Face aux Etats soumis à des coupes budgétaires, de nombreuses marques de luxe viennent au secours du patrimoine historique et soutiennent les institutions culturelles. Un mécénat  » à l’américaine  » qui s’exporte plutôt bien.

Il n’y a décidément que Karl Lagerfeld pour oser dire tout haut ce que presque tout le monde pense tout bas. Face au parterre de journalistes venus découvrir les (bons) plans de Fendi pour la fontaine de Trévi au bord de la déliquescence, le directeur artistique de la maison italienne, docteur es petites phrases assassines, a livré sans ambages le constat qui s’impose aujourd’hui à plus d’un observateur.  » Quand les temps sont durs, comme c’est le cas en ce moment en Italie, il est important que les grandes maisons puissent oeuvrer pour le bien commun, non ?  »

Faute de trouver dans leurs caisses de quoi financer les indispensables rénovations, voire même l’entretien, de leurs monuments historiques, de plus en plus d’Etats, autrefois providence et désormais exsangues, n’ont d’autres choix que de laisser le privé prendre la main. L’Italie surtout, forcée, crise oblige, de réduire d’un bon tiers le budget du ministère de la Culture, n’en peut plus de ses chefs-d’oeuvre qui représentent pas moins de 60 % du patrimoine mondial inscrit à l’Unesco. Et les effets d’annonces se multiplient. Dernière en date à mettre la main au portefeuille, Fendi la Romaine est venue au secours de l’un des emblèmes de sa ville natale en s’engageant à couvrir l’intégralité des frais de lifting de la fontaine de Trévi. Coût de l’opération ? Plus de deux millions d’euros, avec à la clé une petite plaque commémorative mais, surtout, un joli capital sympathie et un livre judicieusement intitulé La Gloire de l’eau reprenant des daguerréotypes  » à l’ancienne  » signés Karl Lagerfeld, qui refera à coup sûr parler du projet dans la presse lors de sa sortie.

A Rome toujours, si le vénérable Colisée est en train de s’offrir enfin une sérieuse cure de jouvence, c’est grâce aux 25 millions d’euros investis par le groupe Tod’s, mécène unique de ce chantier colossal qui devrait s’achever en mars 2016. Le plus grand amphithéâtre jamais construit sous l’empire romain verra ses pierres noircies par la pollution minutieusement nettoyées. Les fissures et les brèches seront colmatées et les barrières métalliques qui obstruent les arches remplacées. Des travaux qui devraient aussi permettre un accroissement d’environ 25 % des zones accessibles aux quelque 6 millions de visiteurs qui y déambulent chaque année. Si le généreux donateur a bien reçu l’autorisation de communiquer autant qu’il le veut sur son action, pas question en revanche de barder l’édifice de campagnes publicitaires à l’effigie du célèbre mocassin aux 133 picots.  » Le Colisée appartient à tous les Italiens, nous ne tolérerons jamais que quelqu’un le défigure avec une campagne publicitaire « , a toujours assuré Diego Della Valle, fondateur de Tod’s, menaçant même de jeter l’éponge l’an dernier face aux accusations de ceux qui le soupçonnaient de vouloir faire de l’une des plus belles oeuvres de l’ingénierie romaine un nouveau Time Square.  » En tant que représentant à l’échelle mondiale du « made in Italy », c’est à la fois un devoir et un honneur pour nous de contribuer à soutenir l’image et la crédibilité de notre pays, mais aussi son héritage culturel « , poursuit le milliardaire italien pour expliquer son don.

Dans le même esprit, le très charismatique patron du groupe Only The Brave, qui détient Diesel, Maison Martin Margiela et Viktor & Rolf, a lui aussi ouvert généreusement les cordons de la bourse de sa fondation pour remettre à flot le pont du Rialto, à Venise.  » Je crois beaucoup dans un business modèle moderne où l’on n’hésite pas à mettre les ressources en commun pour un mieux, insiste Renzo Rosso. Lorsque vous faites des bénéfices, il me paraît juste d’investir une partie dans des projets culturels ou sociaux, surtout en ce moment. Je ne pense pas pour autant que le privé doive se substituer au public. En revanche, je suis convaincu que ces deux entités ont tout à gagner à collaborer ensemble pour rendre le monde meilleur.  » Cette fois encore, pas question d’affichage intempestif – l’emballage par Coca-Cola du palais des Doges s’étant plutôt avéré désastreux en termes d’image… – pendant la durée des travaux. Une discrétion, toute relative, est désormais de mise.

PLUS DE TRANSPARENCE

 » Contrairement au sponsoring qui a un but commercial immédiat avoué, ce type d’opérations vise plutôt à valoriser l’image de l’entreprise dans sa communauté, analyse Jean-Pierre Baeyens, professeur à l’ULB et titulaire de la chaire de marketing de la Solvay Business School. Les retombées de ces actions sont d’ailleurs très difficilement mesurables. On travaille ici davantage sur le long terme.  » Longtemps le privilège des hommes riches et puissants, qu’il s’agisse des rois ou des grands capitaines d’entreprises, le mécénat s’est progressivement professionnalisé.  » L’époque où le patron disposait d’un budget personnel pour soutenir qui il voulait sans avoir à rendre des comptes est aujourd’hui révolue, ajoute Jean-Pierre Baeyens. L’évolution de la gouvernance, le souci de transparence, surtout dans les grosses boîtes, a amené les entreprises à mettre sur pied des services dédiés aux initiatives qu’elles soutiennent, directement en interne ou via une fondation.  »

Etre le meilleur pote du DG ne suffit donc plus pour décrocher la timbale. Seuls les dossiers bien charpentés, capables de justifier au cent près où partira l’argent, ont désormais une chance de sortir du lot.  » L’idéal aussi, c’est qu’il y ait une cohérence entre votre business et le projet de mécénat que vous soutenez, note Jean-Pierre Baeyens. Tout dépend également du message que vous souhaitez faire passer. Plus on est une marque de niche, plus on peut se permettre de s’associer à des sujets pointus. Le mécénat plus grand public permet aussi de montrer que l’on est une griffe bien intégrée dans sa communauté.  » D’acquérir par là même une certaine respectabilité.

Si le mécénat dit  » social  » a davantage la cote – il reste plus porteur question image, surtout en période de récession – que son pendant culturel, celui-ci n’est en tout cas plus tabou, même dans les pays d’Europe, du Sud en particulier, où l’Etat a longtemps eu le monopole des subsides de la culture avec un grand C.  » Dans les pays anglo-saxons, en revanche, l’Etat a toujours été plus distant, rappelle Jean-Pierre Baeyens. On s’attend à ce que les « riches » épaulent la communauté grâce à laquelle ils ont réussi. On n’a pas non plus l’idée que l’argent du privé serait plus « sale » que celui du public et que l’accepter serait comme s’allier au grand capital, avec tout ce que cela représente. Personnellement, je n’ai jamais vu une institution culturelle soutenue par le privé perdre la liberté de ses choix. Cela relève du fantasme. Il est devenu essentiel pour ces institutions de diversifier leurs sources de revenus : ne dépendre que d’une seule, c’est encore plus risqué en temps de crise, surtout s’il s’agit d’un Etat qui n’a plus les moyens ou ne fait plus le choix politique de soutenir la culture.  »

Suivies par des groupes comme L’Oréal, LVMH ou Kering, particulièrement actifs dans le mécénat culturel, les entreprises américaines ont d’ailleurs importé leur modèle de soutien plus  » libéral  » en Europe. Les familles Rockefeller et David-Weill, entre autres, ainsi que deux associations, contribuent depuis de nombreuses années déjà à l’entretien et à la restauration permanente du château de Versailles. La maison Ralph Lauren, après avoir investi dans un hôtel de maître parisien du XVIIe siècle, boulevard Saint-Germain, pour en faire un flagship store exceptionnel dont le restaurant ne désemplit pas, a décidé de financer la rénovation de l’amphithéâtre d’honneur, au coeur de l’Ecole des beaux-arts de Paris (lire par ailleurs).  » J’aime les choses qui ont une histoire, pointe le créateur américain. Les objets qui ont été portés, altérés par le temps. J’ai soutenu la restauration du drapeau historique des Etats-Unis, le Star-Splanged Banner, pas seulement parce que c’était une pièce magnifique mais aussi pour ce qu’elle représentait : la liberté. L’Ecole des beaux-arts fait partie de l’histoire de la France, on y enseigne toujours et elle inspire encore les artistes.  »

DISCRÉTION DE RIGUEUR

Dans le mécénat, ce mariage de raison entre institutions consentantes, l’adage  » qui se ressemble s’assemble  » est plus souvent de mise que le principe physique de l’attirance des contraires…  » Il arrive aussi qu’une entreprise essaie de brouiller l’image que l’on a d’elle, remarque Jean-Pierre Baeyens. Il y a quelques années, un groupe texan qui cherchait à s’implanter en Europe a voulu s’associer avec le centre George Pompidou. Les responsables de Beaubourg ont d’abord regardé l’idée avec méfiance. Mais ils ont fini par travailler ensemble. Tout le monde avait à y gagner : l’entreprise apportait un budget conséquent. En échange de quoi, elle cassait le stéréotype du Texan sans culture. Elle ne cherchait pas à se faire connaître du grand public. Seulement à impressionner ses futurs partenaires d’affaires.  »

Car si ces soutiens financiers font souvent partie du  » plan com’ « , ils peuvent aussi se développer et se pérenniser dans la discrétion. En Belgique, cela fait plusieurs années maintenant que la maison Guerlain travaille avec La Monnaie, dans les coulisses.  » Cela s’est mis en place peu à peu, rappelle Guy de Beaugrenier, directeur de la filiale Benelux. Nous avons commencé par participer au dîner des mécènes qui a lieu chaque année sur la scène du théâtre. De fil en aiguille, nous avons renforcé notre lien. Nous sommes là lors des premières, nous offrons des cadeaux aux artistes. La Monnaie est à la fois une maison emblématique dans l’histoire de la Belgique mais c’est également un lieu artistique d’avant-garde. Guerlain aussi est une maison ancienne, chargée d’histoire, qui respecte son passé tout en s’en inspirant pour rester résolument contemporaine. Cette association allait de soi. Notre présence est discrète mais nous touchons là nos clients actuels et futurs. La rencontre se fait. C’est subtil mais concret. Entre deux maisons de luxe et de qualité, il est tout naturel de construire un partenariat.  » Un échange de bons procédés, en somme, entre gens du même (beau) monde…

PAR ISABELLE WILLOT

 » Quand les temps sont durs, il est important que les grandes maisons puissent oeuvrer pour le bien commun, non ?  »

 » Je n’ai jamais vu une institution culturelle soutenue par le privé perdre la liberté de ses choix.  »

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