L’architecture s’inscrit aussi au féminin. Portraits croisés de femmes bâtisseuses qui se sont imposées contre les préjugés.

 » Les femmes ne sont pas faites pour l’architecture. D’ailleurs, les statistiques le prouvent : en Europe, elles sont trois fois moins nombreuses que les hommes à exercer le métier. Quant aux génies de ces trois dernières décennies, Jean Nouvel, Frank O. Gehry, Peï, Norman Foster ou Renzo Piano… ce sont tous des hommes! « 

Ce discours résolument machiste prête évidemment à sourire. Et pourtant, la caricature n’est pas si éloignée de la réalité de la profession que cela. Elles vous le diront toutes : l’architecture est encore l’apanage du sexe fort, même si, en Belgique comme ailleurs, la parité a gagné du terrain. Il est loin le temps où la profession était jugée impropre, voire  » malsaine  » ( !) pour les femmes, lesquelles étaient interdites d’enseignement ou alors inscrites seulement en surnombre. L’Américaine Julia Morgan fut, en 1894, la première femme ingénieur diplômée d’outre-Atlantique. C’est au compte-gouttes que les mentalités s’adapteront. Même l’école du Bauhaus, dont la modernité de l’enseignement dans les années 20 en Allemagne bouleversera l’esthétique du XXe siècle, se montra hostile à ouvrir les portes de sa section architecture aux jeunes candidates.  » Mademoiselle, ici on ne brode pas des coussins !  » s’exclama le grand Le Corbusier lorsqu’il vit entrer pour la première fois dans son atelier Charlotte Perriand, sa future collaboratrice. En Belgique, il faudra attendre 1930 pour voir apparaître la première architecte diplômée du pays. Septante ans plus tard, elles sont un peu plus de 2 000 à être inscrites à l’Ordre belge des architectes. Exercer leur métier ne relève plus de l’impossible défi. Juste d’une certaine méfiance persistante.

L’architecte français Benoît Cornette avait remarqué, pendant les réunions de chantier, combien ses clients ignoraient la présence de son associée, l’architecte Odile Decq, pourtant assise à ses côtés.  » En tant que femme, j’avais deux attitudes possibles quand j’ai débuté, confia-t-elle un jour. Soit me transformer en homme, soit exacerber mon côté féminin et me mettre en décalage par rapport au milieu.  » Odile Decq opta pour la deuxième solution en adoptant un look excentrique qui fit couler beaucoup d’encre dans le milieu.

 » Quand je dis que je suis architecte, les gens me reprennent souvent en disant :  » Vous voulez dire décoratrice?  » confie Carole Murray, architecte belge d’origine américaine. Ils ne peuvent pas s’imaginer me voir tracer des plans, penser les volumes, choisir les matériaux !  » Reste l’épreuve du chantier. Entre les poutres et la bétonnière, oseront-elles gravir un toit en construction, descendre trois mètres sous terre au coeur des fondations ? Armées de leur casque, elles n’hésitent pourtant pas à jouer les funambules ou les spéléos.  » L’important est de s’imposer tout de suite, sans laisser le temps d’essuyer les vannes « , recommande une professionnelle.  » Lorsque j’ai accouché, j’ai pris une semaine de congé, pas un jour de plus, se souvient l’architecte belge Pascale Guillet. Ensuite, je me rendais sur les chantiers avec le plan dans une main, et le couffin dans l’autre. Au début les corps de métier étaient stupéfaits, ils s’y sont faits très vite . »

Dans un contexte aussi machiste, la renommée de certaines architectes relève de l’exploit. Voilà sans doute l’une des raisons de la maigreur de l’inventaire architectural féminin. La maison E.1027 d’Eileen Gray (1929), le musée d’Orsay (1985) de l’Italienne Gae Aulenti, ou le superbe restaurant Georges installé au sommet du centre Pompidou (2000), coréalisé par la Française Dominique Jakob, sont des chefs-d’oeuvre bien isolés.  » Peu de femmes architectes occupent le devant de la scène médiatique parce qu’elles en ressentent moins le besoin « , avance l’Union des femmes architectes de Belgique.

 » L’ego féminin n’est pas l’ego masculin, lâche en souriant l’architecte belge Pascale Guillet. Les côtés business et challenge entrent moins en ligne de compte. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles peu de femmes ouvrent leur propre atelier.  » Moins individualistes que leurs homologues masculins, les femmes se destinent en effet à l’enseignement – plus compatibles, estiment-elles, avec la vie de famille -, aux services urbanistiques de l’administration. D’autres rejoignent, dans l’ombre, une équipe, ce qui ne les empêche pas de détenir des postes clefs. L’un des bureaux hollandais les plus novateurs de la décennie, Mecanoo, compte dans son équipe une femme, Francine Houben, personnalité phare de la bande. Dans les bureaux de Jean Nouvel, l’auteur de l’Institut du Monde arabe et de la Fondation Cartier, à Paris, 70 % du staff d’architectes est féminin, et quatre femmes ont le statut très privilégié de chef de projets. Une présence forte mais à l’abri des regards. Et derrière l’atelier Artau à Liège, on trouve Fabienne Courtejoie, coauteur, avec Norbert Nelles, d’une école fondamentale très remarquée à Saint-Vith (1995).

Pour certains professionnels, ennemis des simplifications, l’idéal consiste à travailler en duo. Un homme, une femme, en toute complémentarité. Comme pour Charles et Ray Eames, architectes et surtout designers américains majeurs des années 50. A Gand, Hilde Daem oeuvre avec son mari, Paul Robbrecht, depuis plusieurs décennies. A eux deux, ils ont réalisé, entre autres projets en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les pavillons Aue à Kassel (Allemagne), dans les années 1990.  » On ne prend jamais de décision l’un sans l’autre, reconnaît Hilde Daem. Mais je ne crois pas à l’architecture sexuée pour autant, c’est une vue trop réductrice. Homme ou femme, c’est d’abord la complicité qui compte. « 

Florence Marchal et Laurent Berthaut-Streel, eux, font tandem à Liège, depuis 1995.  » Le duo est très stimulant, assure Florence Marchal. Je pense personnellement que j’apporte une vision, différente de celle de Laurent, plus ouverte sur l’extérieur, moins technique peut-être. Une sensibilité féminine ? Je ne sais pas. Avant tout, une sensibilité complémentaire sans distinction de sexe. »

Pleins feux sur les  » caractères  » Zaha Hadid, la visionnaire On la surnomme la diva. Elle a un physique de cantatrice et ne jure que par les vêtements plissés d’Issey Miyake. Zaha Hadid, architecte irakienne installée à Londres, est probablement la grande révélation. Cette personnalité volcanique est l’un des enfants du déconstructivisme. Ce courant architectural des années 1990 a pour principe de donner un grand coup de pied dans les sacro-saintes règles de composition. A l’instar du musée Guggenheim de Bilbao, de Frank O. Ghery, les déconstructivistes pratiquent l’art du chaos et du déséquilibre. On a l’impression que tout va s’écrouler et pourtant tout tient ! Formée à l’école du Hollandais Rem Koolhaas, le plus fou et le plus déconstructiviste des architectes, elle a mis le feu aux poudres en réalisant, en 1988, une caserne de pompiers pour la société Vitra en Allemagne. Comme tant d’autres architectes de sa génération, Zaha Hadid a pris de plein fouet le bouleversement des nouvelles technologies. Chacun de ses projets est conçu avec les logiciels informatiques les plus performants. Ses réalisations, qui vont d’une piste de saut à ski (à Innsbruck) à la scénographie (pour Charleroi-danses, en 1999) en passant par sa contribution à une des attractions du Dôme du Millenium à Londres, creusent toujours le même sillon : l’idée de fluidité, de mouvement grâce à la superposition complexes de lignes. Lauréate du concours pour l’audacieux opéra de Cardiff (1994), qui ne sera finalement pas bâti, faute de soutien, elle se rattrape en 1998 en gagnant le concours du futur Centre d’art contemporain de Cincinnati, actuellement en construction. Pour la première commande américaine de sa carrière, elle était en compétition avec les meilleurs architectes (masculins) du monde. Ironie du sort : parmi les finalistes figurait Rem Koolhaas, son ancien professeur. Francine Houben, la puriste Au départ, ça ressemble à un canular de potaches. Cinq jeunes étudiants hollandais qui décident de se faire appeler les Mecanoo, en hommage à un pamphlet dadaïste de l’artiste Theo Van Doesburg rédigé en 1922. Dans la bande, une femme : Francine Houben, 24 ans. Vingt ans après et deux fondateurs en moins, Mecanoo est devenu le bureau d’architectes le plus renommé des Pays-Bas avec MVRDV. Et Francine Houben est toujours là. Discrètement. Avec une équipe de 50 personnes, 80 projets réalisés et une trentaine sur le feu, le trio de Delft se taille une réputation internationale. Un succès mérité où la rigueur modernistes des plans et le jeu constant des matières en font l’une des plus solides références de l’architecture contemporaine. Preuve par trois de leur redoutable talent : le Dutch Open Air Museum à Arnhem, le Groothandelsmarkt à La Haye et la formidable bibliothèque de l’université de Delft en béton, implantée sur la pelouse verte du campus. Mecanoo joue le chaud et le froid pour notre plus grand bonheur. Denise Scott Brown, la classique Le palmarès est imposant : une quinzaine de prix, une poignée de distinctions honorifiques et quelques ouvrages de taille dont le fameux  » Learning Las Vegas « , premier ouvrage en 1972 à faire l’éloge de la ville casino, Miss Scott Brown est l’une des grandes figures de l’architecture américaine. Avec Robert Venturi, son mari et compagnon d’armes, elle est l’hémisphère droit de leur agence VSBA, spécialisée également dans les plans d’urbanisme. Et cela fait trente-cinq ans que cela dure ! A eux deux, ils incarnent une certaine idée du postmodernisme, ce mouvement d’architecture très en vogue dans les années 80, marqué par le retour des canons esthétiques classiques, à grand renfort de pilastres et de colonnes doriques. Spécialistes de l’institutionnel haut de gamme (bâtiments pour les universités Harvard, Princeton, Yale, musées de San Diego…), ils sont les inséparables représentants d’un savoir-faire typiquement américain, pas toujours exportable. La dernière signature en date est pourtant de ce côté-ci de l’Atlantique : le siège du Conseil général de la Haute-Garonne, à Toulouse. Un ensemble de bureaux administratifs colossal, en briquettes rouges, en hommage à  » la ville rose « . Odile Decq, l’excentrique Adepte du cuir et de la coloration (des lèvres, des cheveux ou des deux), Odile Decq fait immanquablement songer à la chanteuse Nina Hagen. Sa couleur favorite est le noir, y compris pour la réalisation de ses maquettes ! Son look punk, adopté dans les années 1970 au moment de sa rencontre décisive avec l’underground londonien, n’est évidemment pas passé inaperçu dans le milieu feutré de l’architecture française. A la fin des années 1980, elle forme avec son compagnon et associé Benoît Cornette, prématurément disparu en 1998, l’un des couples vedettes de l’avant-garde parisienne. Lecteurs assidus de philosophie et de linguistique, ils séduisent autant qu’ils énervent la profession. Superficiel ou talentueux ? La suite tranchera. Leur projet pour la banque populaire de l’Ouest et d’Armorique (1988) récoltera pas moins de dix distinctions et sera saluée unanimement par la profession. Réalisé avec le concours de l’ingénieur Peter Rice, le projet atteste d’un goût très sûr pour l’architecture high-tech, une spécialité britannique qui privilégie l’utilisation du verre et de l’acier, franchement audacieuse pour l’époque. Lauréat en 1996 d’un Lion d’Or à la prestigieuse biennale d’architecture de Venise, l’agence Decq-Cornette est promise a un bel avenir. Jusqu’à l’accident de voiture qui coûtera la vie à Benoît Cornette. Odile Decq s’en sortira de justesse. L’atelier porte toujours leurs deux noms. Odile Decq y développe des projets internationaux, aussi bien pour Rotterdam (extension du port), Nantes (bibliothèque universitaire) ou Bruxelles, où elle a décroché, il y a quelques mois, le concours international pour la transformation de la clinique vétérinaire, destinée à accueillir les bureaux de la société publicitaire Air. Andrée Putman, l’éclectique Styliste ? Architecte d’intérieur ? Décoratrice ? Andrée Putman est tout cela à la fois. La grande dame du design français, issue d’une famille modèle – son grand-père était président de la Chambre des députés -, entra pourtant dans la cour des grands par la petite porte. En livrant des cartons à chapeau pour les couturiers. L’univers de la mode la fascine pour le malheur de sa grand-mère qui la voyait pianiste. Quelques années plus tard, après un détour par le journalisme, elle se fait connaître en éditant pour les grands magasins Prisunic et Monoprix des objets de table et linges de maison dessinés, entre autres, par le peintre belge Pierre Alechinsky. En 1964, elle réalise son premier chantier pour son ami et futur ministre français de la Culture, Michel Guy. Le début d’une brillante carrière d' » interior designer  » qui oscille entre les boutiques de luxe (Thierry Mugler à Paris en 1978, Yves Saint-Laurent à San Francisco quatre ans après), les hôtels branchés (Le Morgans à New York, 1984, le Wasserturm à Cologne, en 1988) et les appartements privés de stars, dont le chanteur James Brown. Son plus fidèle client est le couturier Karl Lagerfeld qui admire la subtilité de son style à la fois classique, sans être académique. Grande amoureuse des matières, elle affectionne d’un même élan la noblesse du marbre gris bleuté de Savoie et le simple damier de faïence blanche. Cultivée, ouverte, Andrée Putman a eu la bonne idée de rééditer, à partir de 1978, quelques classiques oubliés du mobilier des années 1920 sous le label Ecart. Hors de prix mais sublimes.

Antoine Moreno

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