Après Marc Jacobs, c’est Nicolas Ghesquière qui veille désormais à la création du prêt-à-porter féminin de Vuitton. L’ère est à la mutation, l’homme est un spécialiste du genre. Lui qui a redonné vie à Balenciaga entraîne le malletier dans un voyage où le luxe a désormais des accents ultracontemporains. Rétroactes.

Monaco, 17 mai 2014.

D’habitude, sur la place des Palais, les stars, ce sont les Carabiniers des Grimaldi et leur relève en fanfare. Mais ce samedi, personne n’a d’yeux pour eux, ni pour leur uniforme de parade, boutons dorés et pantalon bleu azur. Les 350 invités de Louis Vuitton se lèvent comme un seul homme, S.A.S la princesse Charlène de Monaco vient de faire son entrée dans la boîte de verre construite pour l’occasion sur son Rocher. Silence protocolaire, elle s’installe front row, comme tous les hôtes d’ailleurs, sur des sofas Pierre Paulin grège et blanc, une réédition pour LV et ce show qui se veut unique. Un peu plus loin, Charlotte Gainsbourg, Jennifer Connelly, Adèle Exarchopoulos, Gong Li et Zhang Ziyi dûment vêtues maison, le premier défilé Croisière du malletier peut débuter, il est 19 heures, les cloches sonnent, leur ding-dong immédiatement recouvert par la bande-son bidouillée par Michel Gaubert avec un morceau en exclu de Robyn et Röyksopp. Le sol s’anime avec les images hypnotiques du vidéaste Ange Leccia, c’est La Mer, l’eau sur les galets et les algues qui dansent.

En douze minutes, sans reprendre leur souffle, 47 jeunes femmes portent haut les couleurs, les matières et les silhouettes pensées par Nicolas Ghesquière, qui a pris la relève de Marc Jacobs six mois plus tôt. Poursuivant sur sa lancée – son premier défilé pour Louis Vuitton en mars dernier, avec accent fin sixties -, il revisite les années 70, mais pas que. Car l’homme est trop intelligent pour verser dans le copier-coller. Les matières jouent donc le pari de la modernité : de la soie, de la dentelle mêlée au Néoprène, des sequins superposés… Avec maestria, il se lance dans des juxtapositions  » pseudo-paradoxales « , dans une  » cacophonie  » de couleurs, littéralement proches du clash. Il manie la dissonance volontaire avec des imprimés papier peint ou lichen marin, des découpes losange, des rayures, de la maille Damier. Il accessoirise le tout d’une ceinture argentée à frange, de sacs plutôt mini, Petite Malle comprise, et de spectaculaires escarpins avec guêtres de gladiateurs. Les visages sont presque nus, les cheveux repoussés derrière les oreilles, allure  » bohémienne « , les girls next door reconnaissent leurs sosies, leurs amies. C’est que cette incursion dans La Croisière 2015 n’a plus rien à voir avec la garde-robe de dames comme il faut qui passaient l’hiver à lutter contre le mal de mer. Un maître mot, trois concepts en réalité :  » chemins de traverse, sensation d’un vestiaire habituel, même volonté d’intemporel « . On se dit, épaté, que c’est parce que Nicolas Ghesquière réussit le pari de la mutation qu’il s’inscrit dans l’Histoire.

Paris, 4 novembre 2013.

L’annonce est officielle : Nicolas Ghesquière est nommé directeur artistique de Louis Vuitton. Il succède ainsi à Marc Jacobs, qui a créé le prêt-à-porter de la griffe et en a assuré la direction artistique pendant seize ans. Lourde responsabilité, donc, mais ce jeune homme (42 ans) n’est pas n’importe qui. Il a quitté Balenciaga un an auparavant. C’est dans cette maison qu’il a grandi, est devenu ce qu’il est –  » une superstar « , couronnée comme telle par le Fashion Group International -, a acquis son savoir-faire et montré avec une intelligence control freak comment ressusciter une signature désormais délestée de son Cristobal. Il y est entré en 1995, pour s’occuper des licences – il s’agit alors de dessiner les tenues de golf, les robes de mariée à louer et les vêtements de deuil pour le Japon, rien de bien excitant, mais Balenciaga, c’est un nom et il est suffisamment malin et travailleur pour savoir qu’il va tout y apprendre. Deux ans plus tard, il est nommé à la direction de la création, il a vu juste.

C’est que cet autodidacte au regard si bleu se prépare depuis toujours à faire de la mode son destin. Il naît à Comines, grandit à Loudun, dans la Vienne, entre un père directeur de golf et une mère entraîneuse de natation, très vite il se met à esquisser sans fin des silhouettes à la Grace Jones années Jean-Paul Goude et, à 15 ans, durant les vacances scolaires, fait un stage chez Agnès B., section machine à café et photocopieuse. Ce qui ne l’empêche pas de regarder de tous ses yeux. Il poursuit sa voie, un autre stage chez Corinne Cobson, puis chez Jean Paul Gaultier, des débuts comme dessinateur free-lance et puis ce job pas trop  » glamour  » décroché chez Balenciaga. La foi en soi et l’acharnement, l’obsession et le jusqu’au-boutisme finissent toujours par payer.

L’homme est exigeant, avec lui-même, avec les autres. Ceux qui travaillent ou ont travaillé avec lui louent son enthousiasme, sa curiosité insatiable, sa force de travail et sa soif d’intense, son incroyable faculté à rebondir, à pousser l’élaboration au sommet de son inventivité. Bosser avec lui, c’est courir un  » marathon « , dans le sens du cheminement –  » Nicolas ne fait pas une collection en trois semaines mais plutôt en trois mois, c’est un long processus de maturation « . Son studio est un vrai laboratoire, où l’on débute avec  » un champ d’exploration à 360 degrés « , avec recherches de matières techniques et/ou inédites, ébauches de vêtements, de volumes, de broderies. Et lui qui redessine, des croquis esquissés rapidement, au fur et à mesure que les idées germent, l’une entraînant l’autre. Pour ne garder ensuite que l’essentiel en une sélection  » très pure « . Mais avec des dégâts collatéraux :  » Beaucoup de recherches finissent à la poubelle.  » C’est le prix à payer pour que Nicolas Ghesquière puisse chercher, tester, créer, faire évoluer, abandonner ou au contraire développer, innover. Ne pas s’étonner dès lors que l’on soit boosté par l’exigence de ce genre d’homme,  » il demande beaucoup, c’est épuisant mais enthousiasmant « . Ceux qui acceptent le défi ont pour eux l’envie d’officier dans un atelier où le processus créatif est poussé à l’extrême, et quand le doute s’installe, il n’est pas rare qu’ils se souviennent alors qu’ils ont été choisis par  » Nicolas « , qu’il ne tient qu’à eux de  » donner le meilleur « ,  » de faire des propositions qui lui plaisent et le séduisent « . Ils connaissent leur chance – avec lui, aucun systématisme,  » si son procédé, c’est la recherche et la technicité très grande, ce n’est pas pour autant un principe qui l’enferme dans des travers stylistiques « .

Mais cette foi et cet acharnement, cette obsession et ce jusqu’au-boutisme expliquent aussi pourquoi les ruptures sont parfois douloureuses. Quand, en mai 2014, dans une interview accordée au magazine System, Nicolas Ghesquière sort de son long silence pour expliquer son départ de Balenciaga, il dit toute sa  » frustration « , son impression d’avoir été  » vampirisé  » et déplore le  » manque de communication  » avec la direction, la  » bureaucratie « , la  » déshumanisation « ,  » tout ce qui les intéressait, c’était à quoi ressemblerait le résultat commercialisable « . Or, dans le monde de la mode, on ne dit pas tout haut ce que beaucoup vivent tout bas. Balenciaga, qui appartient au groupe Kering, ex-Pinault-Printemps-Redoute, ne pouvait laisser passer cela. La maison lui réclame 7 millions d’euros en réparation du préjudice subi.  » Ces déclarations sonnent comme un coup de tonnerre « , avance l’avocat de la maison.  » C’est la vieille et difficile question du rapport entre le créateur et la griffe de mode, répond celui de Nicolas Ghesquière. Le créateur déplore que la logique des affaires l’emporte, mais qui va dire le contraire et en quoi est-ce négatif ? C’est le propre du créateur que de se perdre dans la création. Où est l’atteinte à la réputation de Balenciaga ?  » Le jugement devait tomber le 27 août, trop tard pour en rendre compte dans ces pages du Vif Weekend pour cause de bouclage antérieur.

Planète Terre, fin août 2014.

L’automne-hiver est de saison, dans les boutiques du monde entier, les étalages sont dans le tempo, les campagnes de pub aussi. Celle de Louis Vuitton porte le nom de code de  » Séries 1 « , c’est la première signée Nicolas Ghesquière, il a réuni  » une famille artistique  » dont il se sent  » proche  » :  » J’attendais de chacun de ces photographes que j’admire qu’ils me présentent une narration inédite.  » Ça résonne comme un challenge. Trois photographes donc, Annie Leibovitz, Juergen Teller et Bruce Weber, trois stars,  » trois avis aiguisés sur la mode « , ont une journée, la même, en simultané, pour shooter leur vision des choses. Et dans des endroits différents, voire radicalement opposés : respectivement, dans les ateliers des artistes Ellsworth Kelly et Bride Marden et dans le centre d’art Storm King à New York, à la Biennale de Venise dans le pavillon des pays scandinaves et à Miami. Si Bruce Weber a mis en scène les mannequins Liya Kebede, Jean Campbell et Kirstin Liljegren, Juergen Teller a préféré Freja Beha, et Annie Leibovitz, Charlotte Gainsbourg, la muse de toujours.  » Mon héroïne romantique absolue « , avoue Nicolas Ghesquière. Ils ne savent pas exactement comment ils se sont rencontrés.  » Lui pense que c’est moi qui ai demandé d’assister à l’un de ses shows, moi, je pense que c’est lui qui m’a invitée, je crois que c’était son deuxième défilé chez Balenciaga, cela date… « , murmure l’actrice-chanteuse-mannequin-égérie fidèle. Sûr qu’elle était là ce matin du 5 mars 2014 lors de la Fashion Week parisienne pour découvrir sa première présentation pour Louis Vuitton, ce  » matin neuf « . C’est ainsi qu’il l’avait écrit sur papier vélin aux armes du malletier, dactylographiée, une lettre posée sur la place de chacun des invités du show, et qu’il avait signée Nicolas – nul besoin de préciser qu’il s’agissait de Ghesquière (la planète mode était au courant, n’ignorant pas non plus, évidemment, que le  » ghe  » se prononce  » ?? « ). Le créateur y disait sa  » joie immense d’être ici « , revendiquait le fait que  » son expression stylistique rejoint la philosophie de cette maison qui détient un patrimoine noble  » et saluait le travail de son prédécesseur, auquel il disait vouloir succéder avec toute sa  » sincérité « . Dans la Cour Carrée du Louvre, il fut vraiment question d’un matin neuf, quand les volets métalliques de la boîte épurée, construite exprès pour le défilé, s’ouvrirent et laissèrent entrer la lumière du jour, ensoleillé. On y avait reconnu la patte N.G. (volumes, sportswear dans les détails, col camionneur et sweats zippés), de même la patte L.V. (matières luxueuses, peaux, cuirs, suède, croco, la maison n’est pas malletier pour rien), le talent du premier et la main des ateliers de la griffe qui participent grandement au storytelling de ce patrimoine cher à monsieur Arnault, grand patron de LVMH. Si, à la fin de sa lettre, le créateur remerciait  » plus particulièrement  » ceux qui travaillent auprès de lui, c’était simplement élégant. Charlotte Gainsbourg,  » sous le charme « , ne dit pas autre chose :  » Nicolas a l’élégance des grands, le classicisme des grands, avec une audace et une inventivité que je ne vois pas chez d’autres.  » Le luxe emprunte désormais ses chemins de traverse.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Cet autodidacte se prépare depuis toujours à faire de la mode son destin.

L’obsession et le jusqu’au-boutisme finissent toujours par payer.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content