Des chants d’oiseau dans une boutique bio, une odeur de muguet dans un hall de gare, des fermoirs de briquets qui claquent comme des lassos… Bienvenue dans l’ère du marketing sensoriel ! De plus en plus de marques frappent là où ça fait du bien. Pour doper leurs ventes autant que pour se démarquer de la concurrence. Une stratégie qui tombe… sous le sens.

C’est fou ce que nos sens influencent notre état d’esprit. Souvent à notre insu d’ailleurs. Il suffit qu’une portière de voiture émette un son mat pour suggérer l’idée de robustesse et de confort. Ou qu’un  » poooops  » ouateux s’échappe du paquet de chips qu’on vient d’ouvrir pour distiller une impression de qualité et de fraîcheur…

Si les scientifiques ont depuis longtemps percé les mystères de la grammaire sensorielle (dans les années 1930, des recherches établissaient déjà que 50 % des femmes jugeaient les bas parfumés plus doux et plus résistants), les applications industrielles sont restées relativement rares jusqu’il y a deux ou trois ans. Comme si les fabricants n’avaient pas jugé bon d’explorer cette voie pourtant prometteuse. Certes, certains secteurs ont pris une longueur d’avance. Dans l’industrie automobile notamment, on planche depuis pas mal de temps sur l’ambiance acoustique, tactile, thermique, visuelle et olfactive des habitacles. Certes aussi, il y a belle lurette que des vagues musicales déferlent dans les couloirs du métro comme dans les rayons des grandes surfaces. Mais si ces diverses expérimentations s’inscrivaient bien dans une politique d’amélioration de l’environnement du consommateur, il faut bien reconnaître qu’elles étaient plutôt sommaires et peu ou pas du tout exploitées à des fins marketing. De plus, elles se cantonnaient le plus souvent aux deux sens les plus  » évidents « , à savoir la vue et l’ouïe.

Tout ça pour dire que l’agitation actuelle autour des cinq  » portes d’entrée  » de notre cerveau marque un changement de taille dans la stratégie des acteurs économiques. Le même esprit anime l’Américain 3M lorsqu’il tapisse la nappe abrasive de son éponge grattante Scotch-Brite de microcapsules de parfum ; les parkings Vinci en France lorsque, pour lutter contre l’effet anxiogène et justifier des tarifs plus élevés, ils décident de supprimer les mauvaises odeurs, de diffuser de la musique plaisante, de mettre de la couleur et d’améliorer l’éclairage ; et le groupe JC Decaux quand il lance, comme il vient de le faire chez nous après la Grande-Bretagne et le Portugal, un réseau d’Abribus, baptisé Innovate, pouvant, au choix, propager des bulles de savon, déverser de la musique, répandre du parfum, etc.

Deux phénomènes convergents expliquent cette prise en charge émotionnelle. Que l’on verra à l’£uvre aussi bien dans les supermarchés (où l’on va égayer les linéaires dans un esprit  » fun shopping « ) que dans les transports en commun (la SNCF dispose, par exemple, de sa propre identité sonore et olfactive). A commencer par  » le besoin des annonceurs de se différencier par tous les moyens dans un environnement hyperconcurrentiel caractérisé par une homogénéisation croissante des produits « , explique Sophie Rieunier, maître de conférences à l’Institut d’administration des entreprises à Paris et auteur de l’ouvrage  » Le Marketing sensoriel du point de vente  » (éditions Dunod).

Jean-Claude Jouret, chargé de cours à l’Ihecs (Institut des Hautes Etudes en Communications sociales) et à l’Ichec (Institut catholique des Hautes Etudes commerciales), à Bruxelles, abonde dans le même sens, mais ajoute que la standardisation des produits n’est pas seule en cause :  » La guerre des prix s’est un peu essoufflée à mesure que tout le monde s’alignait sur les prix les plus bas. Restait donc à trouver autre chose pour attirer l’attention du consommateur.  »

Mais les annonceurs pouvaient bien embaumer toute la planète, encore fallait-il que le public soit sensible à ce discours. Or, ça tombe bien, le consommateur du XXIe siècle est justement en quête de bien-être, d’émotions et de sensations. Et plus seulement une fois toutes les lunes comme avant. Il exige de vivre des expériences fortes dans tous les compartiments de son existence, donc y compris lors de son shopping hebdomadaire.  » En découle une tendance à la théâtralisation de la consommation « , résume Carine Goulier, administrateur délégué de Mood Media Belgium, une des rares agences spécialisées dans le marketing sensoriel implantée sur le marché belge. Même si elle reconnaît que pour l’heure, la musique reste encore de loin le médium le plus utilisé. Mais la manager s’attend à une explosion de l’olfactif en 2006, non sans épingler, au passage, les récentes prestations de sa société en la matière (sous la forme de signatures parfumées) pour Etam ou Dessanges.

Un peu partout, les initiatives plus ou moins cocasses exploitant le filon sensoriel se bousculent, en provenance tantôt de l’industrie, tantôt de la distribution. Elles se cachent parfois là où on ne les attend pas vraiment. Herman Konings, trendwatcher chez Pocket Marketing/nXt, nous rappelait ainsi le cas des frites de McDonald’s, soumises au  » seven crunch test « . Parmi les critères d’évaluation imposés à ses producteurs, le géant du fast-food s’assure que le bruit croquant de la frite est encore perceptible au septième coup de dent. Pourquoi sept ? Pas par superstition, mais simplement parce que des études menées auprès des clients réguliers ont révélé que les frites étaient considérées comme vraiment savoureuses que si elles atteignaient ce palier…

Dans la mode aussi, on joue le jeu. Kenzo a, par exemple, ouvert à Paris, il y a quelques années, un étage entièrement consacré aux sensations tactiles, et s’apprête à inaugurer une boutique exclusivement dédiée aux cinq sens.

Dans cette course à l’émotion, le moindre détail a son importance. Comme en témoigne la démarche de Kellogg’s qui a décidé de faire breveter le crissement produit par la mastication de ses céréales, histoire de bien les distinguer des autres marques plus silencieuses !

Si l’engouement pour le marketing sensoriel ne fait aucun doute – et ces nombreux exemples le prouvent -, les différents sens ne sont pas pour autant logés à la même enseigne. C’est particulièrement visible dans le monde de la distribution.  » La vue demeure beaucoup plus sollicitée au travers des réflexions des agences de design, des architectes ou des publicitaires, détaille Sophie Rieunier. Ensuite vient le son, qui est présent partout et est en général pris en charge par des bureaux spécialisés. Il devance l’odeur, qui commence à faire timidement son apparition dans les points de vente ( NDLR : si on cuit le pain sur place, ce n’est pas par hasard, c’est pour embaumer l’atmosphère, et surtout le gustatif et le tactile, les deux sens les moins exploités de la gamme dans les supermarchés). Même si on sait que le consommateur aime toucher les produits et qu’il enregistre un certain nombre d’informations par ce biais, et même si on sait que les clients qui goûtent ont tendance à acheter plus que les autres.  » Si ce n’est pas encore le raz-de-marée, on assiste cependant à un retour des dégustations dans les grandes surfaces (au coup par coup, ou sur le long terme comme avec l’opération  » Taste It  » de Delhaize). Ce qui tend à démontrer que les enseignes ne négligent pas totalement le volet gustatif. Une technique vieille comme le monde au demeurant. Ou en tout cas vieille comme les marchés, où l’on incite depuis toujours le chaland à  » tester  » la marchandise.

A noter également que cette échelle de valeur ne tient pas la route pour les produits qui se trouvent dans les magasins. Le développement du goût dans le secteur alimentaire figure par exemple en tête des priorités. Tout comme la vue, sachant qu’il existe une forte corrélation entre apparence et appétence. Même chose pour le textile, sauf que là c’est le plaisir tactile qui figurera en tête de liste, juste à côté de l’effet visuel.

Le jeu en vaut-il seulement la chandelle ? Autrement dit, ce bain sensoriel dans lequel on noie le consommateur a-t-il un impact sur les ventes ? Et si oui, à quel prix ? Non seulement sur le plan financier mais aussi éthique. Des associations de défense des consommateurs comme le Crioc en Belgique ne manquent pas d’attirer régulièrement l’attention sur le risque de manipulation que font peser ces techniques de stimulation. Un risque d’autant plus grand que si les scientifiques ont mis au jour, comme on l’écrivait, la grammaire du langage sensoriel (ce qui leur a permis d’établir, entre autres choses, que l’homme peut distinguer jusqu’à 4 000 parfums différents), ils n’en contrôlent pas l’orthographe, qui dépend, elle, de facteurs extrêmement volatils. Ils doivent en particulier composer avec la météo changeante de la subjectivité. Ce qui est valable pour une culture ne l’est pas nécessairement pour une autre, et peut même évoluer au fil du temps. Il est par exemple courant aujourd’hui d’associer le bleu à la sophistication et le rouge à la passion (Ferrari, Coca-Cola, etc.), mais rien ne dit qu’il en sera encore ainsi demain. L’orange avait été frappé d’infamie dans les années 1980, il a fait un come-back fulgurant depuis.

Mais revenons à l’efficacité. Personne ne peut établir avec certitude qu’en aspergeant une palette de pots de confiture d’essence de fraise, on provoque une ruée sur ce produit. Il faudrait mesurer  » toutes choses égales par ailleurs « , ce qui est évidemment impossible dans un endroit grouillant de stimuli sensoriels.  » Les résultats des recherches montrent que les effets sur les ventes directes sont assez limités, enchaîne le maître de conférences Sophie Rieunier. Par contre, les facteurs sensoriels vont augmenter la sensation de plaisir ressentie sur le point de vente, influencer positivement son image et allonger le temps passé à l’intérieur. Autant d’éléments qui peuvent avoir une action bénéfique à moyen terme, notamment en cimentant la fidélité, et parfois aussi se traduire par un surcroît d’achats.  » Mais parfois seulement.

Le marketing sensoriel n’est donc pas la panacée. Il faut le voir comme une arme complémentaire à l’arsenal publicitaire classique et non comme une fin en soi. C’est d’ailleurs ainsi que l’envisagent ses utilisateurs.  » Notre réseau d’Abribus interactifs ne remplace pas l’affichage standard, insiste Julien Fouya, le responsable de la cellule Innovate chez JC Decaux. Il s’agit d’une offre à la carte limitée en général à 3 ou 4 panneaux qui permet à un annonceur de réaliser une opération de communication hors du commun.  »

Comme toute médaille, le marketing qui titille les sens a aussi son revers. Jean-Claude Jouret (Ihecs et Ichec), commence par nous détailler quelques-uns des points faibles de la variante olfactive :  » Le premier danger réside dans la cacophonie. Une grande surface qui se met à vaporiser des odeurs différentes dans tous les coins court très vite à la saturation. Autre limite : la perception par certains groupes de consommateurs. Les seniors ont bien souvent l’odorat altéré. Cette technique ne permet donc pas de toucher tout le monde.  »

Plus généralement, le spécialiste du marketing pose la question du trop-plein publicitaire.  » Des techniques intrusives comme celles que préconise le marketing sensoriel (on ne peut échapper à une odeur) ne risquent-elles pas de renforcer encore plus le sentiment d’envahissement ? » interroge- t-il. Et de rappeler que 70 % des Belges estiment qu’il y a déjà trop de pubs.

Pour toutes ces raisons, mais surtout aussi pour éviter les dérapages éthiques (rien de plus simple que de faire passer une matière synthétique pour du cuir, il suffit de l’asperger d’un parfum de moleskine, ou de lester une chaîne hi-fi pour lui donner une – fausse – impression de robustesse), Jean-Claude Jouret en appelle au législateur pour qu’il fixe des limites, aujourd’hui inexistantes, à ne pas dépasser. Une étape qui deviendra rapidement cruciale si d’aventure les fabricants s’entêtaient à nous mener par le bout du nez…

Laurent Raphaël

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