Thierry Le Gouès emmène la photographie de mode vers des territoires dénudés, dans un no man’s land déserté où les créations mythiques de Paco Rabanne sacrent d’impériales beautés noires. Mais ses images exaltent aussi le corps des modèles qui est parfois durement mis à l’épreuve par la pose… Ses filles ? De vraies Amazones.

Ivoiriennes, Sénégalaises, Antillaises, Américaines : Thierry Le Gouès les prend toutes dans un bras-le-corps photographique qui sublime des silhouettes à peine terrestres. Fringuées de cotes de maille princières et d’improbables coiffes tendance métallurgique, ses modèles portent du Paco Rabanne avec une fausse désinvolture mercurienne.

Ce photographe né à Brest en 1964 s’est lancé à l’âge de 22 ans en £uvrant pour le groupe Condé Nast Italie et s’est forgé une réputation internationale en publiant  » Soul « , un très bel ouvrage sur le nu et le noir, en 1998. Du coup, les commandes de luxe pleuvent : pour la pub (Nike, Levi’s), la mode (Saint Laurent) et les magazines ( » Glamour « ,  » Vogue « ,  » The Face « ).

Stylistiquement, Thierry Le Gouès s’inscrit dans la lignée des metteurs en scène des sens tels que Mondino, voire Goude. Son tout nouveau livre pertinemment titré  » Amazones  » (*) précède une prochaine exposition bruxelloise qui ne décevra pas les amateurs de noir et blanc solaire. Juste aboutissement pour le gamin breton qui rêvait d’un ailleurs plus éclatant. Pour Weekend, au fil d’une longue interview, il évoque avec passion son travail artistique et raconte quelques savoureuses anecdotes sur les coulisses du métier. Mais contrairement à ses modèles, dont le boulot est l’exhibition, l’intéressé fait preuve d’une stricte volonté de discrétion et refuse d’apparaître en photo. L’ultime  » cliché  » pour un photographe ?

Weekend Le Vif/L’Express : Comment est né le projet d’  » Amazones  » ?

Thierry Le Gouès : Par une rencontre avec Paco Rabanne en 2000 : je m’étais toujours intéressé à son style et j’ai eu envie d’avoir accès à ses archives, de photographier ses robes métal, ses créations plastiques… Paco est parmi les premiers à avoir fait défiler les mannequins noirs vers 1964-1965 et il avait aimé mon livre  » Soul  » qui traite du corps et de la nudité noirs. Il a mis à ma disposition toutes ses archives que j’ai retrouvées dans un garage un peu déglingué, dans des boîtes en bois. J’y ai découvert un véritable trésor de guerre. Paco est un vrai fétichiste de la matière, un futuriste dont le délire visuel des années 1960 n’a toujours pas été

banalisé et ne le sera sans doute jamais.

Un garage ? On est loin de la sacralisation du vêtement.

Oui, on est loin d’Yves Saint Laurent qui, lui, a tout gardé, tout répertorié, dans des frigos à température constante. Tout comme Cardin qui possède aussi son propre musée. La mémoire de la mode est une notion très contemporaine : personne ne pouvait prédire, il y a quarante ans, que ces créations de Paco deviendraient cultes.

De quel milieu êtes-vous issu ?

Un milieu ouvrier de Brest, sans guère de culture. J’ai eu la chance de faire une école photo à 16 ans, puis de beaucoup m’intéresser à la musique. La beauté de la lumière bretonne ne me touchait pas beaucoup à l’époque ( sourire).

Qu’avez-vous découvert sur Paco Rabanne ?

Déjà, l’homme tranche sur son image : c’est quelqu’un de drôle et d’intelligent qui joue, par exemple, de la  » réincarnation  » : il m’a dit que j’avais dû être pute dans une vie antérieure ( rires). Je pense que ma remise en scène de ses vêtements est quelque chose qui, au final, l’a beaucoup ému.

Paco Rabanne a été parmi les premiers à s’intéresser à la culture noire…

Oui, c’est quelqu’un qui s’est toujours ouvert aux autres cultures et je crois qu’il a été sensible à la beauté des peuples nomades, les Masaï, les Noubas, sentant que pour des vêtements très graphiques, leur corps faisait merveille.

Votre livre présente des corps noirs comme disséminés sur une planète inconnue, dans des tonalités noir et blanc extrêmes, violentes et sensuelles. On voit des extérieurs, mais on devine aussi l’espace du studio…

Sur deux années et demie, j’ai fait des essais en studio ou alors dans des endroits qui rappellent l’univers de Paco : dans le Sahara marocain ou sur l’île de Lanzarote qui est une terre volcanique, toute noire, apte à un imaginaire futuriste. J’ai travaillé dans l’eau, dans le sable, avec des lumières qui rendent l’image encore plus improbable, des nuits américaines ( NDLR : une technique qui permet de filmer, de photographier de jour des scènes en extérieur censées se dérouler la nuit) un peu fausses. Des ambiances lunaires.

Les photos sont-elles, comme dans la plupart des cas aujourd’hui, retouchées en numérique ?

Non, pas du tout : il s’agit d’un travail argentique complet, à l’Hasselblad. Je pratique l’école classique, un format carré, flashé. Il y a très peu de retouches en fait. J’essaie d’avoir déjà l’effet sur le film. Aujourd’hui, 60 à 80 % des photographes de la mode travaillent en numérique. C’est une autre façon de travailler, presque un autre métier. L’argentique est encore un terrain de liberté : personne ne peut regarder d’emblée ce qui est fait, sur ordinateur, et faire des remarques. Moi, je sais qu’avec tel éclairage, telle émulsion, telle ouverture, j’aurai un certain type de résultat.

Le noir et blanc s’imposait-il d’emblée ?

Je n’ai même pas approfondi l’idée de la couleur, pour moi le noir et blanc était une évidence : les peaux étaient noires avec des teintes très profondes.

Comment se passe le travail au quotidien avec des mannequins aussi  » femmes fatales  » ?

Quand je travaille, je suis concentré sur le résultat de mon image ( rires), même s’il y a toujours un jeu de séduction entre le mannequin et le photographe. L’homme n’est pas de marbre ou alors, il peut l’être ( rires). Il faut imaginer que cela se passe souvent dans un studio, sur un énorme fond blanc, entouré de flashes, sans forcément beaucoup d’intimité ! Cela dit, il m’est arrivé d’être éberlué par la beauté d’une fille.

Et alors ?

Et alors, je fais mes photos et je ferme ma gueule ( rires).

N’y a-t-il pas un rapport de pouvoir selon le statut, le  » vedettariat  » respectif du photographe et du mannequin ?

S’il y a un rapport de force, il y aura de l’appréhension, et le travail s’en ressentira. J’ai pu l’avoir avec certains mannequins superstars : la fille fait chier, il faut gérer ses caprices et éviter qu’elle ne se casse. Généralement, si la fille est persuadée que c’est elle, de toute manière, qui  » fait  » la photo, cela ne donnera rien d’intéressant. Là où cela se passe le mieux, c’est avec les filles peu connues qui ont envie d’images, envie d’aller jusqu’au bout. Ce sont les filles qui emmènent à la photo, qui donnent l’énergie, la générosité, tout ce qui fait une  » belle image « . Ce sont des filles capables de rester trois heures dans le froid, calées dans des poses qui n’ont rien de naturel. Le nu est superphysique.  » Amazones  » était plus soft que  » Soul  » mais beaucoup plus dur pour les filles !

De quelle manière ?

Ces vêtements pèsent trois tonnes : il faut pouvoir porter une robe de dix kilos dans les cailloux qui coupent, la cote de mailles rentre dans les fesses, blesse les genoux. On est un peu dans  » Qui êtes-vous Polly Magoo « , le film de William Klein, qui est une sorte de caricature de Paco Rabanne où l’on voit un type hystérique coupant des vêtements en métal : c’est le rayon quincaillerie du BHV ( NDLR : un grand magasin parisien) avec des rivets, des écrous…

De quoi amplement démythifier la photo de mode !

Il y a un côté petite main, artisan. L’envers du décor est toujours moins glamour : une séance, cela peut être deux heures de maquillage, quatre ou cinq heures de shooting, il fait froid, il y a du vent, comme à Lanzarote en avril, où la température ne dépasse pas 15 °C ! En plus, sur un projet comme ce livre, personne n’est payé, ni moi, ni les filles. C’est un test pour jauger sa propre inspiration…

D’où vient cet amour pour le corps noir ?

En faisant de la mode, j’ai découvert des filles, des Américaines, des Africaines. Assistant, j’étais confronté à ces filles qui débarquaient du monde entier : elles me semblaient vachement généreuses et toute cette imagerie black me plaisait. Elles étaient habillées et au fur et à mesure, je les ai déshabillées (rires).

Comment la femme noire est-elle aujourd’hui perçue aux Etats-Unis ?

Il y a plus de mannequins noirs sur les couvertures aux Etats-Unis qu’en France, où il n’y en a pas du tout ! Une obligation là-bas pour des raisons de discrimination positive et puis le marché est énorme. La France est un pays européen qui donne des leçons à tout le monde mais qui a des problèmes pour passer à l’acte. Je pense que l’intégration en France est zéro ! A la télé, à part les chaînes du câble, il n’y a pas de Blacks ! A l’Assemblée nationale, à la banque, pas de Blacks ! Et les Antillais ne sortent pas des impôts, des douanes ou de l’administration.

En revanche, l’Amérique est plus puritaine que la France !

Oui. Il y a quelques années, à la suite de  » Soul « ,  » Harper’s Bazaar  » m’avait demandé une série de portraits de stars de l’époque comme Naomi et compagnie. La série, pourtant très belle, est passée à la poubelle : cela devait être trop dénudé pour eux, bien qu’on ne voyait rien… Il y a une grosse censure dans les magazines américains : ils sont très consensuels. J’ai un pied-à-terre à New York parce que ma femme est américaine, elle était mannequin ! Elle est dans  » Amazones  » d’ailleurs. Mais on ne voit pas ses fesses ( rires).

L’Afrique semble à la mode sur le plan de  » main-d’£uvre de la beauté  » !

Oui, on peut appeler cela comme çà : le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Somalie, les pays de l’Afrique de l’Est… Il y a des concours partout maintenant. Des  » Ford contests « , des concours organisés par Elite ( NDLR : Ford et Elite sont des agences de mannequins très réputées dans le monde).

Parmi vos photos parues dans la  » French Revue  » (NDLR : magazine luxueux cofinancé par Thierry Le Gouès), il y a ces clichés pris à la Rocinha, l’une des favelas chaudes de Rio. Et puis aussi d’autres visiblement pris en Inde. Comment débarquez-vous dans ces endroits sans avoir l’air d’un touriste ?

Je suis allé à Rio avec mon copain Christophe Sauvat, le créateur de Antik Batik, qui entre partout ! On est allé chez les dealers du coin, les petits mecs du quartier auxquels on file un billet en fin de journée, donc on fait fonctionner l’économie de la favela. Au Brésil comme à Cuba ( NDLR : sujet de son livre  » Popular « ), c’est magnifique parce que tout le monde, à un degré ou l’autre, est métissé. La beauté est en avance sur nous et les gens ont une sorte de plaisir de se montrer. Il y a un côté  » show off  » prononcé…

Dans un pays comme l’Inde, n’a-t-on pas l’impression de débouler comme le Paris-Dakar, d’être soi-même, le  » sauvage  » ?

Oui, mais cela se passe dans le respect : je ne fais jamais de photos volées. Les Indiens adorent se faire photographier et le fait d’avoir une mannequin blonde avec nous, ramène très vite cinq cents personnes. Sur les bords du Gange, les gens ne prêtent absolument pas attention à vous, ils sont d’une grande tolérance. En revanche, dès que vous sortez une caméra vidéo, la méfiance est beaucoup plus grande.

Pour certains peuples, l’image de soi est comme son âme. Donc, on ne peut pas la  » voler « …

En Amérique du Sud, le rapport à l’image est complètement différent. On a l’impression, effectivement, de leur voler leur âme. Au Pérou, en Bolivie, on prend très vite un caillou dans la gueule. J’étais allé dans le Chiapas pour  » Vogue-Homme  » avec un mannequin et je demandais aussi aux gens si je pouvais les photographier portant tel ou tel vêtement. C’était compliqué mais je voulais tellement ces photos, que j’ai fini par y arriver. Dans un village d’indiens tzotzil, appelé San Juan Chamula au-dessus de San Cristobal, il y a un garde armé à l’entrée de la bourgade. Il fait partie d’une milice privée avec machettes et calibres : cela peut devenir très violent. Certains se sont fait sortir du village à coups de bâton pour avoir photographié à l’intérieur de l’église. Etre photographe, c’est aussi sentir les moments où il ne faut ni traîner, ni insister.

(*)  » Amazones « , chez French Editions/Studio Zéro. Exposition des photos du livre, jusqu’au 6 mai prochain, à la Young Gallery, à 1050 Bruxelles. Carnet d’adresses en page 152.

Philippe Cornet

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