En l’espace de quelques années, le duo de designers français Garouste et Bonetti a révolutionné le paysage de la décoration. En exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, Elizabeth Garouste retrace une aventure hors du commun placée sous le signe de l’anticonformisme.

Depuis 1980, les créateurs français Elizabeth Garouste et Mattia Bonetti réalisent une oeuvre d’une grande richesse dont la diversité n’a d’égale que l’originalité. De la décoration d’intérieur à la création de meubles et d’objets d’art en passant par l’aménagement de lieux publics, ils ont exploré toutes les facettes du design contemporain. Du 17 novembre au 17 mars prochain, le site archéologique industriel du Grand-Hornu rendra hommage à leur talent par le biais d’une grande rétrospective présentant pas moins de 150 de leurs créations.

Weekend Le Vif/L’Express: Comment avez-vous débuté votre travail avec Mattia Bonetti ?

Elizabeth Garouste: Tout a commencé dans le courant des années 1970. Mattia Bonetti était un ami de mon frère et fréquentait un groupe de gens qui évoluait dans le milieu du théâtre et de la mode. C’est au  » Palace « , la célèbre discothèque parisienne décorée par mon mari, le peintre Gérard Garouste, que nous avons bavardé pour la première fois. Il a alors été question d’aménager un espace destiné à accueillir les VIP au sous-sol. J’ai décidé de quitter le secteur de la mode pour plancher avec mon mari sur ce projet plutôt enthousiasmant. Et j’ai demandé à Mattia s’il voulait se joindre à nous pour réaliser des meubles et des objets en terre cuite pour décorer le futur  » Privilège « . A l’époque, nous naviguions un peu à vue et étions à la recherche d’un avenir professionnel. En commençant a créer des meubles ensemble, nous avons très vite remarqué que nous étions sur la même longueur d’onde. En effet, Mattia et moi faisions preuve d’un goût très prononcé pour les pièces baroques et théâtrales. Après l’expérience concluante du  » Privilège « , nous avons décidé de nous autofinancer pour nous lancer dans la création de meubles et monter une exposition. Celle-ci s’est tenue rue Royale à Paris, dans le cadre exceptionnel des salons d’un grand magasin de décoration. Nous avons présenté une quinzaine de modèles, réalisés en collaboration avec les artisans qui avaient déjà travaillé pour le  » Privilège  » et des artistes italiens spécialisés dans la création d’accessoires de carnaval. Beaucoup d’objets étaient d’ailleurs en papier mâché et en fer forgé. Nous étions au tout début des années 1980 et c’était la première fois que l’on renouait avec les meubles en fer forgé.

Quel était le contexte design et déco de l’époque ?

C’est le high-tech qui régnait en maître absolu dans le secteur de la décoration. Dans tous les intérieurs branchés, on retrouvait des éléments industriels revisités ou du mobilier de bureau et d’architecte. La couleur était pratiquement inexistante. On ne voyait la vie qu’en noir et blanc avec un soupçon de gris. C’est dans ce contexte plutôt froid que nous avons présenté notre collection de meubles. Notre démarche créative pour le moins surprenante et colorée a séduit la presse nationale et internationale. Le public, lui, était plutôt déconcerté. Alors que nous étions totalement inconnus, on nous a malgré tout proposé une exposition à New York parce que nous avions osé prendre le contre-pied des tendances en utilisant des matériaux oubliés, des formes théâtrales et des couleurs fortes. On nous a d’ailleurs rapidement taxés de  » Nouveaux Barbares « .

Ce nom de  » Nouveaux Barbares  » correspondait-il à votre état d’esprit ?

Nous avions en effet décidé de ruer dans les brancards et de donner un bon coup de pied dans les diktats de la mode et du soi-disant bon goût. Mais l’une des chaises que nous avions dessinée dans le cadre de cette collection s’appelait la  » Chaise Barbare « . Il n’a donc pas fallu chercher bien loin pour nous cataloguer…

Quelles étaient vos sources d’inspiration ?

Pendant longtemps, nous avons cherché des thèmes à développer. Les décors baroques et théâtraux nous ont toujours séduits mais nous voulions aller plus loin. Nous nous sommes donc intéressés à la naissance des civilisations. En nous documentant, nous avons vraiment eu l’impression de participer à des fouilles archéologiques nous permettant de découvrir les premiers âges de la pierre, du fer, du bronze.

Quelle fut la réaction du public ?

Le public, à l’opposé de la presse, s’est montré très réticent. Lors de l’exposition, nous n’avons strictement rien vendu, sauf un objet à un ami (rires). En général, les visiteurs ricanaient et ne comprenaient pas notre démarche. Nous avons vraiment eu l’impression de ne pas être à notre place dans un magasin de meubles et de décoration. Mais il faut savoir qu’à l’époque il n’existait pas encore de galeries présentant le travail de créateurs avant-gardistes.

En 1987, Christian Lacroix vous a confié l’aménagement de ses salons. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

C’était notre premier grand chantier. En fait, Christian Lacroix avait remarqué nos créations dès le tout début de nos activités. Il avait d’ailleurs affirmé que si un jour il avait la chance d’ouvrir sa propre maison de couture, il serait ravi de collaborer avec nous pour la décorer. Cela faisait vingt-cinq ans que la France n’avait plus accueilli un nouveau créateur de haute couture. Il a donc voulu frapper fort au niveau de la décoration. Nous avons dû travailler à un rythme soutenu parce qu’il fallait inaugurer l’espace très rapidement. Nous avons commencé par visiter l’endroit avec lui, puis il nous a présenté ses collections et expliqué sa démarche artistique. Nous nous envoyions régulièrement des photos ou des illustrations d’objets, de tissus ou de matières qui nous plaisaient. Souvent, nous craquions pour les mêmes thèmes. Nous étions vraiment sur la même longueur d’onde. Je crois que c’est grâce à notre complicité que nous avons pu réussir le décor dans des délais aussi brefs tout en respectant sa sensibilité et son univers. Cette collaboration a sonné le véritable coup d’envoi de notre carrière.

A l’époque, c’est le minimalisme qui régnait en maître. Que pensez-vous de ce courant déco ?

Votre production est plutôt artisanale, dans un monde placé sous le signe de la série industrielle et de la globalisation, est-ce une démarche viable ?

Je pense qu’il est intéressant de personnaliser ses créations mais beaucoup de designers comme Philippe Stark, par exemple, ne partagent pas mon avis. Ils entendent plutôt inonder le monde entier avec leurs objets. J’ai pourtant l’impression que les gens ont envie de se démarquer et de ne pas retrouver la même chaise ou la même lampe aux quatre coins de la planète. C’est malheureusement l’idée de la mondialisation. Lorsque je me rends aux Indes, par exemple, j’apprécie de loger dans un hôtel où je retrouve l’identité du peuple indien. Les grandes chaînes internationales au confort aseptisé ne présentent aucun intérêt. C’est un univers stérile qui ne se transformera jamais en source d’inspiration pour moi. Certains pourront rétorquer que je suis contre la modernité mais je crois qu’il faut dépasser ce préjugé. Je veux créer des objets qui ont un petit supplément d’âme.

Vous avez pourtant dessiné les flacons de parfum et les packagings d’une ligne de produits de maquillage pour Nina Ricci. Avez-vous rencontré des difficultés pour créer des produits de grande diffusion ?

En effet, nous avons signé les collections  » Le Teint Ricci  » et  » Les Belles  » de Ricci. A l’époque, la maison Ricci ne proposait pas de ligne de produits de maquillage. Nous sommes donc partis de zéro. Le directeur de Nina Ricci n’avait pas envie de s’adresser à une entreprise spécialisée dans la création de flaconnages. Il avait envie de travailler avec des novices en la matière qui allaient étudier quelque chose de différent. Nous avons commencé par faire une étude visant à déterminer le profil de la  » femme  » Ricci. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’elle ne répondait pas aux stéréotypes véhiculés par des maisons comme Chanel, Dior ou Saint Laurent, par exemple. Pour séduire cette femme, nous avons joué la carte de l’innovation et de la couleur. Une attitude résolument ludique qui a amené une petite révolution dans le secteur de la parfumerie. Pour les produits de soins, nous avons proposé des packagings aux teintes assez douces. Ceux de la ligne de maquillage, par contre, proposaient des tons résolument vitaminés comme le jaune, l’orange et le rose vif. Les responsables d’autres grandes marques de produits cosmétiques considéraient ces couleurs vives comme vulgaires et déplacées dans le contexte du monde de la beauté…

En général, le grand public reste plutôt classique dans ses goûts. Le mobilier contemporain est peu présent dans l’intérieur de Monsieur Tout-le-monde. Pourquoi ?

Le marché du meuble ne bouge pas assez. Au niveau du marché industriel, la conception et la réalisation de meubles innovants coûtent horriblement cher. Or, dans la logique d’une entreprise, on investit uniquement si l’on est sûr de récupérer l’investissement de départ et d’engranger de plantureux bénéfices. Enfin, les représentants qui vendent les meubles aux magasins de décoration n’aiment pas beaucoup le design. Ils sont en général de fervents défenseurs des traditions et du  » bon goût à la française « . Souvent, ils ne proposent pas les nouveautés parce qu’ils ne les aiment tout simplement pas. Et puis, il est également plus facile de vendre ce qui marche que de promouvoir la nouveauté. C’est toute une chaîne culturelle qu’il faut bouleverser.

Les créateurs s’inspirent de plus en plus des décennies passées. Est-ce plutôt par manque d’inspiration ou par pure stratégie commerciale ?

Je pense que cette attitude rejoint celle des créateurs de mode. A titre de comparaison, à la fin des années 1970, Ecart, la société de la designer Andrée Putmann, s’est spécialisée dans la réédition de grands classiques du design. Et tout le monde a considéré ces objets comme le comble de la modernité. Or ils existaient tous depuis des décennies. On assiste peut-être à un phénomène similaire…

Quels secteurs de la déco aimeriez-vous encore explorer ?

J’aimerais beaucoup m’occuper de la décoration d’espaces collectifs, comme des crèches, des écoles maternelles ou des cantines scolaires, par exemple. D’un autre côté, je voudrais encore inventer des choses qui sortent de l’ordinaire, créer des objets là où l’on ne m’attend pas. Je n’ai pas la moindre envie de m’enfermer dans un secteur ou un créneau particulier. Mon but est d’apprendre et de m’enrichir l’esprit.

Quels sont vos projets immédiats ?

Pour le moment j’ai envie de me mettre un peu en retrait de la scène du design. Je voudrais me lancer dans de nouvelles aventures comme le théâtre, par exemple. Bref, laisser la place aux jeunes (rires)

Serge Lvoff

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content