, elle flaire le talent chez les autres. Elle n’invente pas la beauté, mais la démocratise, afin que les femmes se sentent bien. Ses voyages l’encouragent à avoir une vision cosmopolite : la beauté étant multiple, chaque femme a quelque chose d’unique et de différent.

Helena Rubinstein est-elle féministe ?

Non, mais comme elle a vécu près d’un siècle, sa vie croise l’épopée du féminisme. Elle ouvre son premier salon en Australie, alors que les Australiennes acquièrent le droit de vote. L’histoire de la beauté accompagne ce mouvement. Si le couturier Paul Poiret libère les femmes du corset, Helena, elle, tend à les maquiller, les former au métier d’esthéticienne et les encourage à se prendre en main.

En quoi est-elle un précurseur ?

 » Madame  » est une femme hors norme, tant dans ses goûts vestimentaires et artistiques que dans sa façon de  » créer  » la beauté, qui sera reprise par tous ses concurrents. Pionnière, elle lie science et beauté. Dermatologues, chirurgiens esthétiques et chercheurs deviennent ses alliés : dans sa lutte anti-vieillissement, par exemple. On n’a rien inventé, tout germe en cette ère d’évolution féminine. L’histoire de la beauté traverse celle de la pub, puisque ce sont Helena et son premier mari, Edward Titus, qui imaginent le packaging, le publireportage, le marketing ou le recours aux people pour valoriser la marque.

Pourquoi Helena Rubinstein est-elle la meilleure ambassadrice de sa marque ?

Elle qui paraît dix ans de moins que son âge, ne cesse d’être tournée vers l’avenir. Sa marque est toujours en phase avec son époque. Cette femme paie de sa personne en l’incarnant en permanence. Elle s’habille chez les créateurs en vogue, pose pour les plus grands peintres et photographes. Elle côtoie et connaît le monde entier. Lorsqu’elle épouse Artchil Gourielli, en secondes noces, elle intègre la jet-set. Si elle a du culot dans les affaires, elle est mal à l’aise en société. Peut-être a-t-elle un complexe lié à ses origines…

Comment décrire son mode de vie ?

Son goût pour l’exotisme provient de ses nombreux voyages. Travaillant sept jours sur sept, elle se repose sur des paquebots-palaces. Helena s’entoure de beau et accorde beaucoup d’importance à l’apparence. Son style est  » too much « , tant elle se féminise dans un milieu d’hommes. Cette shopping addict adore les créateurs à la mode : son ami Paul Poiret, Balenciaga – dont elle aime les tenues exubérantes – et Dior, qu’elle découvre alors qu’il est encore antiquaire. Fascinées l’une par l’autre,  » Mlle  » Chanel et  » Mme  » Rubinstein échangent de longues conversations. À 90 ans, elle repère Saint Laurent, qui signe la robe brodée dans laquelle elle sera enterrée. Côté déco, elle fabrique des rideaux avec des robes ou s’inspire du décor des Ballets russes pour ses maisons et ses instituts de beauté.

Elle aime aussi les £uvres d’artà

Helena Rubinstein est une vraie mécène. Elle cumule les collections et fréquente les ateliers d’artistes, avec lesquels elle entretient des liens étroits. Certains conçoivent des £uvres pour ses maisons et ses instituts de beauté, d’autres font son portrait. Dalí la dépeint en sphinx, mais Picasso se contente de croquis cruels. Moi, je la perçois plutôt comme une petite femme montée sur un moteur, qui ne perd jamais son enthousiasme et son appétit des choses.

L’amour semble pourtant être sa faiblesseà

Il est vrai qu’elle n’a pas réussi sa vie intime. Elle aime son premier mari, Edward Titus, avec lequel elle forme une bonne équipe professionnelle, mais la jalousie la dévore. Après coup, elle regrette de ne pas avoir eu d’amants, mais elle demeure la jeune fille de Cracovie. Alors qu’Edward la révèle en tant que femme, Artchil l’apaise en l’amusant. Mais c’est business avant tout ! Incapable de profiter de la vie, elle travaille jusqu’à son dernier jour. Cette impuissante du sentiment ne savait pas aimer. Elle a mal aimé ses s£urs, ses maris et ses enfants.

Que signifie être une femme pour elle ?

Je décrirais Helena Rubinstein comme un bulldozer, rehaussé de grâce. Son obstination est telle, qu’elle est à la fois féminine et masculine. Pour elle, être une femme, c’est avoir la beauté et prendre soin de soi. Elle reste fidèle à son style chignon tiré, gros bijoux, talons de 12 cm, peu de maquillage et rouge à lèvres très rouge. Helena fait partie des Jacky O, des Marilyn ou des Madonna, ces femmes qui se démarquent. Elle désire être l’égale des hommes, mais elle se perçoit comme supérieure. Même si elle ne participe pas à des manifestations féministes, elle suit son petit bonhomme de chemin, de femme émancipée dans son siècle. On ne rencontre pas beaucoup de personnes de sa trempe ! Quels que soient ses drames et ses deuils, elle se relève toujours. Elle a un réel instinct de survie. Digne de Scarlett O’Hara, elle soutient que  » demain est un autre jour « . Son incapacité à déléguer fait qu’elle rate le coche en vieillissant. Après sa disparition, sa marque, ses maisons et ses biens sont vendus, ses tableaux dispersés. Il reste certes une vraie belle marque, mais elle a perdu l’âme de sa fondatrice.

Helena Rubinstein – La femme qui inventa la beauté, par Michèle Fitoussi, Grasset, 494 p., www.helenarubinstein-lelivre.com

Par Kerenn Elkaïm

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