Né des noces bouillantes des pommes et des poires, le sirop n’a pas son pareil pour faire chanter le pain. Délectez-vous d’un produit gourmand aux accents de terroir.

 » J’ai besoin de cette odeur, c’est vital, confie Joseph Delvaux. Elle a bercé mon enfance et continue de guider mon existence.  » Le siropier hume la pâte au parfum de fruits qui repose dans de grandes cuves en cuivre. Une épaisse vapeur envahit la pièce. On y voit à peine. Imperturbable, Joseph remue le jus épais, comme cela se fait depuis des siècles.  » Je ne connais pas de meilleur moment que celui où l’on commence à cuire, poursuit-il. Dans la fabrication du sirop, l’intervention de l’homme est modeste; au final, c’est la nature qui décide. Mes parents et avant eux mes grands-parents et mes arrière-grands-parents ont eux aussi connu cet intense mystère. « 

Casquette enfoncée sur la tête, visage jovial et main franche tendue au visiteur, Joseph appartient à la corporation en voie de disparition des artisans-producteurs de sirop. Aujourd’hui, on les compte sur les doigts de la main. Le siropier se définit comme têtu. Mais, pas de doute, il faut l’être pour pérenniser un tel patrimoine. Le bois, le cuivre, la toile de jute, l’atelier de Joseph appartiennent à une autre époque, à une autre vision du monde. L’automne a été généreux. Comme pour se faire pardonner de laisser la place à l’hiver, il a déposé dans la cour de la siroperie un tribut rouge et vert qui somnole au soleil.

Cette année encore, particuliers et producteurs bio ont été nombreux à confier leur récolte à la siroperie Delvaux.  » Nous avons au total plus ou moins 600 fournisseurs qui viennent pour la plupart de la région de Liège, détaille Joseph. Mais certains arrivent de Bruxelles pour nous vendre leur récolte de pommes et de poires.  » Difficile de ne pas avoir le regard attiré par les grands cageots de bois qui regorgent de fruits. Ces montagnes rondes et savoureuses colorient l’endroit à la façon d’une peinture fauve. Par-dessus, un beau ciel bleu coiffe le village d’Horion-Hozemont, en province de Liège. Paisible, ce terroir vallonné était autrefois célèbre pour ses vergers abondants.

Depuis 1887, la famille Delvaux y a ancré ses racines. Preuve d’un indéfectible attachement à un savoir-faire ancestral, l’entreprise est située rue de la Siroperie.  » La seule rue de la Siroperie au monde « , précise Joseph. Cinq générations se sont transmis ici les gestes du métier et de la tradition… Une vraie dynastie de siropiers dont la relève est déjà assurée. Maître, avec son épouse, de l’entreprise familiale, Joseph est un travailleur acharné dont l’oeil est toujours à l’affût d’une pomme un peu trop mûre. Il exerce le contrôle total sur ses produits, de la mise en pots à la livraison. Un travail de titan qui ne lui laisse qu’à peine cinq ou six heures par nuit. Et cela, sept jours sur sept. Car, même si les récoltes ont lieu de septembre à début décembre, les fruits broyés sont stockés pour pouvoir assurer une production tout au long de l’année.

Avec le temps…

Si, aujourd’hui, la fabrication du sirop relève presque d’une archéologie du goût, il n’en a pas toujours été de la sorte. Vieux d’une histoire tricentenaire (des actes notariés en font mention dès le XVIIe siècle), le sirop est sans doute né de la nécessité de conserver les surplus de fruits des récoltes abondantes. Face à ce trop-plein, l’homme a usé de son imagination pour prolonger les richesses de la nature au-delà du cycle des saisons. Le sirop est une sorte de concentré de vie, d’hommage à la nature sur le mode du  » rien ne se perd « .

Les XVIIIe et XIXe siècles liégeois témoignent d’une importante activité  » siropière « . Un grand nombre de fermes disposaient alors d’une cuve en cuivre et d’un pressoir pour transformer les fruits du verger en un jus épais et délicieux. Selon Chantal Van Gelderen, auteur d’un livre sur les produits du terroir wallon (1), jusqu’en 1945, un fermier sur trois utilisait pommes et poires à cette fin.

Il semble que c’est la Seconde Guerre mondiale qui a porté un sérieux coup à cette tradition en réquisitionnant un nombre important de cuves en cuivre pour en faire des obus. L’effet a été d’autant plus désastreux qu’au lendemain des hostilités c’est la production industrielle qui a imposé ses standards de goût et sa rentabilité au métier.

Pourtant, le sirop est un produit noble et racé en prise directe avec le terroir. Joseph en parle d’ailleurs comme d’un vin auquel il rend un vrai culte. Les pommes et les poires sont ses raisins à lui, le sirop est son grand cru. L’analogie avec l’univers viticole n’est pas gratuite : chaque année libère, en effet, une saveur distincte, plus aigre ou plus douce selon une chimie impossible à prévoir.

L’exigence permet d’éviter les mauvaises surprises : des fruits en pleine maturité et non traités sont la base d’un produit de qualité. Pour cela, il faut privilégier ce qu’on appelle les arbres fruitiers  » hautes tiges « . Ces soldats du terroir, grâce à leur taille imposante, évitent le recours aux engrais et pesticides.

Dans le même esprit, les fruits choisis appartiennent à d’anciennes variétés aux noms chargés de poésie. Jacques Le Bel, Reinette grise ou étoilée, Beau Pommier, Gueule de mouton ou de cheval, Belle Fleur… Ces noms de pommes tintent doucement aux oreilles des nostalgiques ainsi qu’à celles des agronomes de Gembloux. Les poires, quant à elles, ne sont pas en reste : Légipont, Jean Nicolas, Bergamote, Poires de Malade, Poires du Curé.

Les clés de la préparation

L’élaboration du sirop est le résultat d’une alchimie précise qu’il est nécessaire de maîtriser à la perfection. Le savoir-faire est crucial. L’opération est d’ailleurs assez ingrate, dans la mesure où une tonne de fruits ne donne que 125 kilos de produit fini. Un ratio drastique, mais qui est le gage d’un produit artisanal 100% naturel. La proportion du mélange pommes – poires dépend du type de sirop que l’on veut produire : doux, demi-doux ou sur. Chaque siroperie possède sa recette.

Le processus est long. Il faut d’abord laver et trier les fruits. Ils sont ensuite déversés dans une grande cuve en cuivre où ils seront cuits pendant plus ou moins trois heures avec 200 litres d’eau. Pour la cuisson, Joseph, comme la plupart des artisans-producteurs de sirop, a choisi les vertus du feu nu. C’est donc du charbon se consumant sous les cuves qui permet de faire mijoter les fruits. La production industrielle ayant opté, quant à elle, pour une cuisson à la vapeur.

Lorsque les fruits sont suffisamment cuits, l’épaisse pâte qui en résulte est transvasée dans un pressoir. Cette grande machine en bois de hêtre a de quoi impressionner : grâce à un piston géant, elle exerce une pression de 300 kilos par centimètre carré. A l’intérieur de la presse, le siropier fabrique une sorte de mille-feuille constitué de couches successives de fruits en alternance avec de la toile de jute (utilisée pour ses vertus de premier filtre).

Une fois les fruits pressés, ils s’écoulent dans d’énormes réservoirs. La pâte résultante est cuite une seconde fois à plus ou moins 108 °C. Il s’agit du raffinage. Cette étape ne s’improvise pas. De là va dépendre en grosse partie la qualité du nectar. Il faut alors remuer constamment le magma en ébullition à l’aide d’une mahète. La précision est de mise: pour obtenir une consistance parfaite, la cuisson ne doit être ni trop longue, ni trop courte. Aucun timing, seuls l’oeil, le nez et l’expérience guident la main de l’artisan. Après, on retire le sirop du feu. Une fois que sa température atteint environ 65 °C, il est versé dans les différents conditionnements. Le trop plein, lui, est conservé dans des tonneaux en bois afin d’être utilisé à un moment plus opportun.

Les nostalgiques se plaisent à tartiner le sirop sur une tranche de pain bien beurrée. Sans doute en souvenir des goûters d’autrefois. Pourtant, Joseph rappelle que le sirop convient admirablement aux plats mijotés : lapins, carbonades, rôtis de porc, foie de veau, rognons. Signe des temps, ce produit, venu d’une époque où c’était surtout la nécessité qui commandait sa fabrication, s’impose aujourd’hui sur les tables les plus branchées. Les citadins le retrouvent dans les rayons et à la carte d’une célèbre chaîne de boulangeries-tables d’hôte. Le naturel et la saveur de ce produit séduisent. Et cela, pas seulement en Belgique, Joseph Delvaux exporte en effet dans le monde entier. New York, entre autres, a succombé à cette merveille issue du terroir wallon. Un succès qui le pousse à continuer. Et peut-être à fouiller encore les recettes familiales pour exhumer des perles gastronomiques, comme son  » Poiret « , une compote de poires d’un raffinement exquis.

(1)  » Trésors gourmands de Wallonie « , par Chantal Van Gelderen, La Renaissance du Livre, 1999.

Carnet d’adresses en page 101.

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Michel Verlinden Photos: Philippe Saenen

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