On crut d’abord à un canular quand on vit surgir ici et là des messages persos au fronton de tee-shirts customisés. Cela allait de la petite annonce très sage du genre  » J.H. sérieux donne cours de math  » à l’invitation nettement plus salace comme  » Fuck me I’m famous !  » (ponctuant une soirée homonyme aux Bains-douches à Ibiza, en 2001) en passant par le cocasse  » A 28 ans, il habite toujours chez ses parents  » (en référence au film  » Tanguy  » d’Etienne Chatiliez).

Un feu de paille, se disait-on. Une bouffonnerie textile à mettre au crédit de quelques rigolos débrouillards. Pourquoi les gens iraient-ils exhiber au grand jour des états d’âme qui n’intéressent a priori qu’eux ? Mais c’était sans compter sur le culte galopant du moi, et de son corollaire, cette exhibition complaisante de l’intime dont la télé-réalité s’est depuis fait le zélé chroniqueur. Du coup, de Hollywood à Bledville, les poitrines sont devenues de plus en plus bavardes, énumérant les angoisses, désirs et frustrations de leurs propriétaires. Après tout, le tee-shirt en avait déjà vu de toutes les couleurs en un siècle d’existence. Une mue de plus ou de moins…

Toujours à l’affût des murmures de la rue, les créateurs de mode allaient rapidement se brancher sur l’affaire. Lors des défilés parisiens de l’hiver dernier présentant les collections féminines printemps-été 2006, on vit ainsi Sonia Rykiel nous faire la liste de ses lubies (le chocolat, le beau, le sexe, etc.), Vivienne Westwood marteler ses convictions pacifistes (avec ce slogan  » I am not a terrorist. Please don’t arrest me « ) et Alexander McQueen afficher au grand jour ( » We love you Kate « ) son soutien au mannequin Kate Moss, alors en transit au purgatoire suite à la publication de vilaines photos la montrant le nez dans la poudre.

Certains les avaient devancés sur cette voie du slogan narcissique. Comme les Britanniques de Company C+P qui, en 2001 déjà, imaginaient un maillot agrémenté d’un velcro livré avec un jeu de lettres, permettant ainsi de clamer en silence ses réflexions comme ses humeurs du jour…  » Les mots imprimés suscitent l’imaginaire et piquent la curiosité, c’est un geste vers l’autre, une interpellation qui dit « moi », diagnostique avec lucidité Sonia Rykiel. Le tee-shirt à message est une façon de s’exhiber, une anecdote, une manière de ne pas être tout à fait comme les autres.  » Ou en tout cas de penser ne pas l’être.

A c£ur ouvert

Le tee-shirt serait donc à la mode ce que le blog est à Internet. Une feuille blanche où l’on peut, au choix, se répandre, se réinventer, se mettre en scène. Bref, un moyen de rompre l’anonymat et de savourer un instant la caresse fugace de la notoriété. Et tant pis si l’on s’est porté soi-même au pinacle. Prêcher, même dans le désert, c’est déjà un peu exister…

Dans  » L’Ere du vide  » (Gallimard), le philosophe Gilles Lipovetsky résume la trame du scénario cousu de fil blanc (sans doute du coton…) qui se joue sous nos yeux.  » Le procès de personnalisation a promu et incarné massivement une valeur fondamentale, celle de l’accomplissement personnel « , écrit-il. Et d’ajouter un peu plus loin que ce qui compte aujourd’hui, c’est de  » s’exprimer quelle que soit la nature du « message » ; le droit et le plaisir narcissique à s’exprimer pour rien, pour soi, mais relayé, amplifié par un médium « . En l’occurrence un bout d’écran, un morceau de tissu ou une simple feuille de papier, l’édition étant toujours une piste d’atterrissage prisée pour les confidences en tous genres comme en témoigne la montagne de livres dont accouche chaque année la rentrée littéraire.

Messages sur mesure

Mais revenons au tee-shirt. Et plus exactement au contexte qui a permis à ce vêtement de prendre la parole.  » On assiste aujourd’hui à l’exacerbation d’un phénomène qui s’est imposé au début des années 2000 : la communication instantanée, nous explique Charlotte Brunel, journaliste et auteur d’une brique sur ce basique de la garde-robe intitulée tout bonnement  » T-shirt  » (Assouline). Pour vivre au plus près de ce présent sacralisé, les gens dans le coup vont avoir tendance à privilégier des supports qui permettent de relayer immédiatement leurs sentiments ou de réagir à chaud à un événement. Or, le tee-shirt offre cette souplesse. D’autant que les techniques d’impression se sont sensiblement démocratisées ces dernières années.  » De fait, un ordinateur, un peu d’imagination et une feuille de papier transfert suffisent à donner vie à une banale surface de coton. Pour un travail de pro, on pourra toujours s’adresser aux boutiques spécialisées que l’on trouve désormais à tous les coins de rue. Ou se fier au flair de sa souris pour dégoter l’un des nombreux sites Internet qui se proposent de concrétiser les fantasmes textiles les plus fous. Au sur-mesure, les moins inspirés préféreront sans doute piocher dans les catalogues en ligne le slogan qui leur colle à la peau. Entre les grosses enseignes (T-shirt avenue par exemple) et les petites boutiques artisanales (comme les Bruxellois Famous Item, spécialistes des allusions cinématographiques ; Nadine Belgium, experte en belgitude ; Lucky Loser, tendance alter ; ou Fireman, esprit vintage), ils n’auront que l’embarras du choix.

Que les people figurent en première ligne dans cette guéguerre des slogans nombrilistes ne fait évidemment qu’alimenter l’engouement pour l’étalage de ses petites et grandes obsessions. On a ainsi vu l’an passé Britney Spears enceinte se faire photographier avec un tee-shirt portant la mention  » J’ai un ticket gagnant  » accolée à une flèche pointée vers son ventre rond, ou Pamela Anderson déambuler avec l’inscription  » Jésus est mon mec  » barrant sa poitrine, ou encore Eva Longoria, vedette de la série culte  » Desperate Housewives « , déclarer en toutes lettres  » Je porterai ton bébé, Brad  » à l’annonce de la rupture entre l’acteur américain et Jennifer Aniston. Très délicat…

Pour être complet sur ce grand débat de société, on pourrait encore citer le cas des s£urs Hilton, qui ne faisaient pas mystère de leurs préférences, toujours par tee-shirt interposé, l’une pour le  » Team Jolie  » (sous-entendu : Angelina Jolie, la nouvelle conquête de Brad Pitt), l’autre pour le  » Team Aniston  » (l’ex)…  » Le tee-shirt sert de placard publicitaire, mais, pour la première fois, le produit à vendre n’est plus une voiture ni un soda, c’est l’individu lui-même « , faisait remarquer dernièrement dans « L’Express » la psychiatre Catherine Joubert, coauteur de  » Déshabillez-moi. Psychanalyse des comportements vestimentaires  » (Hachette Littératures).

Fibre protestataire

Outre les ragots, les interpellations politiques s’invitent également sur les torses. On parle toujours de soi mais à travers sa vision du monde cette fois. Quand Vivienne Westwood clame qu’elle n’est pas une terroriste, elle adopte clairement une position idéologique. De même, ce marcel entraperçu dans la collection Homme été 2006 de Dolce & Gabbana fait figure de calicot protestataire dans le contexte actuel. En son c£ur, un pastiche d’une pub Pepsi avec ces mots amers :  » Come alive !  » Difficile de ne pas y voir une allusion aux soldats, notamment italiens, envoyés au casse-pipe en Irak. Et par ricochet, une critique de la politique proaméricaine menée par il Condottiere.

Plus près de chez nous, épinglons encore ces tee-shirts du MR détournant, au propre comme au figuré, la célèbre photo du Che réalisée par Alberto Korda. On ne se contente pas d’exprimer ses idées oralement, on les porte sur le dos histoire d’en faire profiter tout le monde. Et pour être sûr que le message soit bien reçu, on privilégie les symboles universels. Le styliste belge Raf Simons appliquait déjà ce principe en 1998 quand il remit au goût du jour toute la panoplie punk, pochette de disque des Sex Pistols et symbole anarchiste en tête. Ou le tee-shirt comme porte-drapeau des opinions de son occupant…

De l’éthique à la provoc

Miroir de la conscience collective, le maillot endosse toutes les préoccupations modernes. Il accorde du coup aussi une large place aux considérations éthiques. Deux possibilités : soit le fabricant clame son engagement à travers un cahier des charges strict (ouvriers payés correctement, refus du travail des enfants, etc.) relayé par le tamtam médiatique comme chez American Apparel. Pas besoin dans ce cas d’afficher sa devise, le tee-shirt en lui-même est un manifeste. Soit, plus classique, l’engagement éthique se décline en mots ou en images à même le tissu. Avec plus ou moins d’originalité.

L’opération  » Designers Against Aids  » de notre compatriote Ninette Murk démontre, par exemple, que bons sentiments et créativité peuvent faire bon ménage. Son but : sensibiliser les jeunes Européens au virus et récolter des fonds pour des projets concrets. Pour cela, elle a demandé à des designers et des célébrités d’imaginer des tee-shirts (sponsorisés par Umbro) mettant l’accent sur la prévention. Non sans succès puisque des stars de la trempe de Robert Smith (The Cure), Bernhard Willhelm, The Cardigans, Calvin Klein, Chicks on Speed ou Gorillaz ont répondu à l’appel.

Cela dit, le ton n’est pas toujours aussi politiquement correct. Il peut prendre une tournure nettement plus grinçante, voire insolente. Quelques labels comme Analogon ( » I shot Britney  » ou  » I shot Paris H. « ), Denim Addikt ( » Cocaïn it’s rich men’s aspirine « ), Pornstar, FCUK ou De Puta Madre se sont ainsi fait les champions des slogans corrosifs. Ce dernier est particulièrement dans le viseur des ligues de vertu. Outre une sulfureuse réputation liée à la personnalité de son fondateur, un trafiquant colombien repenti, il égratigne la bienpensance en parsemant ses tee-shirts de formules aussi fleuries que  » Fuck Barbie « ,  » Sex Trainer  » ou  » Cocaina Delivery Service « . Un langage cru qui plaît aux jeunes, et particulièrement aux jeunes belges, notre pays étant le deuxième marché de la griffe derrière l’Italie. Pourquoi cet engouement ?  » Parce que les jeunes se reconnaissent dans les discours musclés et provocateurs, ils n’ont pas envie de passer inaperçus « , répond la représentante de la marque en Belgique.

Un ton qui provoque quelques grincements de dents même si le tee-shirt renoue ici avec l’esprit contestataire de ses origines. Car on l’a un peu oublié mais ce symbole de la consommation de masse (deux milliards de pièces écoulées chaque année…) était à l’origine l’attribut des classes ouvrières et des  » bad boys « , incarnés au cinéma notamment par les inoubliables James Dean et Marlon Brando, tous deux adeptes du look  » slob  » combinant jean et tee-shirt. Par la suite, il sera de toutes les révolutions, féministe, homo ou, plus récemment, alter. A croire que la subversion est inscrite dans ses fibres !  » Cette mode du vêtement agressif est troublante car elle traduit une remise en question des valeurs fondamentales de la société comme la politesse, le respect de soi ou de l’autre. Mais c’est davantage une récupération de la violence et d’un certain malaise à des fins mercantiles qu’une véritable provocation contestataire « , nuance le sociologue Jean Rossiaud.

Messages explosifs

Pour l’anecdote, signalons qu’afficher ses couleurs politiques sur le thorax n’est pas sans risque. Une Américaine en a fait l’amère expérience, il y a quelques mois. Elle a été promptement débarquée d’un vol intérieur par les autres passagers. Son crime ? Avoir porté un tee-shirt peu amène – c’est un euphémisme – à l’égard de George Bush et de ses acolytes… Dans un registre tout aussi sensible puisqu’il touche à la religion, La Redoute a aussi fait les frais d’un dessus explosif. Le spécialiste de la vente par correspondance a en effet été contraint de retirer un article de son site après s’être rendu compte que les arabesques qui ornaient un polo sans manche, et que le designer avait pris pour un joli dessin, étaient en réalité un verset du Coran stipulant que  » Mohamed est le messager de Dieu « . Risqué par les temps qui courent…

A noter encore que les experts du marketing ne sont pas restés les bras croisés. On a même vu une agence de communication, belge de surcroît, lancer des tee-shirts frappés du logo  » non fumeur « , pas tant pour inciter les gens à arrêter de se griller les poumons mais bien avec l’idée de marteler ce slogan porteur pour en faire ensuite une marque à part entière déclinable sur d’autres produits. Comme quoi, il n’y a pas de fumée sans feu.

Si l’exhibitionnisme est porté par un climat propice, la vraie nouveauté, comme le rappelle Charlotte Brunel, ce n’est pas tant que les tee-shirts palabrent (les années 1960 et 1970 ont eu leur lot de slogans beatniks et autres), mais bien le ton utilisé.  » Les messages sont souvent moins subtils, plus directs qu’avant, note-t-elle. Comme si les gens avaient besoin de se faire comprendre dans la seconde.  » Encore cette obsession de l’instantané sans doute. De là à en conclure que le tee-shirt file un mauvais coton…

Laurent Raphaël

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