La collection haute couture printemps-été 2005 de Christian Lacroix a fait un triomphe. Mais qu’adviendra-t-il du couturier surdoué au sein du groupe Falic qui vient de racheter la maison Christian Lacroix à LVMH ? Alors que l’Arlésien appose partout sa griffe : sur les uniformes d’Air France, la déco d’un hôtel à Paris, l’habillage du  » Petit Larousse Illustré  » ou l’intérieur des nouveaux TGV… Et s’impose comme l’un des créateurs majeurs des dernières décennies.

Il avait promis que sa dernière collection haute couture, sous l’égide de LVMH, n’était  » pas conçue dans le deuil et [restait] fidèle à sa première impulsion « . A cette unique confidence, la veille du grand jour, au quotidien français  » Le Figaro « , Christian Lacroix est resté fidèle. Le 25 janvier dernier, il a fait défiler sous la verrière de l’école des Beaux-Arts, à Paris, une collection haute couture printemps-été 2005 mille fois applaudie. Avec des broderies xviiie, un trench à jabot volanté, des couleurs vibrantes, des n£uds de satin et velours pour retenir pans de robe et autres jeux de volumes, Christian Lacroix a offert une nouvelle démonstration de son éblouissant talent. C’est cet art-là qui était applaudi. Mais nul doute que c’était aussi l’attachement qu’ont pour lui clientes et journalistes.

Un défilé magistral, ce tonnerre d’applaudissements et d’£illets jetés au vent était comme un pied de nez à LVMH, qui a décidé de revendre la maison Christian Lacroix au tout début de cette année. Motif de cette vente au groupe américain Falic, spécialiste du duty-free ? Christian Lacroix n’est pas une maison rentable. Un véritable paradoxe, quand on voit combien les travaux du couturier, avec d’autres marques et maisons, sont nombreux et fructueux.  » Le sort de Christian Lacroix n’est pas encore décidé, affirmait, à la sortie du défilé, Nicolas Topiol, représentant des frères Falic en France. Nous ne sommes pas pressés, il faut lui laisser le temps, qu’il puisse apprendre à nous connaître.  »

Ils sont rares les créateurs de mode qui ont réussi à multiplier les collaborations sans nuire à leur image. Pierre Cardin fut l’un des premiers à s’y frotter… Et à s’y brûler les ailes. Car il ne suffit pas de poser sa griffe sur un objet. Il faut encore définir son image et ses envies. Se rendre accessible sans se déprécier. Christian Lacroix y parvient à merveille. Le couturier français multiplie les expériences et les lignes depuis la création de sa maison de couture, en 1987. A l’époque, et en un rien de temps, il est présenté comme le  » nouveau Yves Saint Laurent « .

Après un passage par les maisons Hermès, Guy Paulin et Jean Patou, Christian Lacroix rencontre Bernard Arnault. Cet homme d’affaires crée la maison de couture Christian Lacroix ; la griffe lui appartient donc. Le couturier, lui, est le directeur artistique et n’a pas de part au capital de la société qui porte son nom. Il a toutefois sa propre entreprise : XCLX, fondée en 1991. C’est par cet intermédiaire que Christian Lacroix peut collaborer avec d’autres enseignes, pour peu qu’il ne s’agisse pas de mode. Ce domaine-là est la chasse gardée de LVMH, à travers les maisons Christian Lacroix et Pucci, dont le couturier est également directeur artistique depuis 2002. Quand il dessine les uniformes d’Air France, c’est donc à travers la maison de couture. Pour le reste, et à travers XCLX, Christian Lacroix peut multiplier les collaborations comme designer, illustrateur ou costumier.

Pas une simple opportunité, mais une véritable vocation. Christian Lacroix est bien plus qu’un créateur de mode. D’ailleurs, la mode pour la mode ne l’intéresse pas. Il  » pense  » un univers complet et joue les touche-à-tout avec délectation. Quand ce n’est pas pour répéter à loisir que,  » dans un monde de globalisation « , les lignes  » banales et marketées  » l’ennuient. L’ennui, Christian Lacroix le chasse donc au galop et au boulot. Il multiplie les lignes et les ambitions à travers le prêt-à-porter (1988), les accessoires (1989) puis les lignes Bazar (1994) et Jeans (1996). Mais dès les débuts de sa maison de couture, l’Arlésien signe également des costumes pour le théâtre, l’opéra ou le cinéma. Il démarre, en 1987, avec les costumes de  » Tarnished Angels « , à l’Opéra de Paris. En 1996, il est même récompensé par le Molière du Meilleur Créateur de costumes pour  » Phèdre « , à la Comédie-Française. Invariablement, et parfois plusieurs fois par an, il collabore avec des metteurs en scène, chorégraphes et réalisateurs comme Bianca Li, Robert Wilson, Diane Kurys ou Mikhaël Baryshnikov. Vincent Boussard est l’un de ceux-là. En 2003 et 2004, il a travaillé avec le couturier parisien pour les costumes de  » Il Re Pastore  » de Mozart et  » Eliogabalo  » de Cavalli, qu’il mettait en scène au Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles.  » En 2000, quand nous avons collaboré ensemble pour la première fois, se souvient-il, je n’étais qu’un jeune et obscur metteur en scène, alors que Christian Lacroix était déjà un très grand couturier. Et pourtant, si j’avais eu peur de travailler avec lui, il aurait été aussi peureux que moi ! Nous nous sommes découvert une formidable capacité à travailler ensemble, et très vite.  »

La question du sens

Couturier et metteur en scène se retrouveront en 2006, toujours à la Monnaie, pour  » Cosi Fan Tutte  » de Mozart, en alternance avec  » Il Re Pastore « . Tandis que Christian Lacroix signe les costumes de  » Die Frau Ohne Schatten  » ( » La femme sans ombre « ) de Richard Strauss, à partir du mois de juin, à la Monnaie encore et sur une mise en scène du Canadien Matthew Jocelyn.  » Christian Lacroix n’agit pas en homme de mode mais en costumier, poursuit Vincent Boussard. D’ailleurs, je pense que ça ne l’intéresse pas de faire de la mode sur une scène de théâtre. Au contraire, il a cette capacité extraordinaire à se mettre toujours au service de l’£uvre. Il n’est pas seulement obsédé par un pli ou un tissu, il pose la question du sens. Sa sensibilité et sa puissance expressive font de lui un véritable pont entre le passé et la modernité en devenir. Christian Lacroix intègre les styles anciens tout en captant le contemporain. Il invente et réinvente sans jamais tomber dans la mode, dans le truc branché du moment. Il n’est ni passéiste, ni obsédé par la modernité. Il est juste plein de bagages et d’histoires.  »

Les histoires, c’est ce que le couturier s’évertue à raconter au fil de ses collaborations. Quand il lance sa ligne d’arts de la table en 1997, et en collaboration avec Christofle, c’est parce que, dit-il,  » comme en mode, j’aime se faire rencontrer les époques et aussi les horizons, le baroque et la simplicité « . Christian Lacroix est un sentimental, pour ne pas dire un sentimentaliste. Quand il touche à quelque chose, c’est parce qu’il a été ému. Rien n’est fait au hasard, tout se déroule comme une histoire. Pour le centenaire du  » Petit Larousse Illustré « , édition 2005, il se colle à un habillage du dictionnaire, avec couverture et Semeuse revisitée, mais aussi lettrines à la mode Lacroix. Autour de cette collaboration, il raconte une histoire. Son histoire. Explication :  » Quand on m’a proposé d’illustrer la couverture et les lettrines du  » Petit Larousse « , j’ai été étonné : pourquoi moi ? (…) Mais c’est le genre de projets qu’on ne peut pas refuser. C’est comme la Légion d’honneur ! (…) C’est à travers le  » Petit Larousse  » que j’ai approché l’histoire du costume. J’étais fasciné par ses planches. Je pense que le  » Petit Larousse  » est pour beaucoup dans ma vocation.  » Une fois encore, Christian Lacroix y met du sens.  » Pour moi, tous ces projets ne font qu’un « , confirme-t-il au  » Monde « , en décembre dernier. Tous ces projets ? Une foule d’objets et décors réinventés.  » Je ne suis pas un artiste, confie-t-il en, 2003, à  » Marie Claire Maison « . Mon métier procède des  » arts appliqués « , appliqué au quotidien. Cet équilibre entre abstrait et concret me passionne. Au BAC, le sujet de français était une citation de Théophile Gauthier :  » Tout ce qui est utile est laid « . Je m’efforce depuis de prouver le contraire.  »

En 2001, Christian Lacroix lance une ligne enfants. On y retrouve les codes de la maison, des broderies d’aspect fait main, et certains imprimés même directement inspirés de la haute couture. En 2002, il est nommé à la direction artistique de la maison florentine Emilio Pucci. L’expérience est une pure réussite puisque LVMH, propriétaire de la marque, se félicite du succès de cette griffe sortie des oubliettes. En 2003, il sort une compilation  » Patchwork  » de ses musiques préférées, mais il est aussi choisi par Air France pour dessiner ses futurs uniformes, et par la SNCF pour habiller l’intérieur des futurs TGV. Les deux projets vont voir le jour cette année. En 2004, il présente sa première collection de prêt-à-porter masculin, en faisant défiler ces messieurs au côté des demoiselles. Il lance également sa ligne de lingerie, signe un corset pour le Re-Invention World Tour de Madonna, met en scène les grands magasins parisiens du Printemps pour les fêtes de fin d’année et crée une collection exclusive pour l’occasion, £uvre à la direction artistique de l’almanach  » 30 ans de culture  » du quotidien français  » Libération « , signe l’autobiographie  » Qui est là ? » aux éditions Mercure de France ou bien encore le décor d’un petit hôtel parisien.

Un rêve d’enfant

L’homme est inépuisable. Inépuisable d’histoires. Pour l’hôtel du Petit Moulin, Christian Lacroix imagine  » dix-sept ambiances, correspondant à chacune des dix-sept chambres, comme dix-sept façons de vivre le Haut-Marais « .  » J’ai eu l’impression de retrouver un rêve d’enfant laissé en route, lâche-t-il en évoquant sa collaboration à ce projet hôtelier (trois autres établissements devraient voir le jour, toujours à Paris). Habiter à l’hôtel, se construire chaque jour un décor  » couleur du temps « , composer des ambiances en volume et non plus seulement sur le papier ou à travers des collections de mode. J’ai été surtout conquis par ce concept d’hôtels plutôt intimistes, hors des sentiers battus par les grandes chaînes classiques, uniques.  » C’est un leitmotiv dans ses discours : sortir des carcans, des lignes toutes tracées. Et c’est sans doute aussi pour être là où on ne l’attend pas que Christian Lacroix touche à tout.  » Enfant, je fantasmais sur un agenda plein, déclare-t-il au quotidien  » Le Monde  » en décembre dernier. Si j’avais pu imaginer celui que j’ai actuellement, je crois que je me serais évanoui de bonheur.  »

Si l’issue de la maison Lacroix est encore incertaine, le couturier, lui, a offert une démonstration magistrale de son art lors des collections de haute couture, à Paris. Il continue de faire rêver, rentable ou pas.  » Christian Lacroix est connu pour sa créativité inépuisable, analyse Estelle le Moing, du bureau de style Peclers Paris. Son univers est très séduisant pour le public, dans la mesure où il renouvelle les codes, mélange les genres, associe les couleurs. C’est un monde chatoyant et vivant dans lequel on peut se reconnaître. Il y a du spectaculaire dans son usage de la couleur. Pour les marques et grands magasins, avoir une signature comme celle de Christian Lacroix, c’est un succès garanti et une couverture médiatique assurée. Ce genre de collaboration relève, pour reprendre une initiative des magasins Habitat, du Very Important Product. C’est plus facile de s’offrir du Lacroix pour le Printemps que du Lacroix tout court.  » Et Vincent Boussard de conclure :  » J’ai toujours l’impression que Christian Lacroix est né au monde avant moi. Il a une sensibilité clairvoyante et saisit l’écume de notre temps, son immédiateté. C’est quelque chose de rare…  »

Amandine Maziers

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