Soyons révolutionnaires : osons la volupté! Les designers, les créateurs et les scientifiques, alchimistes du bonheur, misent en choeur sur la déco, la mode et la cosméto. Ils rivalisent de formes sensuelles, de matières douces et de textures légères. Un collage de sensations digne des toiles de Magritte, pour léviter confortablement, la tête dans les nuages et le corps en apesanteur.

Dossier réalisé par Béatrice Brasseur.

Photos : Denis Rouvre.

Assistant : Damien Grenon.

Stylistes déco : Béatrice Brasseur et Judith Mathon.

Stylistes mode : Juliette Blondel et Ingrid Highley.

 » L’être commence avec le bien-être « , disait Bachelard. Fervents adeptes de la douceur, nos contemporains acquiescent. Toujours plus stressés par une vie quotidienne effrénée et instable, ils n’ont ainsi qu’une idée en tête : appuyer à fond sur la détente… Celle du plaisir, bien sûr, qui, passé le seuil de la maison, les propulse illico presto dans un cocon rassurant, polysensuel et sur mesure. Confort, réconfort : c’est désormais le même combat qui se joue, en négligé de cachemire et les doigts de pied en éventail, pour plus de jouissance et de sérénité.

La révolution voluptueuse a commencé au mitan du XXe siècle, avec l’invention du  » confort moderne « . Si, dans l’immédiat après-guerre, les citadins en étaient encore à fantasmer sur l’eau chaude et le chauffage central, ils vont bientôt disposer d’une salle de bains, de WC intérieurs, de chambres individuelles, du tout-à-l’égout et des énergies modernes. Certes, il n’y a pas là encore de quoi  » péter dans la soie « ! Mais  » les corps, moins couverts, plus légers, plus libres grâce à la lumière et la chaleur diffuses dans tout l’habitat, éprouvent de nouvelles sensations. C’est le début d’une irrépressible quête de bien-être « , estime Claudette Sèze (1), directrice du Centre de recherche sur l’innovation industrielle et sociale à Paris. On s’équipe et consomme alors comme jamais auparavant (une frénésie stigmatisée dès 1958, par Jacques Tati « , dans son inénarrable film  » Mon oncle « ), tant et si bien qu’à la fin des années 1970 le confort moderne est devenu  » le mode de vie du salariat urbain « . Dès 1975, à l’horizon des désirs pointe le nirvana postmoderne, une nouvelle  » culture de l’intériorité et de la domus, nourrie de pratiques et de sensibilités inédites « , poursuit Claudette Sèze, qui relègue au placard le décorum hérité du XIXe siècle. Il ne s’agit plus d’épater la galerie, mais de s’épanouir dans une maison qui sert autant de refuge que de miroir. Aujourd’hui, le sociologue Jean-Claude Kaufmann parle d' » hyperconfort, une sorte d’enveloppe idéale dont les limites reculent toujours  » (2).

Insistant sur nos revendications pour le plaisir et le bien-être, Gérard Laizé, directeur général de VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement) à Paris, rappelle que  » le meuble est un accompagnement et un prolongement de l’être humain : morphologique, éducatif et culturel  » (3). Sur l’air connu de  » Je vous ai compris « , l’éditeur de mobilier contemporain Cinna s’est donc offert, l’automne dernier, une campagne de pub avec la complicité de ses designers les plus en vue.  » Ma démarche artistique? Le confort. Ça vous gêne?  » lance ainsi Didier Gomez, moelleusement calé dans son canapé baptisé…  » Opium  » (voir l’encadré page 128). Jadis réservé aux seuls fabricants de fauteuils relax pour le troisième âge, l’argument vaut aujourd’hui pour tous. Il rassure les chalands les plus douillets et ne manque pas de décrisper les plus coincés, qui n’hésitent plus à fouler aux pieds les codes de la bonne éducation. De la position dos droit et coudes au corps qui a flingué les côtes et les fessiers de générations d’enfants sages, le dimanche sur la banquette de grand-maman, on est passé à l’avachissement régressif sur de gigantesques canapés hyperprofonds où il fait bon paresser, jouer, bouquiner, grignoter et même travailler. Avec ses tablettes et ses petites lampes intégrées, l’immense Lazy Working Sofa (Philippe Starck/Cassina) a donné le ton, dès 1999. Le tout nouveau Flap (Francesco Binfarè/Edra), une interminable couche de 3,50 mètres aux courbes organiques, est équipé d’une ribambelle de dossiers, d’accoudoirs et d’appuis inclinables à volonté. Tandis que Jean-Claude Kaufmann (2) pointe  » la sophistication des perceptions, la prédominance de la sensation et de la personnalisation « , les éditeurs multiplient les propositions et les options permettant à chaque consommateur d’individualiser son confort.  » Comme on compose son look, on façonne désormais son bien-être sur mesure « , confirme Didier Gomez.

Toutes les postures sont autorisées : s’alanguir sur une méridienne (Free Time chez B & B), s’écraser mollement sur un pouf (Globulo, Zanotta); s’enfoncer dans un Sacco, la fameuse poire en Skaï remplie de billes de polystyrène qui épouse les lignes du corps (une icône du design créée en 1968 et rééditée par Zanotta cette année). Ou encore roupiller dans un canapé en forme de gros oreiller (Calin, Cinna) ou sur un fauteuil inspiré de la couette (Oumï, Inoui Design); se bercer doucement sur un fauteuil-balançoire (Réso Design) ; s’affaler sur un tapis-fauteuil (Kloc, Cinna), voire sur un authentique ovni (objet où se vautrer non identifié), tel Monster (Edra). Les faiseurs de tendances nous encouragent, eux, à  » lounger  » (se prélasser), vêtu d’un pyjama en cachemire, entouré de ses potes avachis au milieu d’un océan de coussins pour piocher dans un plat unique, bio de préférence. Le tout dans un intérieur  » feng-shuisé  » de la cave au grenier, est-il besoin de le préciser?

La débauche de formes sensuelles aperçue dans les Salons répond à ce désir croissant de volupté : canapé polymorphe chez Cinna, sofa hélicoïdal d’une pureté parfaite chez Moroso, duo fauteuil-repose-pieds tout en courbes (Frighetto), fauteuil en rondeurs maternelles créé en 1968 et réédité par B & B en 2000… Côté matières, on se la coule douce aussi. Selon Jérôme Declercq, président de la Biennale de la décoration, dont la 20e édition vient d’accueillir, à Paris, du 13 au 17 janvier dernier, 140 éditeurs et professionnels,  » l’heure est au confort, au raffinement et à la qualité. Désormais, on refait son intérieur pièce par pièce et on n’hésite pas à y consacrer beaucoup de temps et d’argent « .

 » Les tissus chauds – drap de laine, flanelle, feutre – ont la cote « , constate Paul Silvera, PDG de Silvera, distributeur parisien de mobilier contemporain. Dense, souple, moelleux, lourd insonore, le feutre est sorti de ses applications industrielles pour relooker nos  » sweet homes « , déguisé en doudous pour grands enfants (Anne Chedeville), en porte-revues (Des vertes et des pas mûres) et même en rocking-chair (Philippe Teste chez Eva Cingal). Au poil, encore, la fourrure, disséminée par petites touches naturelles ou synthétiques (plaids, coussins et bouillottes) ou carrément placardée du sol au plafond. En octobre, la société Saga Furs of Scandinavia décorait ainsi  » bestialement  » un appartement de 400 mètres carrés, salle de bains comprise, lors d’une soirée  » Fur-midable « . On y admira la version poilue du fauteuil Sunset de Christophe Pillet (Cappellini) et le couvre-lit hyperluxueux de l’italien Fendi (collection automne-hiver 2000-2001), réalisé en fox and wool – un  » fil de fourrure  » révolutionnaire, 50% renard, 50% cachemire.

Tout comme le canapé, le plumard – saint du saint du confort – s’agrémente de tiroirs, d’appuis-tête, de repose-pieds, de tablettes, de luminaires incorporés. Les matériaux high-tech issus de l’aéronautique et du sport colonisent les matelas pour, tout à la fois, soulager nos abattis et combattre les acariens : le  » visco-élastique  » thermosensible répartit le poids et régule la température (Tempur France); le Gomtex, une mousse poreuse haute résilience (densité), assure un soutien tonique (Swissflex) ; le latex masse le dormeur comme dans un rêve (Dunlopillo). Les couvertures, allégées, ont vu leur poids diminuer de moitié en cinquante ans : en laine polaire, elles ne pèsent que 350 grammes au mètre carré. Une légèreté que revendique également la firme DuPont de Nemours pour son matériau Quallofil Air garnissant couettes et oreillers.

 » La recherche de simplicité et de praticité au service de l’amélioration du confort apparaît comme le deuxième critère le plus important dans les motivations d’achat des Européens « , confirme une étude de l’Observateur Cetelem 2000. Gain de temps et de place, confort physique et intellectuel, tout cela participe à la quête hédoniste des Européens qui rechignent de moins en moins à dépenser pour peu que cela les fasse jouir.

(1)In  » Confort moderne « , une nouvelle culture du bien-être (Autrement, 1994).

(2)  » In Confort et inconfort « , dirigé par Christine Colin (Hazan, coll. Les Villages, 1999).

(3) Cité par François Bellanger, dans  » Habitat(s) « , éd. de L’Aube (2000).

Béatrice Brasseur

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